Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Une ascension au Cervin
Depuis
la première ascension du Mont-Blanc, et en attendant qu'on fasse
celle de l'Everest ou du Davalaghiri, la plus belle conquête des
grimpeurs est certainement le Cervin. Qui eût imaginé, il y a un
siècle, que les hommes en fouleraient un jour le sommet ? Un voyage
à la lune n'eût pas semblé plus impossible. Le regard avait beau
gravir en tous sens cet effrayant obélisque, partout il était
arrêté par des pentes de glaces ou des parois infranchissables ;
plus on en étudiait les détails, plus il semblait inaccessible à
tout jamais.
Le
Cervin n'a guère changé dès lors, mais, avec le goût des hautes
ascensions, l'art de les exécuter a fait de rapides progrès, et
chaque été des victoires inespérées sont venues apprendre aux
montagnards à douter de l'inaccessible.
Quand
on eut vaincu la plupart de ses rivaux, on regarda le Cervin de plus
près. Un jour, audace digne de mémoire, des chasseurs du Val
Tournanche tentèrent sérieusement d'y monter. C'était en 1858. Dès
lors ce fut entre le colosse et les hommes une lutte opiniâtre,
acharnée. Elle dura sept ans. Cette lutte a toute une histoire, où
figurent les noms des grimpeurs les plus émérites et des guides les
plus courageux. Tout le monde sait quelle en fut la glorieuse mais
tragique issue. M. Whymper et ses compagnons remportèrent enfin
cette victoire si enviée, mais quatre d'entre eux la payèrent de
leur vie en descendant du sommet : c'était la vengeance du Cervin.
Cette
première ascension s'était effectuée du côté suisse ; le guide
italien Carrel en fit, trois jours après, une seconde par le versant
sud, Vint M. Tyndall, qui imagina d'y monter d'un côté pour
descendre de l'autre. Peu de jours après, un heureux imitateur fit
le même tour en sens inverse, puis un troisième, et les ascensions
se multiplièrent de telle sorte qu'il ne sera bientôt plus facile
d'en savoir le nombre. L'année dernière enfin, deux demoiselles,
que leurs exploits ont fait connaître dans la plupart des vallées
des Alpes, ont chacune posé le pied sur ce terrible sommet, et le
dernier coup a été porté à la réputation du Cervin. Par un effet
de réaction trop naturelle, et comme pour se venger des frayeurs
qu'il avait inspirées, on le rabaisse presque autant qu'on l'avait
élevé. On l'avait jugé inaccessible à tout jamais ; on le déclare
maintenant facile, jusqu'à ce qu'un nouveau malheur, peut-être,
ramène à une plus juste appréciation de ses difficultés et de ses
dangers.
L'ascension
dont le récit va suivre est la seule qui ait pu être effectuée en
1870. C'était, je crois, la quinzième.
Le 21
juillet, j'arrivai au fond de la vallée de la Viège, et j'entrai à
Zermatt avec un regret au coeur ; je voyais le Cervin, brillant et
superbe, s'élancer au plus haut du ciel bleu ; mais, lié par de
sérieux devoirs, je ne pouvais songer à en tenter l'ascension. Dire
le coup de fortune qui vint, sur le seuil même de l'hôtel du
Mont-Rose, lever en quelques secondes toutes les difficultés, et me
livrer à tout l'élan d'un désir nourri depuis plusieurs années,
est chose fort inutile. L'événement fut d'ailleurs si rapide que le
seul souvenir un peu net qui m'en soit resté, c'est que le même
soir, à l'hôtel du Riffel où j'étais monté, je m'occupais des
préparatifs que nécessite une grande ascension. Le lendemain, dans
la matinée, je quittai l'hôtel en compagnie de Nicolas Knubel, mon
unique guide, et nous prenions à travers les pâturages la direction
du Cervin. Notre équipement témoignait assez que ce n'était pas
pour une simple promenade.
C'était
chose nouvelle que de partir à deux pour une telle expédition, mais
cette circonstance était aussi l'oeuvre du hasard. J'avais bien
engagé un second guide, qui devait nous rejoindre dans la journée,
mais au moment du départ, Knubel refusant pour des raisons
personnelles le compagnon que je lui avais choisi, me déclara
soudain qu'il préférait m'accompagner seul. L'audace était grande.
Un moment je craignis qu'il n'eût pas l'intention d'aller jusqu'au
sommet. Cependant il était jeune, souple, nerveux, solide ; il
paraissait à la fois courageux et prudent ; son air de résolution
me donna confiance et je consentis.
Une
demi-heure après nous étions loin du Riffel, au milieu des belles
vagues bleues du glacier de Gorner. Mon homme portait le bagage,
c'est-à-dire des vivres pour deux jours, calculés au plus juste
poids, et une corde d'une centaine de pieds ; nous avions chacun
notre hache.
Pour
gagner le refuge que l'on a établi il y a deux ans à mi-hauteur du
Cervin et où l'on passe la nuit, on monte généralement de Zermatt
; partant du Riffel, nous étions obligés à un autre itinéraire,
plus long, mais plus agréable aussi ; nous avions à traverser les
glaciers et les pentes solitaires qui s'étendent entre l'arête du
Riffelberg et la base du Cervin. Notre ascension débutait ainsi par
une longue et délicieuse promenade au sein d'une nature grandiose.
Jusqu'ici
c'est tout plaisir que de monter au Cervin, remarquait malicieusement
Knubel.
