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Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

Souvenirs de deux étés


L'avouerai-je ? je suis du nombre des grimpeurs qui vont sans but, des clubistes inutiles.

J'admire Tœpffer et Tyndal. Calame et de Saussure ; incapable jusqu'ici de me ranger sous aucun de ces glorieux chefs, de suivre assidûment aucune de leurs écoles, tour à tour attiré cependant par l'un et par l'autre, je les suis tous de loin, mais de bien loin, dois-je dire. Au milieu des vachers et assis devant l'âtre, les charmantes pages de Tœpffer reviennent à ma pensée ; à l'aspect d'un fruste chalet, d'un antique sapin déraciné par l'orage, je songe à Calame ; sur la moraine, au bord du glacier, je rêve à de Saussure ; devant la haute cime, j'envie Tyndal ou Weilenmann : puis je reviens, emportant dans mon cœur quelques beaux souvenirs de plus, quelques pensées peut-être ; mais point d'observations savantes, point d'études glaciaires, pas une plantes, pas un croquis ; à peine peut-être une fleurette cueillie au bord du névé ou le profil d'une cime aimée ; je reviens inutile, enfin, comme je suis parti. J'ose à peine l'avouer après les sérieuses semonces que j'ai lues à l'adresse des grimpeurs de ma sorte ; semonces dont j'ai pris ma part. A les écouter, celui seul qui se propose quelque but scientifique et utile, qui porte un hygromètre ou un théodolite, a vraiment le droit de se pencher sur la crevasse bleue, de s'engager dans les couloirs et de gravir la haute cime. Et pourtant quelque chose s'élève en moi qui proclame le contraire.

Non, partez toujours, grimpeurs ignorants, clubistes inutiles ; parcourez les glaciers, posez le pied sur les plus hauts sommets et revenez sans remords : vous avez votre tâche ailleurs, ailleurs vous avez payé votre tribut à l'activité sociale ; retrempez sans honte votre âme, fatiguée par les travaux ou les peines, dans l'énergie de cette grande nature. Voudrait-on peut-être nous disputer encore ces heures de délassement ? prétendre qu'on puisse s'échapper un moment des ruches humaines pour butiner une fois selon sa fantaisie et à son seul profit ?

Touriste inutile ?... Non, il n'est pas inutile, celui, si humble qu'il soit, qui vient payer un sincère tribut d'admiration aux Alpes et y retremper son âme, et qui, sans savoir peut-être les expliquer ou les peindre, les comprend et les aime.

Aux touristes badauds, porteurs de voiles bleus et de bâtons marqués, le nom d'inutiles ; mais à quiconque, suivant le sentier perdu, vient seul heurter au chalet, à quiconque surtout franchit la moraine, remonte le glacier et gravit la haute cime, donnez un autre nom !

C'est dans cet esprit que depuis plusieurs années je parcours les Alpes : été, automne ou hiver, seul et à ma guise, sans remords, vraiment, et toujours avec un nouveau plaisir.

Je parcours les Alpes, ai-je dit, je me trompe ; c'est la Dent-du-Midi qu'il faudrait dire.

La Dent-du-Midi, c'est ma marotte. Maintes fois, à l'approche de l'été, je me suis proposé des cimes plus vantées et d'un plus grand nom : j'ai projeté les Diablerets, la Pointe-d'Orny, le Pleureur, le Dom, le Cervin ; et, en dépit de tous mes projets, elle était la plus forte et me retenait toujours. Une fois même, j'étais sérieusement parti pour le Muveran ; mais je ne sais comment, au lieu de m'engager à gauche dans la gorge de l'Avançon, je tournai à droite et remontai le Val-d'llliez. C'était mal m'y prendre pour arriver au Muveran ; aussi, le lendemain, à l'aube, me trouvais-je encore une fois sur l'arête de Suzanfe.

C'est une manie, je le reconnais. Eh bien ! chose singulière, après nombre de courses réussies ou manquées, sur la cime et ailleurs, je me suis persuadé qu'il y avait dans tout ce massif un champ d'observations savantes, curieuses ou pittoresques, assez vaste pour toute une vie d'homme, et qu'avant de connaître à fond les sept dents, les glaciers, les moraines, les gorges et les vallons, on pouvait y passer bien des jours. C'est pourquoi j'y retourne sans cesse, y trouvant chaque fois plus de choses nouvelles, et n'y ayant encore jamais fait deux fois la même course.

D'ordinaire on gravit la Dent-du-Midi par Champéry et Bonnavaux, ce qui oblige à remonter tout le Val-d'llliez ; ennuyeuse nécessité pour plusieurs, grand charme pour quelques autres, et surtout pour moi.

Si l'on choisit bien son heure, de manière à n'être point incommodé par un brûlant soleil, on ne regrettera jamais d'avoir traversé une aussi intéressante contrée.

Le Val-d'llliez est simple d'apparence, les grands effets pittoresques y sont rares, et sa route est une route sage qui s'avise rarement de côtoyer l'abîme ; pas de choses extraordinaires, mais beaucoup de choses charmantes, beaucoup de traits à lui qui lui composent une physionomie à part.

Dès l'abord, c'est-à-dire à une demi-heure au-dessus de Monthey, la Dent-du-Midi disparaît, masquée par la Dent-de-Valère ; à sa place s'étendent des pentes magnifiquement boisées, et des pâturages qui d'ordinaire, en juillet, sont d'un vert inimitable de fraîcheur et de vivacité. On est frappé déjà de l'air de paix et d'aisance répandu dans tout le vallon. La pente de droite, qui s'élève doucement couverte d'ombre et de fraîcheur, cache sous ses noyers et dans chacun de ses replis une multitude de chalets enfouis au milieu de la verdure aux heures des repas,


Lorsque du moindre toit sort un peu de fumée,
on en devine mieux le nombre.


Vient bientôt Treytorrens et son brillant clocher, charmant à distance, faisant fort bien tableau avec le fond du val ; plus intéressant encore de tout près, du haut du pont, par ses pittoresques scieries, au fond du ravin de la Tine.

On ne chemine pas longtemps sans voir apparaître une des pointes de la Dent-du-Midi, puis deux, puis trois, puis toutes les sept enfin. La plus belle apparition (et l'on ne saurait trop la recommander) est entre Treytorrens et Val-d'llliez, après un grand et pittoresque contour que fait la route pour passer un ravin : toute l'énorme muraille se montre tout à coup dominant le vallon à une surprenante hauteur.

Heureux Val-d'llliez ! quelle continuelle menace suspendue sur ta paix et ta prospérité, sur tout ce tranquille Elysée qui te donne aujourd'hui tant de charme ; menace chaque année plus voisine, plus pressante et qui ne peut moins faire que de s'accomplir un jour ! Cette muraille qui te domine de si haut, elle se mine, elle se ronge, les avalanches l'ébranlent chaque hiver, elle est fendue jusque dans ses entrailles ; jusqu'ici il s'en est détaché peu de chose, mais on dirait que c'est pour mieux s'apprêter à crouler tout entière.

A mesure que l'on approche de Champéry, le paysage perd tout ce qui peut rappeler la plaine et devient vraiment alpestre, et lorsque enfin, au dernier détour du chemin, on aperçoit le village à distance, on est au cœur des Alpes et du Val-d'llliez

Champéry est presque en totalité un village de chalets ; chaque jour il s'en construit de nouveaux, tous plus somptueux les uns que les autres, car le luxe du chalet y est poussé fort loin ; et le jour est proche, on peut le prévoir, où, le sapin ne suffisant plus, apparaîtront les maisons de pierre et les murs proprement crépis à la chaux ; et devant le plâtre, devant le progrès, adieu pour jamais le pittoresque ! Il en sera de Champéry comme d'Interlaken, de Montreux, de Chamonix. Il en sera même un jour des chalets comme aujourd'hui des habitations lacustres. Dans quelques siècles, les habitants de Champéry conteront à la veillée, s'il y a encore des veillées et si l'on écoute encore les contes, l'histoire de ces peuplades primitives des Alpes, perdues depuis le vingtième siècle, qui se construisaient de grandes demeures en bois et paraissaient vivre de fromage. Les hauts chalets de la montagne paraîtront surtout fabuleux. On enverra des tavillons dans les grands musées, des seilles à traire, des cuillères de bois, des crésus ; un cor des Alpes sera une trouvaille, et derrière les grandes vitrines, sous la rubrique d'Age du bois dans les Alpes, s'étaleront toutes ces découvertes aux yeux des peuples du progrès, ébahis de notre simplicité...

Pauvre, pauvre avenir ! s'il doit la perdre, cette simplicité.

Champéry, on le sait, est une station alpestre assez fréquentée et de réputation peu bruyante, mais assez bonne pour qu'à certaines saisons ses deux hôtels soient devenus insuffisants. L'un des deux, le moins fier, l'hôtel de la Croix fédérale, a toutes mes sympathies : on est sûr d'y trouver un hôte intelligent autant qu'aimable, bon vin, bonne table, et souvent excellente société.

Pour autant que j'en puis être juge, c'est le soir que tout ce fond de la vallée offre ses plus grands charmes ; si l'on quitte le village lorsque les cimes commencent à rougir, pour gagner avant la nuit le chalet de Bonnavaux, où l'on couche d'ordinaire, on verra tous les sites du chemin à l'heure de leur plus grande poésie. Derrière, Champéry envoie au ciel les fumées bleuâtres de chacun de ses foyers, et souvent aussi le gai carillon de sa petite église ; devant, commence la montagne dans toute son alpestre et sévère beauté. On côtoie de près la Viège (Vièze), qui déjà a la voix des plus beaux torrents ; son pont moussu, qu'on aperçoit bientôt à l'endroit où elle bouillonne entre les plus gros blocs, offre le premier tableau.