Le
glacier de Gorner que nous traversâmes d'abord est très accidenté
en cet endroit, mais pourtant facile à parcourir. A quelques pas du
bord nous vîmes, abrité dans un pli du terrain, un buisson de roses
des Alpes, la rose sans épines. C'étaient les dernières traces de
végétation arborescente que nous dussions rencontrer. Plusieurs
fleurs étaient épanouies et semblaient nous souhaiter la bienvenue
dans ces déserts. Mon guide en cueillit une et en orna son chapeau
pour emporter un souvenir des régions de la vie que nous allions
quitter.
Une
montée rapide nous fit bientôt sortir du vallon où est encaissé
le glacier de Gorner. Le Cervin, dont nous nous étions beaucoup
rapprochés sans le voir, se dressa tout à coup devant nous, énorme
et menaçant. Cette vue soudaine ébranle l'âme ; de si près on ne
le regarde pas sans émotion.
Le
Cervin n'est qu'une pyramide, une pyramide simple. On en compte des
centaines dans les Alpes ; mais celle-ci est la pyramide géante,
unique par la hardiesse de sa forme, la puissance de ses dimensions,
la fierté de son isolement.
D'ordinaire,
ces cimes royales sont environnées et comme défendues par de
puissants contreforts ; elles s'entourent de bastions, se ceignent de
fossés, se cachent derrière de puissantes murailles ; en atteindre
le pied est déjà une conquête, Le Cervin, au contraire, se dresse,
isolé, au-dessus d'un plateau glaciaire ; autour de lui point de
bastions, point de murailles ; les promeneurs qui vont dans les beaux
jours d'été au Lac Noir ou sur le Hoernli, peuvent, s'ils en ont
l'envie, voir sa base de près et toucher ses premiers rocs. Une
lieue à la ronde, les cimes s'abaissent et lui font place, les
glaciers s'étendent en vastes plaines, à peine traversées par
d'humbles arêtes qui viennent, en rampant, se confondre au pied du
colosse. Nu, sombre, sauvage, il s'élève en roi ; l'espace est à
lui, et sa cime orgueilleuse se perd dans le sombre azur.
Nous
nous dirigeons sur l'arête longue et régulière qui rattache le
Hoernli à la base du Cervin. Quand nous l'atteignîmes, il n'était
que neuf heures. Nous avions la journée devant nous ; aussi avant de
commencer l'attaque, nous accordâmes-nous une heure de repos. Il y
avait çà et là encore un peu de gazon : nous choisîmes le coin le
plus vert, regardant à la fois le Cervin et le cirque imposant de la
chaîne du Mont-Rose ; une saillie de l'arête nous cachait la vallée
; nous étions bien seuls. Knubel s'endormit presque aussitôt.
Les
coupoles de neige reluisaient doucement dans le ciel bleu ; le soleil
inondait les glaciers, et, dans ce monde éblouissant de lumière,
seules les ondulations de la neige et les fraîches cassures des
séracs dessinaient des ombres d'azur.
De
ces vastes déserts s'élevait un vague et frais murmure, semblable à
celui d'un grand fleuve qui roule avec lenteur ; c'était l'eau qui
filtrait sous mille formes à travers les neiges et les glaciers
pénétrés par le brillant soleil du matin. Tout près de nous, le
Cervin se présentait de profil et en raccourci, moins écrasant
peut-être, mais informe et affreusement sauvage.
Comment
dire tout ce qui me vint à l'esprit, devant cette scène si
splendide et si calme, en songeant aux chances du lendemain. C'est à
la veille d'une entreprise pareille qu'on sent ce que signifie le mot
demain. L'imagination en sonde le mystère ; elle devance les
événements, se représente le possible et mieux encore
l'impossible, même avec une sorte de complaisance aux pressentiments
lugubres.
Une
heure s'était écoulée lorsque mon guide se réveilla en parlant
aussitôt de départ. Une demi-heure après nous touchions de la main
la vraie base du Cervin. Je ne connais aucune montagne qui, de près
comme de loin, se sépare aussi nettement de tout ce qui l'environne.
Un obélisque ne se dresse pas mieux au-dessus d'une place. Nous
avions marché jusque là sur une arête spacieuse, où des enfants
auraient pu jouer et courir à l'aise, et tout à coup nous étions
devant un mur, un véritable mur, qu'il nous fallait escalader.
C'était le premier pas, la première marche du Cervin.
Depuis
un moment le vent du nord soufflait avec violence et commençait à
nous glacer. Une brusque rafale nous assaillit comme nous étions
cramponnés des mains aux rares saillies de notre muraille. Mon
chapeau fut enlevé et tournoya un instant, puis s'envola follement
dans la direction du Breithorn. Il n'y avait rien de rassurant à se
figurer un vent pareil pendant l'ascension des dernières arêtes.
Ce
premier mur escaladé, nous prîmes à gauche sur la pente orientale,
où nous fûmes aussitôt abrités. Nous ne pouvions monter encore ;
il fallait longer la base du Cervin jusqu'au point où les rocs,
moins abruptes, offrent un passage praticable. Le glacier de Furggen,
dont la plaine blanche et unie s'étendait à nos pieds, se relève
en cet endroit par une pente rapide, et forme un promontoire engagé
dans les rochers jusqu'à plus de deux cents mètres de hauteur.
D'ordinaire, il est couvert de neige, et la marche de flanc qu'on est
obligé de faire en suivant son extrême bord n'offre aucune
difficulté ; cette fois, la glace se montrait partout ; il nous
fallut tailler presque tous les pas. Nous tenant de la main droite
aux saillies du rocher, nous cheminions sur une sorte d'arête de
glace, ayant immédiatement à gauche la longue pente du glacier
coupé de nombreuses crevasses.
Nous
en étions environ à la moitié du trajet, lorsque tout à coup un
grondement sourd nous arrive des hauteurs, grandissant et se
rapprochant à chaque seconde. Nous reconnûmes aussitôt la
redoutable artillerie du Cervin, les pierres ! Knubel se rejeta vers
moi, et nous n'eûmes que le temps de nous blottir contre le rocher.
Quelques cailloux bondirent à trois pieds au-dessus de nous, puis
toute une avalanche. Par bonheur notre rocher surplombait. Pendant
une demi-minute environ, toute cette furieuse décharge passa entre
le ciel et nous, juste au-dessus de nos têtes, et alla s'abattre
avec grand fracas sur le glacier de Furggen. Les plus gros blocs,
s'annonçant par de sourdes détonations qui ébranlaient notre
rocher, bondissaient par immenses paraboles ; les pierres de moyenne
grosseur roulaient plus rapprochées, imitant le bruit d'un feu de
peloton et soulevant des nuages de poussière.
Knubel,
qui était le moins abrité, en fut quitte pour quelques cailloux. La
surprise avait été si soudaine que nous regardions bondir les blocs
avec une impassibilité stupide, étonnés de nous sentir encore en
vie. Devant le déploiement de forces pareilles, c'est la pensée qui
est écrasée la première.
Quand
tout fut passé, Knubel, qui n'essuyait pas pour la première fois le
feu de cette batterie, dit avec un singulier sourire :« J'espère
qu'il se tiendra tranquille maintenant. Allons et passons
vite, c'est ici que nous sommes le plus exposés ».
Les
avalanches de pierres sont, de ce côté, la plus redoutable défense
du Cervin, et nulle part elles ne sont plus à craindre qu'à la base
même de la montagne, où vient infailliblement rouler tout ce qui se
détache des flancs ou des arêtes.
Quelques
pas plus loin nous attaquâmes le couloir où l'on s'engage dans les
rochers pour monter directement. Si l'on regarde de Zermatt et
surtout du Riffel cette face du Cervin, elle paraît à peu près
lisse. Cependant on y distingue de fines stries longitudinales,
coupées obliquement par d'autres stries plus fines. De près,
quelques-unes de ces stries sont de véritables ravins. Les premières
sont des couloirs creusés par le passage des avalanches, les
secondes sont des vires qui indiquent les assises de la roche1,
et la face tout entière est beaucoup plus accidentée qu'elle ne le
paraît à distance.
C'est
à travers ces vires et ces couloirs qu'on doit se frayer un chemin.
Bien que la pente soit d'une grande raideur, elle est très
praticable vers le bas, et jusqu'à la cabane, pour quiconque est
habitué à grimper. D'ailleurs la roche, ciselée par le temps,
offre partout des aspérités commodes.
Nous
montions depuis plus d'une heure, et je cherchais vainement des yeux
la cabane, lorsque mon guide me montra, à une centaine de pieds
au-dessus de nous, un amas de pierres régulièrement rangées sur
une saillie et formant une sorte de mur ; au-dessus et au-dessous le
rocher était à pic. —
Die Hütte ! la cabane ! s'écria-t-il.
Restait
à franchir le plus mauvais pas de toute cette journée, le seuil
même de la hutte. Lorsqu'on croit y toucher, on s'en voit tout à
coup séparé par un rocher à pic dominant un abîme, et sillonné
de fissures où il faut se cramponner des doigts. Pour plus de
sûreté, nous déroulâmes la corde.
De
toutes les cabanes construites par les clubs alpins pour faciliter
les ascensions, aucune assurément n'est perchée comme celle du
Cervin. Un stylite aurait envié une pareille demeure. Elle est trop
chétive pour qu'on la puisse distinguer d'en bas à l'œil nu et
même à l'aide d'une lunette ordinaire ; si on veut la chercher avec
un télescope, on la découvrira presque sur l'arête qui regarde
Zermatt, vers le milieu de la pyramide, à une altitude d'environ
douze mille six cents pieds. Adossée à un rocher à pic, elle est
construite en planches protégées par des murs de pierres entassées.
Elle est pourvue d'une porte, fermant très exactement, et d'une
fenêtre qui donne juste sur le Mont-Rose. Une m'asseoir à quelque
distance sur une saillie de rocher pour jouir tranquillement et
longuement du monde sauvage où nous étions transportés.
Mon
premier regard fut pour la cime du Cervin. La tête fauve du colosse
se dressait immédiatement au-dessus de nous ; à travers cet air pur
des hautes régions, on l'aurait crue à cinq cents pieds à peine,
et cette transparence de l'atmosphère donnait au roc une saisissante
âpreté. A mes pieds, se déroulait l'énorme flanc de la pyramide,
gris, affreusement labouré et d'une nudité effrayante ; au-dessous,
les plaines blanches et solitaires des glaciers de Furggen et du
Théodule ; en face, au-delà des glaciers, le Mont-Rose élevait le
magnifique groupe de ses cimes.