Ah ! pourquoi sont-ils si courts, ces délicieux instants du soir ? Pourquoi, ô soleil, disparais-tu si vite ?... Oh! reste, reste encore un moment ! Laisse-nous savourer un instant de plus la fraîcheur de cette première ombre, tandis que tes derniers rayons rougissent encore les cimes. Le jour va s'enfuir, la première étoile qui scintille annonce la nuit qui déjà couvre les pentes des plus basses forêts, le montagnard regagne son chalet portant sa dernière charge de foin, l'oiseau cherche un gîte tout en gazouillant sa dernière chanson : tout semble s'agiter joyeusement une dernière fois et dire adieu au jour avant de se livrer au repos. Mais les astres sont inexorables, chacun de leurs instants sont trop bien mesurés. A chaque seconde qui s'enfuit la cime devient plus pâle, l'oiseau gazouille plus doucement, l'étoile scintille plus vive et le charme a passé, ou du moins a cédé la place à d'autres tableaux.

Moments sans prix ! minutes ineffables, suffisantes pour embellir les années !

Il faut cependant se hâter de gagner le chalet, car là-haut une dernière lueur nous attend pour nous montrer un dernier tableau. Du reste, dans la forêt, la montée est franche, et, sauf un certain détour à l'abord, elle perd peu de temps aux contours pittoresques : en trois quarts d'heure on atteint le tournant du sentier où quelques grands sapins solitaires et décharnés se détachent hardiment en noir sur le bleu déjà sombre de la vallée ; quelques pas plus loin on est dans le pâturage.


Ne connaissez-vous pas sur les Alpes un lieu qui, sans être des plus admirables ou des plus vantés, dès la première fois vous frappa d'un charme secret, invincible, qui vous poursuit depuis dans bien des rêves : un lieu où il vous semble que vous passeriez le reste de vos jours sans désirer plus rien ; un site qui toujours revient le premier à votre mémoire quand vous parlez des beautés des Alpes ? Ce site, pour moi, c'est Bonnavaux.

Le charme que je lui prête, tout le monde ne l'y reconnaîtra pas, et la profonde empreinte que j'en ai gardée dépend peut-être beaucoup des circonstances où je le vis pour la première fois.

C'était le soir ; le dernier rayon venait de quitter la dernière pointe, les cimes alentour prenaient une froide pâleur, au-dessus de la blanche coupole du Ruan quelques étoiles commençaient à briller, et, dominant les fraîches rumeurs de la forêt, le grondement de la mystérieuse cascade d'Encel nous arrivait du fond du gouffre de la Viège.

Autour du chalet, quelques clochettes tintaient encore ; une chèvre blanche s'approcha de nous et vint nous lécher les mains.

Jamais pareil accord de l'heure, du site et de l'entourage ne s'était encore rencontré pour moi.

A mes côtés, j'avais un ami, jeune peintre de talent, qui, lui du moins, n'était pas un voyageur inutile. Arrivé tout récemment de Paris où nous avions ensemble passé quelques années d'enfance, sa présence réveillait en moi mille souvenirs déjà presque effacés ; un mélange d'heures joyeuses et de jours sombres, d'images chères et regrettées, qui, m'arrivant du fond du passé, contrastait étrangement avec la paix et la grandeur de ce site inconnu encore.

Tout en traversant le pâturage, il se mit à chanter une romance, autre souvenir empreint d'un triste charme ; ma mère la chantait.


Au pied des monts que la neige couronne,
Au pied des monts, j'aime à me promener;
J'aime le bruit du torrent qui bouillonne,
Du montagnard j'aime entendre chanter...


suivait une tyrolienne où Francisque excellait.

Que de fois, alors que j'ignorais encore les Alpes, cet air m'y avait fait rêver ! Et maintenant, il me revenait de si loin, comme pour mieux accomplir mon rêve !

Une larme coula de ma paupière, Bonnavaux fut pour jamais gravé dans mon cœur.

Mais cet instant, le plus délicieux de tous, il fut aussi le plus rapide ; il a fui sans retour...

Sans retour ! dis-je vrai ? Quoi ! ce chalet, ce dernier rayon, cette cime pâlie ; quoi ! mon ami lui-même, cet air, sublime alors, ces pensées, ces souvenirs qui s'agitaient en moi, cette larme... tout cela serait sorti du néant pour y rentrer aussitôt à jamais ? Non ! telle n'est point ma croyance au jour du grand réveil, tout cela revivra. Tombez, vieux sapins, sous la cognée des bûcherons, et toi, pauvre chalet, disparais abîmé sous les neiges de l'hiver; temps avide, ruine ces monts après avoir dévoré cette délicieuse minute : laissons, Francisque, laissons-le faire son œuvre ; quand viendra le jour de l'éternité, tout cela nous sera rendu.

Les pâtres de Bonnavaux ont deux chalets, celui d'en haut et celui d'en bas. C'est devant ce dernier que passe le sentier ; l'autre, beaucoup moins bien situé, se trouve dix minutes plus haut, à droite, dans un creux, au pied de la Dent-de-Bonnavaux.

On a tout à gagner d'ailleurs à entrer au premier s'il est habité. Au chalet d'en haut ils font gras, comme ils disent, et n'ont point de crème, tandis qu'à celui-ci, outre un excellent gîte, foin ou lit, on trouve toujours une des plus fines crèmes des Alpes ; ceci soit dit sans illusion, car je ne suis pas seul à en avoir fait la remarque.

Lors de mes premières visites à Bonnavaux, le chalet était habité par un blond e gros vacher, la gaîté en personne, et qui chaque fois se récriait sur notre hardiesse d'aller ainsi seuls gravir la Dent-du-Midi. Il était plein des plus drolatiques, je devrais dire des plus sinistres histoires au sujet de sa terrible Dent, Il est vrai qu'il ne l'avait jamais vue de bien près. Tantôt c'était deux jeunes gens qu'il avait vus partir, mais qui n'étaient, dit-on, jamais revenus ; tantôt un vieux moine qui, s'étant mis en tête d'y arriver, tomba raide mort au sommet. C'était à donner le frisson et à intimider les plus hardis.

Je dois signaler encore un trait : ce bon vacher croyait aux dragons, et de toute son âme. Arrivé au pâturage de Suzanfe, comme il voyait au loin parmi les rochers une forme dont il ne se rendait pas bien compte, il m'assura, bien qu'il fît grand jour, que c'était un certain dragon qu'on voyait parfois dans la montagne ; une bête horrible, monstrueuse et malfaisante, mais qui toutefois fuyait la présence de l'homme.

A ma première ascension, ne connaissant nullement la localité, je l'engageai à nous accompagner jusqu'au pâturage de Suzanfe. Il me fit les plus effrayantes représentations, prétendant qu'en cette saison peu avancée, la dernière partie du chemin était impraticable, qu'on ne pourrait jamais passer la Viège, et qu'une fois là c'était le bout du monde en cette saison. On était aux premiers jours de juin. Nous verrons bien, lui dis-je, essayons toujours. Et il se trouva que le sentier était fort praticable, la Viège point du tout méchante, et le reste beaucoup plus accessible que nous n'avions pensé. Notre homme était tout ébahi.

Je l'ai souvent remarqué, là et ailleurs, les pâtres, les vachers sont de tous les montagnards ceux qui connaissent le moins la montagne ; ils donnent souvent les indications les plus trompeuses. Profondément au fait de leurs pâturages, ils ignorent tout ce qui dépasse la région des gazons, et pour les glaciers et les cimes n'ont que des légendes, des fables, des contes à dormir debout. C'est d'eux, bien plus souvent que des chasseurs de chamois, qu'ont dû naître les légendes, même et surtout celles des glaciers.

Ils connaissent fort mal la haute montagne, parce qu'ils n'y vont jamais et en jugent d'en bas. C'est de là-haut qu'ils voient venir les blocs qui roulent jusque dans le pâturage ; c'est de là-haut que se détachent les avalanches qui parfois rasent leur chalet ; c'est là-haut que se forment les orages ; c'est là-haut, enfin, qu'ils entendent à de certaines heures les mystérieux craquements du glacier ; il ne faut guère s'étonner si de tels phénomènes ont trouvé pour eux leur explication dans la légende.

Que d'absurdités ne débitent pas de nos jours et au sein des grandes villes tant de gens bien autrement éclairés, après avoir fait leur tour de Suisse ! Pour moi, quand il m'arrive de les entendre parler glaciers et avalanches, je trouve moins absurdes les fables des vachers.

Si l'on couche à Bonnavaux, il faut se garder d'y faire la grasse matinée ; on manquerait, à partir trop tard, les plus beaux spectacles et les plus agréables moments de la journée. Un guide sage et entendu sonnera la diane à deux heures en été, à trois heures en automne.

J'avoue qu'à une heure si matinale les premiers pas ne sont pas tout agrément. Au sortir du chalet on a le choix entre une vingtaine d'ornières qui vont se croisant, s'embrouillant de mieux en mieux, si bien que de nuit fort habile est celui qui parvient à suivre la bonne, celle qui finit par se changer en un pittoresque sentier. Une fois en bonne voie, c'est tout plaisir. D'ailleurs les étoiles pâlissent, on sent l'approche du jour ; au loin, dans les chalets matineux, des lumières commencent à briller et quelques clochettes se réveillent bientôt. Animé et soutenu qu'on est par cet air frais qui descend le matin des hauteurs, on ne sent plus le poids du corps, ni du havre-sac, et il devrait y avoir un mot dans les langues pour dire cette marche toute de plaisir et de légèreté, où il semble que si l'on ne vole pas, ce n'est point par impuissance, mais seulement pour mieux jouir du chemin.