Les
voyageurs qui visitent le Riffel et montent au Gornergrat sont
toujours étonnés de voir le Mont-Rose le céder en majesté et en
hauteur apparente au Lyskamm, son noble voisin. Quelques-uns, les
artistes, ceux qui n'ont pas étudié Baedeker, se méprennent tout
d'abord, et décernant d'emblée la royauté au Lyskamm, l'admirent
sous le nom de Mont-Rose, se demandant toutefois quelle pourrait bien
être cette autre montagne, fort respectable aussi, qui se dresse
tout à côté. Plusieurs les embrouillent dans leur souvenir. De la
cabane du Cervin, aucune méprise n'est possible. La véritable
royauté reprend sa place et son rang. Le Mont-Rose s'étale large,
puissant, magnifique, comme il ne l'est de nulle part ; ses rivaux se
rangent humblement, et sa cime, gracieuse et noble plutôt que fière,
est bien celle qui brille le plus haut dans les cieux.
Notre
souper était prêt quand je rentrai dans la cabane. Il faut être
sobre au Cervin, et pour cause ; du jambon, du chocolat et du thé
composaient tout notre menu. Knubel avait découvert, au fond du
tiroir de la table, un morceau de graisse de mouton datant de la
fondation de l'établissement ; l'idée lui vint de s'en faire un
bouillon.
Tout
en faisant honneur au souper, nous causions des chances du lendemain.
Je savais que les plus mauvais pas étaient au-dessus de l'Epaule,
c'est-à-dire près du sommet, et qu'ils étaient beaucoup plus
difficiles que tout ce que nous avions passé. A deux on est bien
seul pour des passages de cette sorte, et par moments, j'aurais
volontiers partagé mon repas avec un troisième compagnon. Mais
Knubel était plein de confiance —
« S'il fait beau, nous l'aurons bien ». —
Telle était toujours sa conclusion.
Les
rayons rouges du soleil couchant frappaient la muraille à travers
notre petite fenêtre ; nous sortîmes, car c'était l'annonce d'un
sublime spectacle. La grande ombre triangulaire du Cervin
s'allongeait devant nous à travers le Furggen et le Théodule jusque
sur le glacier de Gorner. A notre gauche, la vallée de Zermatt était
déjà dans une obscurité bleuâtre : il semblait que ce fût de ces
profondeurs qu'allait sortir la nuit. Un moment, tout le cirque des
cimes neigées resplendit d'un éclat divin. Deux teintes, se fondant
en mille nuances délicates, se partageaient seules cet immense
tableau : un bleu doux et profond, le bleu des ombres envahissantes,
et l'or pur et éthéré que jetaient les derniers rayons du soleil.
Au ciel, les deux teintes se mêlant répandaient au zénith un
splendide reflet violacé.
Knubel
aussi admirait et jouissait de mon admiration. Cet enfant de la
montagne se sentait fier de ses glaciers, et son regard semblait me
dire : Qu'avez-vous dans vos plaines qui approche de cette gloire du
Mont-Rose illuminé par le soleil couchant ?
Quand
la dernière lueur se fut éteinte, le froid nous obligea à rentrer
dans la cabane. Nous étions seuls dans la nuit, suspendus sur les
abîmes du Cervin.
Il
était convenu qu'à neuf heures nous allumerions devant la hutte un
feu qui devait être, pour les gens de Zermatt, le signal de notre
bonne arrivée. Quelques minutes avant l'heure, Knubel rassembla sur
une saillie en vue un peu de paille et de papier ; à l'heure
précise, il y mit le feu, et la flamme s'éleva brillante. Peu de
secondes après, dans la direction de la vallée, une étoile
rougeâtre perça l'obscurité ; c'était le frère de Knubel,
attentif, qui lui répondait ; des pensées amies, des
sentiments d'affectueuse sollicitude nous arrivaient avec cette
lumière. —
Iouhé !
iouhé !s'écria mon guide, oubliant que la vallée était bien
loin et que les éclats de sa joie se perdaient dans les rochers
d'alentour.
Nous
rentrâmes enfin pour installer notre couche. Nous étendîmes les
planches sur la glace, puis la paille et les couvertures. Grâce aux
soins de Knubel, qui m'arrangea comme une mère l'eût fait pour son
enfant au berceau, je n'aurais pas échangé ma couche contre le
meilleur lit de Zermatt. Bientôt le silence régna dans notre hutte,
et les bruits du dehors nous arrivèrent plus distincts. C'était le
vent qui sifflait toujours sur les arêtes, ou des pierres qui
roulaient en grondant à travers les couloirs : bruits sauvages d'une
nature de mort.
On
entend souvent dire que le sommeil est mortel sur les hautes
montagnes. Ce n'est qu'un préjugé. Une seule chose y est
dangereuse, l'engourdissement provoqué par le froid et la faiblesse
; tel est le cas des malheureux qu'on trouve morts sur les routes du
Simplon ou du Saint-Bernard. Mais dans des conditions normales,
l'événement a prouvé que le sommeil est tout aussi sain et
réparateur près des plus hauts sommets des Alpes que dans la
plaine. Ceux qui ont dormi au refuge établi à 13.525 pieds sur le
côté italien du Cervin en on fait l'expérience.
Pour
nous, notre nuit fut excellente, les labeurs de la montée nous
avaient d'avance assurés d'un bon sommeil. L'aube commençait à
poindre, lorsque Knubel m'éveilla. Il avait déjà préparé le
déjeuner : sur la table deux tasses de chocolat exhalaient une
appétissante fumée. Une demi-heure après nous quittions la cabane.
Le
ciel était pur, l'air froid, mais le vent qui avait fait rage
jusqu'au point du jour était sensiblement tombé ; il y avait dans
les vapeurs transparentes qui voilaient les montagnes, et dans le
rose délicat de l'orient, tous les indices d'une belle journée.
Il
était quatre heures lorsque nous recommençâmes à gravir les
rochers. Le soleil, rasant d'abord de sa lumière rose les hauts
sommets et les arêtes, se leva bientôt après, et dissipant le
voile léger des brumes matinales, fit resplendir les névés, les
séracs et les glaciers. Cependant le froid était vif encore. Le
rayonnement nocturne avait tellement refroidi les rochers qu'on y
pouvait à peine tenir les doigts quelques secondes.
De la
cabane, on continue à monter sur la pente rocheuse et rapide qui
regarde le glacier de Gorner, toujours parallèlement à l'arête,
mais à une certaine distance. La partie de la pente qui se dresse
au-dessus de la cabane est la plus rapide. C'est une succession de
vires et de couloirs, mais plus raides et plus exposés. Les mains
aidant les pieds, cette grimpée est relativement facile, et serait
même amusante n'étaient les trois mille pieds de vide qu'on a sans
cesse sous les talons. Je vis bientôt que ma hache ne pouvait que me
gêner dans cette gymnastique, et je la laissai sous une saillie de
rocher. Nous en avions pour quelques heures avant de changer de
terrain.
De
temps à autre, nous regardions en arrière pour mesurer nos progrès
ou voir bondir les pierres qui se détachaient sous nos pas. Plus on
domine de haut cette immense pente de roche grise, ravinée par des
milliers de couloirs, plus elle est effrayante de désolation. Je
n'ai rien vu dans les Alpes qui approchât de cette nudité sauvage.
Son uniformité la rendrait monotone à gravir, si la gymnastique
qu'elle exige ne maintenait dans une excitation qui fait oublier les
heures. Plus on monte d'ailleurs, plus elle se redresse, et plus les
saillies sont rares et étroites ; et puis, avant d'atteindre la
partie de l'arête qu'on nomme l'Epaule, on doit s'engager pour
quelques minutes dans un grand couloir où les pierres roulent à
tout moment ; c'en est assez pour tenir l'esprit en éveil.
Quelques
pas au-dessus de ce couloir, Knubel s'arrête soudain, hésite,
regarde en haut et en bas, examine et murmure. S'est-il trompé ? —
Il regarde encore en arrière : impossible, il est trop sûr de lui,
la montagne changerait plutôt de face. En effet, elle avait changé
: une certaine masse qui faisait saillie s'était détachée et avait
roulé dans l'abîme. Le Cervin comptait une ride de plus.
En
approchant de l'Epaule, la pente s'adoucit et l'on aborde la neige ;
c'est à peu près la seule place de ce côté du Cervin où elle
puisse tenir dans les étés les plus chauds. Les guides redoutent
assez ce passage ; on y est exposé à voir la neige, amollie par le
soleil, se détacher sous ses pas. Au moment où nous la traversions,
elle était ferme encore ; il fallut se servir de la hache. Peu de
minutes après, nous étions à l'Épaule, le site le plus saisissant
du Cervin.
Pour
la première fois, nous touchions l'arête, et notre regard pouvait
plonger sur l'effrayant revers qui domine le glacier de Zmutt.
C'était notre première halte, et la seule qui fût possible
jusqu'au sommet. Devant nous se dressaient des escarpements de
rochers abrupts et rougeâtres, puis au-dessus, les dernières
hauteurs du Cervin, dont on ne pouvait voir la cime ; des deux côtés
de l'arête des abîmes à donner le frisson.
Assis
sur une crête étroite, environnés de précipices, et près du
théâtre même d'un des plus tragiques accidents des Alpes, nous
passâmes là dans le silence un de ces moments qui ne s'oublient
pas. Nous avions devant nous les dernières difficultés, les pas
réellement dangereux ; nous touchions au moment solennel. Cent
mètres plus haut, peut-être, sur une pente rapide où nous allions
bientôt passer, avait dû commencer la chute des quatre malheureux
précipités dans la première ascension. J'essayai de me retracer
cet effroyable drame ; je ne pus y parvenir : l'abîme avait repris
son éternel silence. Qu'était-ce pour lui que la chute de ces
quatre hommes pleins de vie, de jeunesse et d'intelligence ? ...
la moindre des avalanches qui le sillonnent en une saison. La halte
ne pouvait être longue, il n'est point permis de muser en pareil
lieu. Nous laissâmes là le sac aux provisions, ne prenant avec nous
que le strict nécessaire. Knubel, se levant, dit avec un accent
sérieux et en appuyant sur chaque parole : —
« Nous pourrons nous estimer heureux quand nous serons de
retour ici ».
Ce
qui nous restait à escalader pourrait s'appeler la tête du Cervin.
La face regarde le glacier de Gorner : elle est formée par une paroi
rougeâtre absolument verticale d'environ deux cents mètres. Le côté
nord, le seul qu'on puisse aborder, offre une inclinaison moyenne de
60°; il est couvert de neige et de glace, et des bancs taillés à
pic, qui le coupent transversalement, en rendent l'accès impossible.