Dès qu'on en a fini avec le pâturage, le sentier devient charmant : il a toutes les allures d'un sentier de haute et noble cime et serait digne de conduire au Cervin. A deux ou trois endroits, il se permet des hardiesses et offre des passages qui ne rassurent pas toujours les personnes timides. Le plus connu, celui qui, sous le nom de Pas-de-Bonnavaux ou d'Encel, s'est fait quelque réputation, n'est certes pas le plus exposé ; du moins il est le plus pittoresque. Le sentier, arrivé à l'extrémité d'une paroi de rochers, et ne trouvant plus de passage, se décide à l'escalader et fait un brusque retour. Le site où l'on se trouve alors est saisissant et sauvage. On est au bord de la profonde fissure qui sépare le rocher de Bonnavaux de la Dent-du-Midi, abîme noir et mystérieux où l'on entend, sans la voir, tomber la cascade de la Viège.

Pour mieux jouir de l'horreur de ce lieu, il faut s'écarter du sentier et descendre les gazons qui bordent l'abîme, jusqu'à ce que la raideur de la pente et la proximité du précipice ne permettent pas d'aller plus loin. Le regard plonge alors à moitié dans cette gorge qui n'a jamais vu un rayon de soleil et paraît ne pas avoir de fond. II semble qu'un souffle de brise pourrait vous y précipiter, et la main cherche involontairement un appui.

Bizarre effet de l'imagination ! A la vue des chétives fleurettes qui se penchent humides sur ce gouffre noir où gronde un éternel tonnerre, je rêve toujours qu'il y a deux natures : l'une aveugle, brutale, terrible de puissance, qui soulève les roches et renverse les montagnes ; c'est elle qui a fait le Trient et le gouffre de la Viège ; l'autre, douce, tendre, puissante aussi, mais avec douceur ; c'est elle, artiste sublime, qui façonne si délicatement les pétales du lis, qui courbe avec tant de grâce les rameaux chargés de fleurs, qui dessine sur le visage des jeunes vierges des traits si nobles et si purs. Mais n'a-t-on pas bien nommé la folle du logis, celle qui nous entretient de pareilles choses ?

Lorsque, après avoir franchi le Mauvais-Pas, (vraiment trop bénévole pour mériter un si vilain nom), on arrive au-dessus de l'arête, on a tout à coup devant soi la Tour Salière, le Ruan et la Tour-de-Suzanfe, imposant massif qui sur un espace d'une lieue n'étale que précipices, séracs, murailles grises et polies par le travail d'anciens glaciers. A qui n'est pas au fait de la topographie de ces lieux, la première apparition d'un tel massif de glaciers ne peut manquer de causer une surprise. Heureux celui qui, assez matinal, jouit de cette surprise au moment où les premiers feux du soleil rasent les sommets et viennent dorer les brillants créneaux du glacier !

Pour entrer entièrement dans le pâturage de Suzanfe, il faut traverser la Viège ; mais les ponts sont rares à ces hauteurs. Les guides de Champéry ont bien déposé là une planche, et je l'y ai vue une fois ; mais le plus souvent, il faut franchir le torrent d'un saut, et s'il avait un pied de plus, tout le monde n'y parviendrait pas.

Une fois de l'autre côté du torrent, on en a fini avec le monde ; les bruits de la vallée n'arrivent plus à Suzanfe ; on est seul avec la montagne, et l'on n'entend plus que le sifflet nasillard de la marmotte, ou, plus rarement, celui du chamois. Il y a bien parfois un pâtre gardant quelques moutons ; mais il est le plus souvent invisible. Quant aux moutons, si l'on passe près du col de Suzanfe ou le long des maigres gazons qui se hasardent au pied des dernières pentes de la Dent-du-Midi, on ne peut manquer de les rencontrer, et, le plus souvent, de les voir accourir et s'efforcer de pénétrer du museau dans les havre-sacs ou dans les poches, partout où ils supposent du sel. Pour eux, un homme qui passe par la montagne porte assurément du sel caché dans ses poches ou ailleurs. Ils en sont si bien convaincus qu'on a parfois quelque peine à leur échapper.

Le vallon qui porte le nom de Suzanfe, peut avoir une petite lieue de longueur ; il monte en pente douce vers le col de même nom, resserré entre les premiers escarpements de la Tour-Salière et la longue et chauve arête de la Dent-du-Midi. Sa partie la plus basse, enfermée entre le revers de Bonnavaux et des Dents-Blanches et les pentes du Sageroux, forme un cirque occupé jadis par un petit lac et battu de tous côtés par les avalanches au printemps. Le pâturage tout entier n'est qu'un vaste lapiaz que le gazon recouvre peu à peu. Gentianes et saxifrages de toutes couleurs se sont mis en tête d'en faire la conquête et finiront par le rendre charmant. En maint endroit on y rencontre encore entre les blocs des trous où plus d'un mouton a déjà disparu.

Si l'on visite Suzanfe avant que les chaudes haleines du printemps aient fait fondre les neiges, on pourra se faire une idée de ce qu'était jadis cet intéressant vallon.

A ce moment, vu des dernières pentes de la Dent-du-Midi, la neige qui le recouvre encore figure le glacier disparu ; car, on n'en peut douter, Suzanfe, à l'époque glaciaire, avait le sien qui devait être fort beau : il a limé sa trace en maint endroit sur les rocs. On s'assure aisément qu'il couvrait les noirs et gigantesques gradins qui servent d'assises au Ruan et à la Tour-Salière : et à chacun d'eux, quelles puissantes cassures, quels riches séracs il devait étaler ! Jusque dans sa partie inférieure il devait être d'une grande pureté, car sauf les cônes de débris, au bas des couloirs où passent les avalanches, il a peu laissé de moraines ; à peine a-t-il écorné les rudes gradins, trop massifs pour lui céder quelque chose. Retiré aujourd'hui sur le plateau et les dernières pentes, il lui reste cependant assez de sa grandeur et de sa beauté d'autrefois pour mériter d'être plus connu. Lors même qu'on n'en voudrait pas à la Tour-Salière, une journée passée à visiter le glacier de Suzanfe, à en admirer les magnifiques séracs, serait une journée à ranger parmi les beaux souvenirs.

La Viège franchie, on peut se diriger sur la cime de la Dent-du-Midi de bien des manières ; on y peut même aller vingt fois sans suivre absolument la même route. Les guides de Champéry prennent maintenant la moins pittoresque. Ils abordent et remontent les pentes pierreuses qui descendent de l'arête et de la Dent, précisément dans le sens de leur plus grande longueur ; prises de la sorte, elles sont éternelles.

On peut aller aussi jusqu'au col de Suzanfe, et, de là, suivre l'arête jusqu'à la cime ; mais la course est plus longue sans être beaucoup plus agréable. La route la plus pittoresque, la plus courte et la moins fatigante, trois qualités qu'il est excellent de pouvoir concilier dans les ascensions, c'est d'aborder la longue arête de l'ouest vers le point de sa plus basse dépression ; une pointe de gazon s'avance précisément clans cette direction ; on évite ainsi une heure de pierres roulantes.

Arrivé sur l'arête, on la suit dans toute sa longueur. Elle est spacieuse, peu inclinée ; on y découvre déjà le Val-d'llliez en miniature, les montagnes du Chablais, la vallée du Rhône, l'extrémité du Léman, en sorte que, par une douce et pure matinée, c'est une délicieuse promenade. Délicieuse, oui ; mais saisissante aussi ; car la vue plonge à chaque instant dans les abîmes qui dominent le Val-d'llliez ; le précipice, de plus en plus vertical, mesure mille mètres.

Le matin, toute cette paroi précipitueuse est encore dans une ombre bleuâtre qui la rend plus haute encore. Des pans de murailles ruinées, de grandes pointes chancelantes surplombent en certains endroits et menacent les profondeurs, où brille, près de grands névés, le Lac-Vert, enchâssé comme un diamant au milieu des pâturages.

Une pierre lâchée de là-haut roule d'abord dans les premiers couloirs en entraînant vingt autres à sa suite, puis bondit de saillie en saillie, décrivant des paraboles toujours plus gigantesques, et disparaît à l'œil longtemps avant d'avoir l'endroit où elle doit s'arrêter. Seulement, son rapide passage ébranle et précipite toutes celles qui étaient prêtes à tomber, et il faut du temps avant que le caIme soit rétabli sur le flanc des ravines et qu'on n'entende plus rien rouler dans les profondeurs.

En suivant l'arête, on arrive à un point où elle offre un escarpement d'une dizaine de mètres, assez accidenté pour que les novices ne puissent le franchir sans aide. On peut le contourner en descendant sur la droite, mais, pour un grimpeur il est intéressant.

Les habiles peuvent sans trop de peine monter directement à la cime par les rocailles de la face de l'ouest. Pour ceux qui se sentent moins épris des cheminées, des casse-cou, des corniches et autres étranges idoles des grimpeurs, il vaut mieux prendre de flanc la pente souvent couverte de neige qui regarde Suzanfe, et atteindre de là le dernier épaulement, auquel les guides de Salvan ont donné le nom de Col-des-Paresseux ; ceux de Champéry l'appellent simplement Col de la Dent-du-Midi. Vive pourtant le col des paresseux !

De ce col, en effet, où l'on peut, assis à l'aise, contempler déjà le glacier de Plan-Névé et les six pointes, la chaîne Pennine, la Tour-Salière et la calotte du Mont-Blanc, on voit, au contraire, se dresser la dernière pente de la Dent-du-Midi, longue encore, bien longue pour des jarrets tremblants de fatigue et des poumons épuisés ; et rapide !...