L'intersection de ce flanc avec la face verticale forme une arête
massive, rude, escarpée, et coupée de plusieurs murailles
auxquelles les guides ont donné le nom de Rochers-Rouges. C'est la
seule voie qu'on puisse suivre, quitte à se rejeter pour un moment
sur la droite, lorsqu'on arrive aux murailles les plus abruptes.
La
vue des difficultés n'avait fait qu'exciter notre ardeur. La
première paroi fut enlevée avec élan ; elle est absolument
verticale et en un endroit surplombe même un peu ; mais elle n'a
qu'une dizaine de pieds, le roc en est solide et les saillies en sont
franches.
Venait
la mauvaise pente, celle-là même où Taugwalder avait vu la corde
se rompre entre lui et ses quatre infortunés compagnons. On s'en
ferait une bien fausse idée si l'on en jugeait par le dessin de
Gustave Doré. Peut-être l'artiste eût-il mieux réussi s'il eût
un peu mieux connu la haute montagne ; peu de sites sont aussi
faciles à imaginer quand on est familier avec ces régions. Qu'on se
figure une pente rocailleuse dont tous les creux sont remplis par la
neige et la glace qui laissent à peine affleurer des saillies
émoussées. Son inclinaison, dans la partie qu'on aborde, est
d'environ 40° ; plus haut, elle se redresse, et un banc
vertical la coupe dans presque toute sa largeur ; plus bas, elle
plonge et disparaît dans un abîme qu'on ne voit pas, mais dont on
devine l'effrayante profondeur. On y doit monter une centaine de
pieds au plus ; rien n'y offre de difficulté sérieuse, mais au
moindre faux pas on serait infailliblement précipité. Avec une
caravane de quelques personnes, il serait difficile qu'un second
accident eût des suites moins graves que le premier.
Knubel
montait devant moi, avançant de toute la longueur de la corde à
laquelle nous étions attachés, puis il assurait ses pieds et ses
mains et attendait que je l'eusse rejoint. Cette manœuvre se répéta
trois ou quatre fois. Un moment, comme il s'était engagé d'un ou
deux pas trop à droite, nous eûmes de sérieuses difficultés ;
les saillies manquaient sur un espace de deux mètres ; la glace
était trop mince pour qu'on pût songer à y tailler un pas, la
hache eût rencontré le roc. En de pareilles situations, un parfait
sang-froid et une attention intelligente à profiter de tout ce qui
peut être utile sont les meilleures sauvegardes : si l'on met
une précision en quelque sorte mathématique à assurer tous ses
pas, il ne reste de danger que ce qu'en veut bien voir l'imagination.
Nous
montions avec une lenteur calculée et prudente. « Sind
Sie fest ? —
Etes-vous solide ? » était la question que nous nous
envoyions l'un à l'autre à chaque pas. Knubel était magnifique de
sûreté ; il savait prendre position sur les saillies les plus
glissantes, son pied nerveux semblait mordre le roc.
Je
poussai cependant un soupir de profonde satisfaction en retrouvant,
plus haut, le rocher nu et escarpé. La gymnastique y est plus
difficile et plus vertigineuse, mais on y a le pied plus sûr. Les
escarpements recommençaient ; il fallait se cramponner, se tordre,
se hisser ; mais, sentant approcher le but, notre ardeur allait
toujours croissant.
Une
fois la dernière paroi des Rochers-Rouges escaladée, la victoire
était à nous. On ne voyait pas encore le sommet, mais il était à
cent pas. Le site devenait saisissant ; nous montions tout au
bord de la paroi verticale de la Tête ; l'abîme mesurait toute
la hauteur du Cervin. L'horizon immense s'agrandissait à chaque
seconde. Soudain, Knubel poussa un iouhé ! triomphant. A
vingt pas devant nous se dressait la cime, la vrai cime du Cervin,
fine crête de neige où flottaient, attachés à un bâton, les
lambeaux d'un foulard. Quelle joie, que d'impressions indicibles en
faisant ces vingt derniers pas !
II
était dix heures quand notre cri de victoire se perdit dans les
cieux.
La
cime n'est que le point culminant d'une arête ébréchée et
tranchante, longue de cent mètres environ, et qui se termine par un
autre sommet un peu moins élevé2.
Le versant sud de cette arête est un précipice effroyable, qu'on ne
peut voir même en se penchant ; le versant nord, une pente de neige
qui disparaît au regard à cent pas. On ne peut poser le pied sur le
fin sommet ; la crête en est trop aiguë et les jeux du vent la
couronnent ordinairement d'aiguillettes de glace. Knubel fit, avec sa
hache, un trou dans la neige un peu plus bas ; ce fut notre siège.
Quel monarque eut jamais un pareil trône ?
Tout
autour de la cime se creusait un vide immense et sans fond au delà
duquel se dressait le cirque des géants du Valais, le Mont-Rose et
ses fiers rivaux, les Mischabels, le Weisshorn, le Rothhorn, la
Dent-Blanche ; puis toutes les Alpes avec le dédale de leurs
gigantesque ramifications, depuis le groupe du Viso jusque bien
au-delà de l'Ortler, armée innombrables de pics étincelants ou
sombres, dont l'immense colonne ondulée se perdait dans l'azur aux
deux bouts de l'horizon. Au nord s'étendait la ligne unie du Jura,
puis, au delà, se confondant avec le ciel, les collines de France
vers la Haute-Champagne ou la Franche-Comté3.
Longtemps
je sondai au sud les horizons les plus lointains ; je cherchais la
mer. La voyait-on ?
Je ne
sais : mais de ce côté la plaine semblait plus douce, plus perdue
dans les vapeurs de l'horizon, et si on ne la voyait pas, on pouvait
la rêver. Ainsi, un seul regard allait des plaines de France à
celles d'Italie, et des sommets chauves du Dauphiné aux montagnes du
Tyrol ; spectacle indescriptible, que les yeux mêmes ne peuvent
embrasser pleinement et devant lequel l'esprit demeure abîmé.
J'essayai
de nommer quelques cimes. Jalousie bien naturelle, je cherchai celles
qui nous dépassaient. Il y en avait deux d'abord : le Mont-Blanc et
le Mont-Rose ; puis deux autres dont la victoire était plus
indécise, le Dom et le Weisshorn tout le reste était à nos pieds.
Une
joie immense me remplissait le cœur ; nous avions atteint le but.
Volontiers, je me serais palpé pour mieux me reconnaître ; il y a
quelque étrangeté à se sentir plein de vie au sommet du Cervin. Je
m'efforçais de me persuader que le moment était unique, sans prix,
qu'il fallait en jouir de tout mon être, et en voulant saisir à la
fois toutes mes impressions, j'étais dans un trouble qui m'empêcha
un moment de rien distinguer. Lorsque je pus regarder avec plus de
calme, rien ne me fit plus de plaisir que les Alpes vaudoises et la
Dent-du-Midi, qui se dressaient fières encore au milieu de tant de
nobles cimes. Je ne pouvais en détacher mes yeux. Entre la
Dent-de-Morcles et le massif de la Dent-d'Oche, une dépression
laissait deviner le Léman.
Les
soulèvements alpins vus du nord-ouest offrent des croupes
puissantes, des contreforts nombreux, des ramifications étendues ;
les neiges accumulées y font de la plupart des grands sommets autant
de blanches coupoles d'où descendent de vastes glaciers ; vus
du sud-est, au contraire, ils présentent des pentes abruptes, le
plus souvent dégarnies de neige jusqu'à de grandes hauteurs. Aussi,
tandis que sauf le Mont-Rose et ses voisins, toutes les cimes du
Valais et celles de l'Oberland nous montraient leur dos noir et
précipitueux, affreux à voir, les Alpes italiennes, jusqu'au
Mont-Iseran, à la fois fières et gracieuses, s'élevaient à
l'opposite toutes brillantes de neiges et de glaciers. Belles lignes,
molles ondulations, fines arêtes, aiguilles sveltes et élancées,
tout en faisait la plus belle chaîne de cet immense tableau.
A nos pieds, Zermatt
n'était plus qu'une petite tache blanche au fond d'un creux violacé.
Knubel dit en montrant le Riffel : « Ils nous regardent
là-bas ; je devine d'ici les curieux qui se disputent leur tour
au télescope sur la terrasse de l'hôtel ».
Aussi
loin que nous pouvions voir, l'horizon n'avait pas la moindre vapeur,
l'air était doux et si calme que mon guide put allumer
tranquillement sa pipe, qu'il se mit à fumer du même air que s'il
eût été attablé à l'auberge de Zermatt. J'écoutai s'il montait
quelque bruit de la vallée ou des glaciers ; rien, sinon,
peut-être, un murmure éteint et trop faible pour que l'oreille le
pût distinguer nettement, le murmure de la vie lointaine : nous
avions quitté la terre ; c'était déjà le grand et éternel
silence des cieux. Ah ! si l'on pouvait jouir de sang-froid
d'une telle situation ! Mais l'homme n'est point fait pour ce
monde grandiose. Un développement inusité de ses forces, dans un
milieu qui n'est pas calculé pour sa vie délicate suffit pour
troubler sa pensée ; il n'a plus une aussi vive conscience de
lui-même et de ce qu'il ressent. Il fallut bientôt songer à
descendre. On est comme en suspens sur un tel sommet ; il semble
qu'on n'ait pas le droit d'y rester. Plus heureux qu'un de nos
prédécesseurs qui, à cause du vent, n'avait pu y demeurer que
trois minutes, notre séjour avait duré une demi-heure. Avant de
quitter ce sommet d'une si difficile conquête, et où je ne devais,
peut-être, jamais plus poser le pied, j'arrachai un lambeau de ce
qui restait du drapeau pour l'emporter comme souvenir. Knubel
m'assura que ce foulard avait été fixé là par Croz lors de la
première ascension4 ;
peut-être était-ce celui de ce malheureux guide.
On ne
regarde pas sans une certaine inquiétude le précipice par où l'on
doit descendre : il plonge partout dans le vide et l'on ne voit
plus que la vallée de Zmutt, huit mille pieds plus bas. Et puis, si
à la montée l'enthousiasme, l'espoir d'une victoire toujours plus
proche font surmonter tous les obstacles, à la descente les
difficultés restent seules, tandis que la fatigue augmente et que
l'intérêt diminue.
Nous
devions changer notre ordre de marche ; je pris la hache et
passai le premier ; Knubel, sur le pied de qui je pouvais
compter, me suivait, attentif à tous mes mouvements.