Le paresseux lève la tête, mesure la distance d'un regard découragé, laisse échapper son bâton, son sac, puis se couche et déclare net qu'il n'ira pas plus loin. Et cela plus d'une fois chaque été. Pas sots, n'est-ce pas, les guides de Salvan ? Et bien nommé, le Col-des-Paresseux ?

Le grimpeur ne s'y arrête pas ; les communs mortels y font un charmant séjour, après lequel parfois un paresseux lève encore la tête, mesure bien, puis se décide héroïquement à tenter un dernier effort, s'arrête vingt fois en route, à moitié repentant de sa résolution, et pourtant arrive enfin au sommet aussi fier que les autres.

Au reste, ami lecteur, si vous croyez qu'il n'existe qu'à la Dent-du-Midi le Col-des-Paresseux, vous faites erreur, On le trouve à mi-hauteur de la plupart des cimes de fatigant accès : au Mont-Rose, au Mont-Blanc et bien ailleurs encore. On le trouve, n'est-il pas vrai ? sur la route de toutes les hauteurs morales ; à mi-chemin de la science ; à mi-chemin de la vertu. Courageux, on poursuit et l'on arrive enfin ; lâche, on mesure la pente, on désespère, on s'arrête, et voilà autant d'efforts qui n'ont servi qu'à remporter la honte d'une défaite. Ah ! la belle chose que l'énergie au Col-des-Paresseux !

Il peut arriver, surtout aux premiers jours de juin, qu'une partie de la dernière pente soit couverte de glace, et vu sa rapidité (50° peut-être), on peut avoir quelque peine à atteindre le sommet, car il faut alors tailler tous les pas. Si l'on tient l'extrême droite, à la peine peut s'ajouter le danger, car les faux pas mènent loin sur le bord de l'arête.

Un jour que j'y conduisais deux Anglais fort peu exercés, j'eus l'occasion de voir qu'il est utile, quoi qu'on en dise, d'être toujours muni d'une hache et d'une corde, dans une course de quelque importance. Si nous avions négligé cette précaution, qui coûte d'ailleurs fort peu, non-seulement nous n'eussions pas atteint la cime, mais il eût pu arriver un malheur. Cette dernière pente est souvent pénible, mais on peut bien se donner quelque peine quand il s'agit d'arriver à 10 600 pieds sans courir aucun danger.

Plusieurs personnes ont déprécié la vue de la Dent-du-Midi : j'ose affirmer que c'est pour n'en avoir pas pu jouir. Le séjour du sommet n'est pas toujours agréable ; les vents semblent avoir fait de cette montagne le théâtre de leurs combats, et les nuages n'ont point de séjour plus favori que la spacieuse terrasse du glacier ; aussi n'est-il pas fréquent de pouvoir passer là-haut une heure de pleine et entière jouissance. Mais ceux qui ont pu, pendant les longues heures d'une belle matinée, posséder ce panorama dans toute son étendue, auront peu de chose à lui reprocher. Si le Mont-Rose s'y montre sous un aspect peu favorable, si le Mont-Blanc est caché en partie, assez d'autres beautés originales pourront les faire oublier à ceux qui, dans un panorama, ne tiennent pas aux noms.

Il est peu de sommets, de cette hauteur du moins, qui dominent de tels précipices. Si, partant de la croix, on suit l'arête dans la direction des autres pointes, on rencontre plusieurs dalles inclinées, surplombant sur l'abîme ; il faut s'y coucher et avancer la tête ; on ne peut se défendre d'un mouvement d'effroi au premier aspect de ces murailles, de ces gorges précipitueuses, hérissées de pointes dentelées. L'effet en est saisissant, surtout un peu tard, en automne, lorsqu'une légère couche de neige nouvelle est venue accuser jusqu'aux moindres saillies. Aux premiers jours d'été, au contraire, les fortes saillies seules gardent encore de la neige ; non plus quelques pouces, mais quatre, cinq, six pieds d'une neige aux contours arrondis, travaillée par les alternatives de gel et de dégel, qui ont formé en maint endroit d'étincelants stalactites suspendus dans les airs.

C'est alors qu'il faut voir, par un beau soleil de mai, et pour peu que le vent s'en mêle, la débâcle de tous ces échafaudages de l'hiver ! Pyramides audacieuses et chancelantes, corniches imprudentes avancées sur l'abîme, entassements hasardés sur des pentes vertigineuses, lèvres colossales débordant des arêtes, tout cela croule ou casse à son tour et part en poussière dans le vide, les couloirs et les ravines.

Si l'on se trouve à Suzanfe au printemps et qu'on ait à espérer un jour de chaud et brillant soleil, il faut se hâter d'atteindre la cime, et s'il se peut, y passer une partie de la journée. Oubliant qu'on n'est qu'à cinq lieues du Léman, on se croira sans peine au sein d'un des plus grands massifs. Sauf le Val-d'llliez dans la profondeur, rien de vert, rien de vivant, partout la neige et le roc noir ; à perte de vue des chaînes blanches, des cimes étincelantes dominant des vallées bleuâtres ; plus près et tout autour de soi des pentes blanches et rapides que l'avalanche va labourer dans quelques instants, des pointes, des arêtes d'où les corniches neigeuses vont se détacher et tomber en poussière au premier souffle du vent.

En restant alors sur la cime jusque vers le milieu de l'après-dînée on ne peut manquer d'y voir et surtout d'y entendre rouler plus d'une avalanche, soit sur les pentes qui descendent de la brande arête, soit de la Dent elle-même, soit surtout de la Tour-Salière et du Ruan. Ces dernières, partant d'ordinaire de la calotte neigeuse qui recouvre le sommet du Ruan, se déroulent en brillantes cascades sur le flanc noir du rocher pour aller se perdre parmi les séracs du glacier. Nous eûmes une fois le plaisir d'en compter douze en moins d'un quart d'heure ; à la première ce fut comme un signal, la sombre tour du Ruan semblait ruisseler d'avalanches.

En septembre ou en octobre, tout est complètement différent mais bien beau encore. C'est le temps des ciels purs, des horizons limpides, des vues infinies ; mais c'est aussi le temps des brusques alternatives de soleil et de pluie, de ciel bleu et de brouillard. Par la pleine lune, souvent, après des jours de pluie, les nuages lourdement amoncelés autour des cimes s'envolent en une nuit, et, le matin, l'aube est radieuse et pure ; la journée est splendide. Il faut deviner ces temps-là ; c'est une partie à jouer.

Il nous est arrivé plusieurs fois de le faire, et assez souvent aussi de gagner, de quitter Vevey par un ciel gris et chargé, et de jouir le lendemain, sur la cime de la Dent-du-Midi ou ailleurs, d'une de ces belles et pures journées qui rendent parfois si brillantes les courses d'automne. Les plans rapprochés sont moins beaux peut-être qu'au printemps et en été ; les pentes pierreuses ont beaucoup perdu à quitter leur parure de neige ; les glaciers sont découverts et grisâtres, souvent sales ; à peine s'il y a quelques pouces de neige pure et fraîche sur les pentes exposées au nord ; mais quelle douce chaleur et quelle harmonie dans les teintes ! quelle pureté dans les lointains !

Si la saison entre pour beaucoup dans la beauté du panorama, il n'est pas indifférent non plus de bien choisir son heure pour en jouir. Malheureusement, pour une cime de cette hauteur, les parties nocturnes ne sont pas aussi aisées qu'à Jaman ou à Naye, et s'y rendre pour le lever du soleil est souvent moins difficile en projet qu'en exécution. On l'a pourtant fait plusieurs fois. Un lever de soleil là-haut doit être splendide, mais j'incline fort à croire qu'on aurait plus de chances encore d'y jouir d'un magnifique coucher. Le soir, toute la chaîne Pennine, du Mont-Rose au Mont-Blanc, s'illumine d'un magique éclat, tandis que les plans les plus rapprochés, le cirque de Salanfe et la Tour-Salière sont déjà plongés dans l'ombre. Quelle puissance doit avoir cette ombre immense et profonde pour faire ressortir le pur et resplendissant éclat des dômes neigés de la grande chaîne ! Et que d'effets inattendus et sublimes dans l'embrasement des rochers d'alentour, des sept pointes et des précipices du Val-d'llliez ! N'avons-nous pas vu, des bords du Léman, dans les beaux soirs d'automne, la Dent-du-Midi sembler prendre pour elle seule les plus beaux rayons, et le soleil lui faire ses plus splendides adieux ?

Si beau, hélas ! que soit le spectacle sur la cime, si vivement qu'on en ait pu jouir, il vient un instant où quelque chose en nous s'en détache et se tourne ailleurs ; le moment arrive où l'on ramène les yeux autour de soi pour songer au retour.


Et, monté sur le faîte, on aspire à descendre.


Mot trop vrai, dans lequel la puissance du génie a sondé bien juste notre mystérieuse nature ! Autre rapport, aussi, du monde physique au monde moral, qui semblerait donner raison à ceux qui se sont arrêtés et qui attendent au Col-des-Paresseux.

Mais non. C'est que l'homme n'est point fait pour posséder ici-bas l'objet de sa jouissance assez souvent une main impitoyable le lui arrache avec violence, et, lorsque parfois elle s'oublie à le laisser jouir, son propre cœur se lasse, sa propre nature l'oblige à se détacher et à continuer sa route.

Marche, marche, voyageur ! Tu as monté, redescends, pour remonter demain peut-être, et redescendre encore. Marche sans t'arrêter, et sans t'oublier au bord du séduisant chemin. Tu entrevois ici, tu verras, tu jouiras plus loin, ailleurs. Tout cela passe et le temps l'emporte, et il te faut quelque chose que le temps ne puisse ruiner. Marche toujours : tu n'es pas de la terre !

Et nous redescendons, il est vrai, pauvres paresseux; nous redescendons où vous en êtes : mais nous descendons vers le but commun, l'âme agrandie par une contemplation sublime. Nous redescendons ; mais, de là-haut, nous avons vu la terre lointaine où nous devons aller reposer ; et qu'il est beau le regard qu'on jette sur ce doux horizon !

Aux premiers jours d'été une couche d'excellente neige permet de faire, de la cime, une merveilleuse glissade ; mais elle conduit à Suzanfe ; nous qui allons ailleurs, nous n'en profiterons qu'en partie, jusqu'au Col-des-Paresseux où nous attend une autre route. Si, étant sur cet important passage, on se tourne vers la moraine et le glacier de Plan-Névé, on n'a qu'à regarder à ses pieds et l'on voit la route par où l'on gagnera Salanfe. Or Salanfe est la merveille qu'il nous reste à voir1.

De ce côté la montagne tombe en poussière, s'en va en boue dans certains endroits. On descend entraînant avec soi des châteaux de pierres délitées dont plusieurs roulent, sifflent, ricochent et donnent plus d'une fois à penser si la troupe est tant soit peu nombreuse.

De bonne heure on trouve là encore de la neige, et vogue pour Salanfe ! En dix minutes on est en bas. Mais, avant de s'engager sur une pente, il est bon de s'assurer où elle conduit ; et la première qu'on rencontre ne conduirait pas du tout à destination des êtres aussi faciles à briser que les pauvres humains. La bonne, la fameuse est plus loin, à gauche, presque sous la grande Dent. Lorsque l'hiver a été riche, la glissade est sans fin ; on en a pour plus de 3000 pieds. On fera bien toutefois de ne pas s'y hasarder par le vent ou le dégel ; j'y ai vu deux fois rouler une pluie de pierres qui auraient été de mauvaise compagnie. Aux premiers jours de printemps, il tombe là de superbes avalanches.

C'est de ce côté que s'entassent jusqu'ici les débris de la montagne ; pentes d'éboulis et de pierres roulantes où la marche devient bientôt pénible. Que de ruines ! quel chaos de blocs de toutes grosseurs ! Et quelle immense Babylone on pourrait bâtir avec ces matériaux entassés par le temps !

Cependant voici bientôt quelques fleurs qui se hasardent parmi les blocs ; voici le bassin pierreux d'un lac à moitié desséché ; puis des monticules verdoyants, de délicieux jardins alpestres, enfin une dernière pente fleurie, moraine de jadis, aujourd'hui envahie et couverte par la végétation, et l'on pose le pied sur le sol de Salanfe. (1962"').

Le délicieux contraste, après les ruines désolées et les moraines, que ce doux tapis de fine verdure !

Qu'on se figure, au milieu d'un cirque d'imposantes montagnes qui dominent de cinq mille pieds, une vaste et splendide arène, unie comme l'onde d'un lac dans les plus beaux jours, couverte de la plus tendre verdure et des plantes alpines les plus délicates, arrosée des plus séduisants ruisseaux, et l'on saura ce que c'est que Salanfe, ou plutôt l'on ne saura rien, car personne ne peut imaginer un pareil site, si ce n'est Celui qui, l'ayant imaginé, en réalisa les beautés.

A mesure qu'on avance sur cette verdoyante arène, l'on en comprend mieux la calme et silencieuse grandeur. C'est vraiment une des plus belles solitudes des Alpes. Lieu étrange ! s'il n'est pas le théâtre de quelque fantastique légende, c'est qu'il a été découvert au temps où l'on ne savait déjà plus les faire. Les vachers disent bien entendre et voir parfois des esprits sur la blanche terrasse du glacier; ils content bien, le soir, au voyageur qui s'assied à leur foyer, la légende du monstre du Jorat, mais rien pour la mystérieuse plaine.

N'importe, à défaut de cette poésie de légende, elle en a une autre bien plus grande encore : dans cette plaine, sur ces rochers sombres, sur cette grande moraine est écrite une page de l'histoire de la terre ; et que Salanfe est beau pour qui pense à la lire !2

Au pied de la large moraine qui descend du Plan-Névé, et au bord de la pelouse, on aperçoit quelques groupes de chalets, mais si humbles et si rustiques, qu'à première vue on les confond avec les blocs d'alentour : et d'ailleurs, vides qu'ils sont pendant onze mois de l'année, ils ne font qu'augmenter l'impression de solitude que donne cette grande plaine déserte. Seule l'ouverture de la gorge, où descend la Sallanche et où l'on entrevoit quelques cimes lointaines, peut faire soupçonner qu'il existe un monde hors de Salanfe.

Vers le milieu de juillet ce beau désert s'anime, des clochettes y retentissent ; de Salvan et de Verossaz les troupeaux y montent en foule, car la place est grande, et les mille bêtes qui viennent chaque été sont à l'aise dans le pâturage. Les plus aventureuses se hasardent sur les pentes, parmi les gros blocs, près des moraines ; quelques-unes s'y perdent parfois et leurs ossements blanchis, que les pâtres retrouvent souvent quelques années plus tard, attestent le sort de ces imprudentes.

Les chalets, primitifs s'il en fut jamais, sont habités par toute une petite population simple, rustique et d'humeur joyeuse, car c'est une fête pour les pâtres que le séjour à la montagne de Salanfe ; et ceux que l'âge ou les infirmités confinent au village, ne voient sans doute pas sans regrets le départ des troupeaux pour la belle prairie où ils ont passé de si beaux jours.

Les troupeaux ne restent qu'un mois à Salanfe. A la mi-août, c'est-à-dire quelques jours avant leur retour à la vallée, les vachers y célèbrent la fête, coutume suivie dans plusieurs autres pâturages. Pour ce jour-là, les parents, les amis, les jeunes gens montent des villages voisins. On passe la nuit dans les chalets de Salanfe, et, comme ils ne sont pas faits pour recevoir des visites et loger de si nombreux amis, on se blottit, on se juche, on s'entasse comme on peut, et il faut voir ces chambrées !

Un soir de fête, justement, nous arrivons quatre dans une de ces cases. La voyant déjà pleine, nous songeons à nous retirer après avoir bu la crème. Restez donc, nous disent ces bonnes gens, quand il y a de la place pour huit on en trouve aussi pour douze. En effet, quatre d'entre eux s'entassent sur une sorte de lit, et nous grimpons au fenil ; il avait seize pieds carrés !

Cette nuit-là on ne dort guère et les gais propos vont leur train. Les garçons restent longtemps autour de l'âtre à agacer les filles, qui n'ont pas la repartie embarrassée ; on se fait les doux yeux, et plus d'une idylle s'ébauche qui se continue le lendemain sur la verte pelouse et finit souvent, quelques mois après, par un heureux ménage.

Au reste, à n'importe quel moment, une nuit passée chez les bons vachers de Salanfe est toujours pittoresque. Ils sont souvent causeurs, et rien de plus amusant que leurs vieilles histoires ! Parfois on peut leur tirer une légende, celle du monstre du Jorat, peut-être ; toujours au moins on trouve chez eux la plus cordiale hospitalité.

J'ai parlé deux fois du monstre du Jorat ; voici cette légende.

Les vachers me contèrent qu'autrefois (quelques-uns croient même se rappeler ce temps-là), il y avait sur le col de Jorat un monstre, un dragon, un animal enfin, d'une espèce inconnue et d'un aspect horrible, qui gardait, la nuit, le passage du col. Il avait déjà fait de nombreuses victimes, et les plus hardis chasseurs n'osaient l'attaquer. La nuit tombée, il descendait du glacier ; il régnait sur toute la montagne, et malheur à qui approchait du Jorat. Un jour, enfin, un homme de la vallée du Rhône avait été condamné à mort. Il était d'une force et d'une audace peu communes. On lui offrit sa grâce s'il combattait le monstre et parvenait à le détruire. II accepte, monte à Salanfe, attend la nuit et gravit le sentier du Jorat. Le combat, dit-on, fut terrible ; mais l'homme eut la victoire, et la tranquillité fut désormais rendue aux pâtres de Salanfe.

Aujourd'hui, le col est sûr, autant que j'en ai pu juger en le passant trois fois de minuit à deux heures du matin.

Salanfe est un site qu'il faut comprendre, mais rien aussi n'est plus facile pour qui aime la nature. Il se peut qu'à une première et rapide visite la poésie en échappe ; mais si l'on y revient, si l'on s'y repose une heure au bord des limpides ruisseaux, alors que la plaine est solitaire et les troupeaux descendus ; si, surtout, regardant l'ombre monter et le soleil rougir les cimes, on y attend l'arrivée de la nuit, Salanfe parle, alors, et le plus insensible en comprend la poésie. Poésie d'antique solitude et de sublime silence ; poésie qui fait rêver qu'assistant au premier âge du monde on est l'Adam de la création nouvelle, ou que, dernier survivant des générations éteintes, on est resté seul avec la nature et Dieu.

Ah! s'il est un pays où l'on se surprenne parfois à dire : Ubi bene, ibipatria, c'est bien celui qui referme, au sein de ses libres montagnes, ces sites enchanteurs, ces sublimes vallons. Plusieurs pourront m'en blâmer, mais, si le sort m'exilait aujourd'hui sur quelque plage lointaine, je sens que j'aurais à pleurer deux patries.