A
mesure qu'on s'éloigne de la cime, l'inclinaison du rocher augmente
et devient bientôt effrayante. Jusqu'aux Rochers-Rouges tout alla
bien ; mais là, et surtout sur la malheureuse pente glacée,
nous attendaient les pas critiques. Je ne sais si notre succès en
était cause, mais je me sentais plus sûr et plus léger qu'en
montant. Nous descendîmes lentement toutefois et avec les plus
grandes précautions. Tout se passa bien et plus aisément qu'à la
montée ; la dernière paroi des Rochers-Rouges surtout fut
franchie en quelques secondes. En approchant de l'Epaule, nous vîmes
de loin notre sac que nous y avions déposé : nous étions sauvés !
Le reste n'était qu'amusement au prix de ce que nous venions de
passer ; la chute des pierres était seule à redouter.
Nos
provisions furent bientôt achevées et notre dernière bouteille
vidée ; il fallait se hâter pour arriver à Zermatt le même
soir.
Les
couloirs, les cheminées et les vires, jusqu'à la cabane, sont un
véritable dédale ; impossible de s'y reconnaître après une seule
ascension. Dans la crainte des pierres, Knubel se retournait au
moindre bruit qui partait des hauteurs. Enfin nous atteignîmes
l'endroit où j'avais laissé ma hache ; la cabane n'était pas
loin ; à quatre heures nous en touchions le seuil.
Heureux
retour ! je saluais avec une joie et une reconnaissance
croissantes chacune de nos haltes de la montée qui nous rapprochait
des lieux sûrs.
Nous
fîmes encore un peu de cuisine, puis ayant tout remis en ordre dans
la hutte, Knubel en ferma la porte et nous partîmes. La descente de
tous ces rochers commençait a devenir monotone pour nos jambes un
peu rompues. Il y a aussi quelque chose d'énervant à sentir que
l'on descend pendant des heures et que l'on est toujours si haut. Je
m'endormais presque, et me laissais dévaler machinalement à travers
les cheminées et les couloirs, lorsque nous atteignîmes le bord du
glacier de Furggen ; là, l'idée des avalanches de pierres me
réveilla.
D'ailleurs
nous avions du travail : le soleil avait effacé les traces de
nos pas sur la glace ; comme j'étais le premier, je dus refaire
d'autres entailles. Cependant, pour nous éviter trop de peine, nous
nous laissions glisser sur l'arête partout où elle aboutissait à
un rocher. Nous étions reçus rudement parfois, mais c'étaient dix
minutes de gagnées.
Nous
atteignîmes les lieux abrités sans que rien eût bougé sur les
hauteurs. Bientôt après nous franchissions le dernier rocher du
Cervin, la muraille au chapeau, comme nous l'appelions, et nous
étions sur la longue arête du Hoernli. Tout était fini ; le
reste n'était plus qu'une glorieuse flânerie.
Quand
nous fûmes à une assez grande distance pourvoir la masse écrasante
du Cervin se dresser tout entière de la base au sommet, nous nous
arrêtâmes pour considérer la tâche accomplie. Il me semblait
rêver. Venais-je bien de là-haut ?... Toutes les images de la
route se mélangeaient confuses dans mon esprit : je n'y pouvais
croire. C'était donc là le Cervin, et j'y avais été !
Et
puis, il faut le dire, au fond, j'avais presque un regret. Bien des
fois j'avais fait le rêve de cette ascension enviée de tous les
grimpeurs ; longtemps j'avais convoité la coupe de loin et avec
ardeur, et maintenant je venais de la vider... Singulier être que
l'homme, qui brûle de posséder, et qui, lorsqu'il possède,
regrette son désir.
Knubel,
lui, cheminait tout joyeux. Cette ascension faite ainsi seul avec un
touriste était pour lui un magnifique début dans la carrière, et
qui allait le poser aux yeux de ses camarades. Tout en traversant les
premiers pâturages, je le considérais et je sentais que désormais
quelque chose m'attachait à lui. Cet homme, je ne l'avais jamais vu,
je ne devais jamais le revoir peut-être, mais nous avions passé
ensemble quelques heures des plus solennelles de notre vie : comment
séparer son souvenir de celui de ces deux journées ?
Au
moment où nous approchions du Lac Noir, le soleil embrasait les
cimes des glorieux reflets de son coucher. Combien l'herbe des
pâturages nous parut douce au pied après ces deux jours passés au
milieu des rochers et de la glace ! Nous allâmes au bord de
l'eau pour nous y rafraîchir les mains et le visage. Quelques pas
plus loin commençait un sentier. Déjà l'on entendait tinter les
clochettes d'un troupeau, et la senteur des arolles nous venait des
forêts avec le vent du soir.
Un
chalet se dessina enfin dans l'ombre, et tout près une vache qui
nous regardait venir : c'était le premier être vivant que nous
rencontrions depuis notre départ du Riffel. Knubel appela le vacher,
se fit reconnaître, et l'on nous donna du lait. Il était nuit noire
quand nous atteignîmes le fond de la vallée.
Lausanne, mai 1872
1 La
masse de la pyramide est formée de roches cristallines
régulièrement stratifiées et dont les couches sont très peu
inclinées. La roche dominante est un gneiss, le plus souvent
talqueux, alternant quelquefois avec des schistes serpentineux.
2 Elle doit du reste, quant aux détails, varier beaucoup d'aspect
suivant les années.
3 Des
environs de Langres et de Chaumont, on distingue, par un ciel pur,
plusieurs cimes enneigées des Alpes. On prétend, dans le pays, que
c'est le Saint-Bernard. Ne serait-ce pas plutôt les hautes cimes du
Valais ?
4 Knubel
se trompait, à ce que j'ai appris dès lors.
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