Rochers brunis, sombres forêts de mes Cévennes, où s'est abritée mon enfance, jamais, certes, vous ne sortirez de mon souvenir ; toujours, en moi, il y aura quelque chose qui vibrera à votre nom ; enrichi même des grands souvenirs des Alpes, je laisserai plus d'une fois errer ma pensée distraite parmi les genêts de vos montagnes : mais ce peuple que j'aime, cette liberté que j'ai appris à chérir, ces Alpes que j'ai si souvent rêvées, et où, maintenant, il m'a été donné de passer de si beaux jours, ont vraiment une moitié de mon cœur. A toi, France, appartiennent ma jeunesse et mes premiers souvenirs ; à toi ce qu'il y a de plus intime dans mon cœur et dans ma pensée ; mais à toi, libre et belle Helvétie, je voudrais parfois donner le reste de mes jours.

Un soir nous descendions de la Dent-du-Midi par le Col-de-Suzanfe. Notre troupe, assez nombreuse d'abord, s'était divisée ; la plupart, devant revoir le soir même les bords du Léman, avaient pris les devants et étaient depuis longtemps disparus. Deux amis restèrent seuls avec moi.

Libres pour quelques jours, peu nous importait quel serait notre gîte, et nous laissions couler les heures sans compter. La plaine était libre et déserte, et nous abordions à Salanfe pour la première fois.

Ravis de la beauté de ces lieux, nous allions à pas toujours plus lents, et enfin, pour mieux jouir, nous voilà étendus sur le gazon au bord d'un des plus purs ruisseaux. Le plus jeune de nous jouait avec les flots limpides, le plus habile essayait un dessin ; pour moi, tantôt je fermais les yeux, me laissant bercer au grondement éloigné des torrents du glacier, grossis par la chaleur du jour, tantôt je les rouvrais pour m'assurer encore que notre délicieuse situation n'était pas un rêve.

Si bien installés au bord d'un si frais ruisseau, il était difficile de ne pas songer aux vivres et aux rafraîchissements. Et voilà, dans une casserole légère, chauffée à la flamme d'une lampe, un chocolat qui s'apprête et circule bientôt, servi non dans des tasses, mais dans le couvercle même de l'ustensile, plus beau alors qu'une porcelaine de Sèvres ou du Japon. -- Ah ! le délicieux instant et le beau souvenir !

Cependant la fraîcheur et les ombres qui se répandaient dans tout le vallon, la rougeur qui commençait à colorer les sept pointes de la Dent-du-Midi, nous rappelèrent qu'il était prudent d'assurer notre retraite.

Ne sachant rien des sentiers qui sortent de Salanfe, hormis celui du Jorat qu'on voyait serpenter tout près, nous avancions vers la gorge, certains d'y trouver une issue.

Il fait bon dire : Hâtons-nous ! le temps presse. Où pourrons-nous coucher ? Mais le moyen de résister à la séduction des beautés qui nous entourent ? A mesure qu'on approche de l'extrémité de la plaine, les ruisseaux se réunissent pour former la Sallanche ; le terrain devient inégal, l'onde commence à murmurer plus fort, pour bouillonner bientôt ; la gorge approche. Voici des blocs de granit, et, tout autour, les premiers rhododendrons. Qu'ils sont frais ! Qu'ils sont beaux ! Vite un bouquet, une touffe au chapeau, une couronne ! Et nous voilà encore, flânant le long des premiers sauts de la Sallanche, et cueillant les rhododendrons, toujours de plus en plus beaux.

L'intention d'un sentier commençait à se dessiner sur la rive gauche ; mais l'intention seule, car nous en perdîmes les insaisissables vestiges au bout d'une centaine de pas. Nous avancions pourtant dans la gorge. De gros nuages sombres venaient de surgir derrière la Tour-Salière.

Elle est fort belle, la gorge de Sallanche, le torrent la descend en riches et brillantes cascades ; mais lorsque l'homme arrive au bord d'une paroi de granit de cinquante pieds de haut, il sent qu'il est un être lourd, impuissant et borné ; et les flots de cette eau légère qui se joue des obstacles, qui s'élance dans les airs quand le rocher lui manque et qui lui jaillit en poussière au visage, insultent à sa royauté impuissante.

En ce moment, un épervier passe au-dessus de nos têtes, qui traverse la gorge à tire-d'ailes ; et nous trois, nous sommes là, délibérant. C'est que, lourds, impuissants et bornés, nous ne pouvons nous élancer dans l'abîme à la suite du flot brillant, et que la Sallanche est trop large et trop rapide pour la traverser jusqu'au délicieux sentier qui nous nargue sur l'autre bord.

En vain nous essayons de jeter de grosses pierres au milieu du torrent pour y établir un passage ; il est peu profond, mais le flot rieur emporte d'un jeu ce que nos bras réunis lui ont lancé avec effort.

Un tronc mort et vingt blocs y disparaissent, et la Sallanche coule toujours rapide, grondante et pure, et nous sommes toujours là, regardant le sentier qui passe peut-être à dix pas.

Cependant, du milieu des nuages qui descendent, le tonnerre retentit dans les échos de Salanfe, et de larges gouttes commencent à tomber. Impossible de franchir la paroi, impossible de forcer le passage ; il faut se frayer un chemin le long des pentes rocheuses, jusqu'à un large sentier qu'on voit poindre plus bas.

Talonnés par l'orage et la nuit, nous grimpons avec ardeur, nous nous dévalons avec audace, et de roc en roc nous atteignons au sentier. Dix minutes après, nous arrivons presque à nuit noire devant les chalets d'En-Van-Haut qui se dessinent dans l'ombre, petits et serrés, côte à côte comme les huttes d'une colonie de castors.

Nous heurtons à tous ; ils étaient inhabités. Au dernier enfin, où brille de la lumière entre les planches, la porte s'ouvre pour nous, juste au moment où l'orage se déchaînait dans la gorge avec toute sa violence.

Ce chalet, ou plutôt cette case, était habitée par un bien pauvre ménage. Un homme maladif et grisonnant était assis devant l'âtre, donnant la soupe à un marmot qui se barbouillait à plaisir pendant que sa mère ranimait le feu pour nous chauffer le lait de la seule vache qui fût à l'étable. Deux fois le vent, s'engouffrant à travers les planches disjointes, éteignit le crésu qui éclairait de son incertaine lueur cette scène de pittoresque dénuement et de rustique misère.

Vient l'heure du repos. Nous ne pouvions songer à descendre jusqu'à Salvan ; l'orage n'avait pas cessé : les éclairs venait nous éblouir et nous faire tressaillir jusque devant l'âtre, et les roulements du tonnerre se prolongeant le long des pentes de la gorge, faisaient vibrer les poutres du chalet. Une échelle délabrée conduisait à une étroite soupente envahie par la fumée, car les cheminées sont inconnues à Van-Haut, la fumée s'y échappe lentement, comme elle peut, à travers les jours de la toiture. De foin ni de paille, il n'était pas question ; à peine quelques fétus restés sur les planches humides attestaient qu'il y en avait eu jadis. Serrés ensemble et entourés de nos plaids, nous essayons de nous réchauffer et peut-être de dormir ; mais voici que les tavillons du toit, impuissants à retenir le déluge qui les inonde, laissent filtrer sur nous des gouttes d'abord, puis des ruisseaux de pluie.

J'ai passé bien des nuits dans les hauts chalets des Alpes, j'ai logé dans les huttes de pierres du Dauphiné et de la Maurienne, j'ai dormi en plein air à 7.000 pieds ; mais jamais je n'aurai le souvenir d'une nuit semblable à celle de Van-Haut, Que l'aurore fut lente à venir ! Et avec quelle joie, à sa première lueur, suffoqués, mouillés, transis, nous reprîmes le chemin de Salvan !

J'aurais tort toutefois de laisser durer l'impression de notre désagréable aventure. Ce qui nous est arrivé était dû à un malheureux concours de circonstances qui ne se rencontreront sans doute pour personne, et l'on peut passer la nuit à Van-Haut tout aussi bien qu'ailleurs.

Le vallon est charmant et la plupart des chalets fort habitables dans la bonne saison. Les habitants, qu'on y peut voir au printemps et en automne, sont loin d'être misérables, et si l'on passe à Van-Haut un dimanche soir, on verra sur le seuil des chalets chemise blanche et frais corsage.

Il faut aussi revenir sur la Sallanche, la gorge et les sentiers. On s'instruit souvent à ses dépens dans les courses alpestres ; mais si l'on tient l'exil ouvert, une fois suffit pour apprendre : depuis notre aventure nous n'avons plus manqué le sentier. Au reste, il y en a deux, un sur chaque rive, mais si légèrement tracés en certains endroits, si fantasques dans leurs écarts et leurs escalades, qu'on les perd à la moindre distraction. Tous les deux sont également directs, mais celui de gauche est préférable si l'on veut jouir des cascades si variées de la Sallanche.

La gorge tout entière est sauvage et fort belle, et d'un caractère original et frappant. Au-dessous de Van-Bas, elle se resserre et devient impraticable. La Sallanche y bondit de plus en plus rapide, franchit l'abîme en chutes toujours plus grondantes, puis, la gorge s'ouvrant tout à coup devant la vallée du Rhône, et le sol venant à lui manquer, elle livre à l'espace sa riche et brillante écume, mais pour la dernière fois. Elle a touché la plaine. Du même coup, elle a perdu son nom. Cette cascade, toujours si blanche et qui ne s'est jamais teinte de la couleur des orages, ce n'est plus la Sallanche. Les gens du pays l'ont appelée Pisse-Vache, et ce nom lui est resté. Parmi les nombreux touristes qui l'admirent,bien rares sont ceux qui connaissent ce joli nom de Sallanche, et la plupart oublient de demander où conduit la gorge sombre qui s'ouvre là-haut.

Il serait intéressant, après avoir goûté la Sallanche à sa source, de la suivre dans ses dernières chutes jusqu'au moment suprême où elle mêle son écume mourante aux flots limoneux du Rhône ; un sentier permet de le faire, à ce que j'ai appris depuis peu ; mais le chemin de Salvan la quitte un peu au-dessous de Van-Haut pour s'engager dans les sapins. Rapide, mais doux au pied, il atteint bientôt les basses régions, non sans quelques superbes échappées, où l'on voit les cimes avancées de la chaîne Pennine briller sous les feux du soir.

Quiconque n'est pas pressé de revoir la plaine, n'aura pas à regretter de s'être arrêté à Salvan. Y arrivant le soir, on peut y passer la nuit et descendre le lendemain par la fraîcheur matinale et les premiers rayons.

Comme tous les villages du Valais, Salvan est pittoresque. La simplicité et les anciennes mœurs y règnent encore ; mais il est à craindre qu'elles n'en disparaissent bientôt. Une nouvelle route, qui passe par Salvan, détourne de ce côté une bonne partie du flot des étrangers qui vont à Chamonix.

J'aime Salvan, parce que j'y ai des souvenirs et que j'y connais de bonnes gens ; j'aime y dormir pour être réveillé au petit jour par le cornet de son chevrier partant pour la montagne ; j'aime y rester le soir pour descendre, le matin, par le délicieux sentier de Gueuroz ; car enfin, puisqu'il faut descendre, ne vaut-il pas mieux retarder encore ce suprême et pénible instant, et se choisir pour les derniers pas un sentier agréable et fleuri qui se perde en paresseux détours ?

II y a un chemin pour les gens pressés, c'est celui qui descend directement sur Vernayaz en zigzags géométriques ; pittoresque aussi, car il n'y en a pas d'autres dans la contrée, mais, pour moi, trop pressé d'arriver.

Le sentier de Gueuroz, inconnu des touristes, sort à la dérobée du village, traverse quelques prairies et s'enfile discrètement dans le bois. Il est bien pour les flâneurs, car pendant une demi-heure il se dirige tout juste à l'opposé du but. Il remonte la gorge du Trient, sinistre géhenne où l'on entend gronder les eaux furieuses et dont on n'approche qu'avec émotion. Il la remonte jusqu'à l'endroit le plus praticable, traverse le torrent, et cette fois prend, hélas ! la bonne direction et vise la vallée du Rhône. Mais il est si frais, si ombreux, si discret, si solitaire, on y voit en certains endroits de si séduisants cerisiers, que c'est un charme de finir ainsi la course et de cueillir une telle fleur pour le dernier souvenir.

Il pousse aussi loin que possible ses trompeuses allures, mais la plaine est là tout près ; il ne peut continuer dans les airs, il faut descendre enfin.

Hélas ! rocailleux ou fleuris, directs ou égarés en capricieux méandres, tous les chemins, ici-bas, ont leur but où il faut arriver une fois, si lentement qu'on ait cheminé et si longs qu'aient été les détours.



II



Il est peu de montagnes qui soient si généralement connues et cependant si peu visitées que la Dent-du-Midi. Tous les voyageurs qui suivent la vallée du Rhône, la remarquent et en retiennent le nom ; un grand nombre de touristes ont fait l'ascension de sa plus haute pointe, la cime de Champéry ; mais c'est à peine si quelques botanistes ou quelques amateurs à la recherche de l'inconnu se sont aventurés dans d'autres directions, dans la gorge ou vers le glacier de Chalin, au Jorat, à Salanfe, et l'on peut presque compter ceux qui connaissent le glacier de Plan-Névé.

Il faut dire, à la décharge des touristes, que dans toute autre direction que celle de Champéry, les abords ne sont pas faciles et exigent au moins une étude préalable de la carte ; d'ailleurs on n'y peut espérer d'autre gîte que les chalets des hauts pâturages. Mais si l'on se décide à surmonter ces difficultés, elles tournent bientôt en autant de charmes. Quoi de plus intéressant que de calculer son itinéraire sur la foi de la carte et de la boussole ; de plus attrayant que de se lancer à l'aventure dans quelque repli solitaire et ignoré des hautes Alpes ; de s'y chercher un abri et des moyens de subsistance ! Quoi de plus délicieux, enfin, qu'un bivouac à la montagne !

Encore faut-il se proposer un but, et la question peut devenir sérieuse ici, où le mieux serait de n'en point avoir. Bien des gens croiraient n'avoir pas joui des Alpes, et n'avoir pas fait une course de montagne, s'ils n'ont atteint un sommet quelconque, et un sommet en réputation. J'avoue qu'il sera difficile de les contenter. En effet, si l'on part de Salanfe, qui est la principale station alpestre du versant S.-E., il n'y a d'autre ascension facile que celle de la plus haute dent du Midi. Le Luisin est moins commode3 et d'ailleurs inconnu ; le Salentin est à peu près dans le même cas ; reste la Tour-Salière qui est une ascension très sérieuse, et les six autres pointes de la Dent-du-Midi, dont la moindre est une sorte de Cervin.

Ceux donc qui tiennent absolument à remporter gravé sur leur bâton le nom d'une cime auraient tort de venir à Salanfe. Le pâturage et les ruisseaux, les grandes moraines du Plan-Névé, les glaciers et les cimes ne pourront plaire qu'à deux sortes de personnes : à ceux qui ne demandent qu'un site qui fasse rêver, de belles eaux, un tendre gazon, des fleurs délicates,... et au grimpeur libre des préoccupations de l'amour-propre, qui s'inquiète peu d'atteindre une cime connue, et qui aime à parcourir les hautes solitudes au gré de ses caprices et pour son seul plaisir.

J'ai essayé précédemment de faire connaître Salanfe et sa gorge aux premiers ; avec les grimpeurs nous nous acheminerons cette fois vers le glacier et les cimes qui le dominent,

A tort ou à raison, je l'ai dit, je suis complètement épris de la Dent-du-Midi, Les plaisanteries de mes proches au sujet de cette passion n'ont jamais servi qu'à la rendre plus vive.

Au reste, qu'y a-t-il là d'étonnant ? Depuis deux ans je l'avais sous les yeux à chaque instant du jour. La fenêtre de ma chambre était orientée de telle sorte que la première image qui m'arrivait à mon réveil, c'était son profil élancé et gracieux ; à table, un sort malicieux avait si bien choisi ma place, qu'entre deux vis-à-vis et dans l'embrasure d'une fenêtre, je voyais, comme dans un cadre, les sept pointes de son arête et ses flancs jusqu'à mi-hauteur ; enfin, mes occupations me retenaient une grande partie du jour dans une salle où, à chaque fenêtre, elle m'apparaissait en entier, depuis les riches avant-monts qui lui servent de piédestal, jusqu'à ses cimes aériennes. Ne se laisserait-on pas séduire à moins ?

Ce que j'aime surtout de la Dent-du-Midi, le point qui m'attire, me captive et retient le plus longtemps mes regards pendant toutes mes contemplations, c'est la Cime de l'Est. Si elle n'est pas la plus haute, n'est-elle pas la plus fière, la plus élancée, la plus belle ? N'est-ce pas elle qui donne à la montagne tout son caractère, et, en dépit des quelques mètres dont sa sœur de l'ouest la domine, n'est-ce pas elle qui frappe dès l'abord et qui reste dans le souvenir ?

Maintes fois j'ai essayé sur le papier de varier le dessin de la Cime de l'Est tout en conservant celui des autres pointes. Est-ce que je suis trop épris de sa belle forme, ou est-elle en effet la plus belle ? Mais jamais je n'ai pu réussir à lui donner un profil qui réunît à la fois tant de noblesse et de grâce, d'élégance et de fierté.

Elle est si belle, si royale i elle porterait si bien ses quatorze ou quinze mille pieds ! Souvent, dans mes rêves, j'abaisse ses orgueilleuses rivales et je la vois dominer seule, regardant de haut la chaîne Pennine humiliée. Mais, hélas il n'en est rien et, de toutes les cimes d'alentour, c'est elle, au contraire, la plus noble, qui, sous les efforts du temps tombera la première. Qu'elle ait été jadis beaucoup plus élevée, ce n'est qu'un rêve. Une seule chose est possible, c'est qu'elle dominait la cime de l'ouest, la plus haute aujourd'hui. En jetant les yeux sur la carte fédérale, en en considérant surtout le relief à distance, on voit tout le massif se résumer en trois arêtes qui concourent vers un point central : l'arête de Susanfe, continuée par les sept dents, celle qui monte de Massongex par la petite dent4 et la Dent-de-Valère, et celle de Salentin et de Gagnerie ; toutes trois aboutissent à la Cime de l'Est. Un quatrième tronçon, celui de S'-Tanaire, plus court mais non moins robuste que les autres, y vient aussi converger. N'en peut-on pas conclure que le point culminant, le nœud de toutes ces arêtes, devait être le plus élevé et dépasser ainsi la cime de Champéry5.

Infiniment mieux placée que sa rivale de l'ouest et d'ailleurs ne le lui cédant guère en élévation, il semble que la Cime de l'Est aurait dû attirer de nombreux grimpeurs. Mais longtemps on l'a tenue pour inaccessible. Aujourd'hui encore, dans le Val d'llliez, dans la vallée du Rhône, à Salvan, bien des gens le prétendent.

On peut du moins assurer que les grimpeurs qui ont foulé cette orgueilleuse cime sont rares jusqu'ici et faciles à compter. Depuis la première ascension conduite par Delex, chasseur de Vérossaz, en 1842 (et dont celui-ci a toujours gardé un vif souvenir), deux seulement ont réussi à ma connaissance : celle de MM. Rambert et Piccard, et la mienne enfin6.

Les tentatives couronnées de plus ou moins de succès sont beaucoup plus nombreuses ; peut-être en a-t-on fait une dizaine ; j'y suis pour la plus grosse part.

Dès que j'eus gravi la plus haute pointe, je ne pus résister à l'envie de gravir la plus belle. A mesure qu'avançait l'été, chaque soir je la regardais plus longtemps ; je relisais sans cesse le récit des tentatives et de l'ascension de M. Rambert ; je commençais à le savoir par cœur. Je n'avais rien dit encore à Constant B., mon compagnon habituel, mais quelques mots qui lui échappèrent me témoignèrent qu'il m'avait deviné. Enfin, le mois d'août avançait, l'arête devenait de plus en plus praticable, c'était à n'y plus tenir.

Le sort a des caprices, dit-on ; il a aussi des ruses pour mieux arriver à ses fins.

Un des derniers soirs d'août, Constant et moi, accompagnés d'un jeune Vénitien, nous avions cinglé vers la côte de Savoie pour chercher la fraîcheur sur les eaux du lac. Notre voile, enflée par un vent frais et régulier, se penchait sur les flots et nous les fendions rapidement, laissant un brillant sillage qui marquait au loin notre trace.

Le soleil s'abaissait à l'horizon et commençait à répandre une lumière cendrée ; les monts de Savoie projetaient déjà de grandes ombres. Bientôt, autour de nous, tout s'enflamma d'une lumière magique. Le mât, la voilure, nos visages se teignirent de pourpre ; chaque flot, en miroitant, reflétait les feux de l'horizon, chaque vague devenait une flamme. Un coucher sous la ligne n'eût pas été plus beau. Le Vénitien debout, les cheveux au vent, oubliait là Venise, les voluptueuses gondoles et les beaux soirs de l'Adriatique ; puis le soleil s'abaissa lentement derrière la longue ligne du Jura et peu à peu les flots s'éteignirent. Le magique spectacle avait cessé, et nous songions à regagner la rive, lorsque soudain, en nous retournant, nos trois poitrines ne poussent qu'un cri de surprise et d'admiration. C'était la Dent-du-Midi que nous avions oubliée pendant toute cette scène et qui seule, au milieu des autres montagnes assombries, s'embrasait à son tour des derniers feux du couchant. Jamais nous ne l'avions vue si belle. La Cime de l'Est surtout étincelait d'un éclat sans pareil. Ainsi qu'une belle à ses amants, elle s'était ménagé le lieu, le temps et l'heure pour nous apparaître dans tout l'éclat de sa beauté.

C'en était trop. - Nous irons ! s'écria soudainement Constant, en la montrant d'un geste énergique. Partons demain, répondis-je, et tout fut dit. Le soir même, on vérifiait les guêtres, les piolets, la corde. Le lendemain, par une après-dînée splendide, nous descendions à la petite station d'Evionnaz.

On peut aborder la Cime de l'Est de plusieurs manières : par Champéry, par Salvan, et par le Bois-Noir, la gorge de St-Barthélemy, et le col du Jorat. Ce dernier itinéraire offre le passage le plus court ; c'est aussi celui dont le caractère s'harmonise le mieux avec le reste de l'ascension. Le vallon de S'-Barthélemy est austère et sombre, les parois qui le dominent sont décharnées et redoutables ; les sites y ont quelque chose de sérieux qui prélude dignement à une ascension difficile.

Cette contrée, d'ailleurs, offre peu de ces fraîches beautés, de ces délicieux détails qui caractérisent le fond du Val-d'llliez et plus encore la gorge de la Sallanche. Pour trouver une vive jouissance à gravir le col du Jorat, il faut s'intéresser à autre chose qu'aux simples effets pittoresques ; il faut surtout, devant la structure tourmentée et chancelante de ces immenses rochers, chercher à comprendre les cataclysmes dont ces lieux ont été le théâtre et ceux qui les menacent encore. Sous ce rapport, rien de plus saisissant que la gorge et le torrent de S'-Barthélemy.

Ces montagnes fourniraient de nombreuses pages à l'histoire des catastrophes alpestres ; elles ont plus d'une fois donné de terribles alarmes à leurs habitants, et chaque génération peut redire à la suivante les bouleversements dont elle a été témoin.

Mais ce que les générations ne peuvent redire, c'est ce qui se passait au temps où la vie n'était pas encore apparue dans le chaos primitif de ces montagnes.

Qui sait par quels affreux déchirements s'est ouverte, à la place où coule le Rhône et où sont maintenant les maisons et les champs d'Evionnaz, cette brèche si vaste et si complète aujourd'hui.

Sans doute elle fut étroite d'abord, et les eaux furieuses y durent emporter leur passage par de continuels assauts ; sans doute aussi, aux époques glaciaires, le puissant glacier du Rhône, obligé de resserrer ses flots dans cette gorge, lui a rudement fait sentir la pression de ses flancs. De la Dent-de-Morcles à la Dent-du-Midi, que de cimes tour à tour minées et disparues ! Les grands glaciers ont charrié au loin tous ces premiers débris, masse formidable dont les eaux du Léman savent peut-être mieux que nous le secret.

Ce qui s'est passé depuis lors et dès l'apparition de l'homme dans ces lieux, n'est rien auprès de ces premiers déchirements, mais c'est encore assez pour l'imagination des hommes ; c'est encore beaucoup trop pour leurs chétives demeures.

De longue date les archives locales ont consigné de terribles souvenirs. Le cataclysme qui engloutit la petite ville d'Epaune, sous la chute du Mont-Taurus, et où disparut la source thermale retrouvée de nos jours à Lavey, est un des plus anciens.

Le 9 octobre 1635, au milieu de la nuit, une nouvelle et terrible alerte fut donnée aux habitants d'Evionnaz et des hameaux voisins ; réveillés en sursaut, ils sortirent de leurs lits épouvantés. Un bruit sourd se faisait entendre et devenait de plus en plus éclatant : le Novierroz, montagne voisine, s'écroulait avec grand fracas sur la vallée. On avertit en hâte le curé de St-Maurice qui fit sonner le tocsin. Dès qu'il fit jour, une procession se rendit sur le lieu du sinistre, mais à peine y arrivait-elle qu'un éboulement plus terrible encore la faisait fuir sur une hauteur voisine.

Le bruit en retentit dans toute la vallée ; pendant plus d'un quart d'heure, le soleil fut obscurci par un nuage de poussière, depuis le Bois-Noir jusqu'au lac. Le cours du Rhône fut barré ; le torrent de la Marre (aujourd'hui S'-Barthélemy) forma au pied du Jorat un lac dont le dégorgement était une nouvelle menace pour la vallée.

La superstition populaire attribuant cette catastrophe aux démons qui hantaient la montagne, l'évêque de Sion, Hildebrandt Jost, la fit exorciser neuf jours durant. Peine inutile ; les eaux poursuivaient leur œuvre, et soit des éboulements partiels, soit surtout des boues charriées par le torrent, venaient toujours répéter les mêmes menaces à quelques années de distance.

Enfin, le 26 août 1835, vers 1 1 heures du matin, retentit soudainement un bruit semblable à celui de plusieurs décharges d'artillerie se succédant sans interruption. Tous les yeux se dirigèrent sur la montagne. La Cime de l'Est était entourée comme d'un nuage, c'était d'elle que partait l'éboulement. Une vapeur épaisse remplit la gorge de S'-Barthélemy, de violentes rafales ébranlèrent les maisons de Mex et renversèrent des pans entiers de forêts.

Une masse énorme de rochers s'était détachée de la Cime de l'Est, heurtant et brisant dans sa chute la portion la plus avancée du glacier. Glaces et rochers roulèrent avec un épouvantable fracas à travers 7.000 pieds de précipices et remplirent le vallon et la gorge de leurs débris.

La glace pulvérisée et fondante, se mêlant à ces débris, forma une vase toute parsemée d'énormes rochers et dont la masse, surpassant les hautes rives du torrent et traversant le Bois-Noir, vint fondre sur la vallée du Rhône ; une partie du courant versa sur la droite et couvrit de boue le hameau de la Rasse.

Pour rétablir les communications interrompues sur la route, on dut faire un pont avec de longues échelles, des planches et des troncs de sapins ; des cordes attachées à ces échelles aboutissaient au sommet de la rive. A chaque nouvelle coulée, il y en avait trois ou quatre par jour, un homme, posté dans la gorge, avertissait par un coup de sifflet ; aussitôt on amenait les cordes pour que le pont ne fût pas emporté.

M. de Bons, témoin oculaire, a décrit une de ces coulées7. « Une fumée blanchâtre, dit-il, s'éleva au sortir de la gorge ; au même instant un bruit sourd et un courant d'air violent nous annoncèrent l'approche de la coulée. La masse en mouvement nous arriva avec une force irrésistible, mais avec une lenteur telle qu'un homme, marchant d'un pas ordinaire, eût pu la précéder sans en être atteint. D'énormes blocs de rochers paraissaient, à la lettre, flotter sur le courant, ils se dressaient, par moments, comme s'ils eussent été aussi légers qu'une plume, puis ils plongeaient et s'enfonçaient dans la vase au point de disparaître complètement aux regards. Un peu plus loin on les voyait revenir graduellement à la surface, flotter de nouveau et finir par s'abîmer, pour recommencer de loin en loin les mêmes scènes et les mêmes accidents ».

" Le lit du torrent se trouvait sur un point singulièrement rétréci. D'immenses cailloux s'étaient arrêtés là, ils formaient comme une barrière où vinrent s'amasser les matériaux entraînés par la rivière. Il y eut là, pendant quelques minutes, un étrange combat, la débâcle se mit à refluer en arrière sur une longue étendue ; elle monta au point de dépasser ses bords. Enfin elle put se faire jour et culbuter tous les obstacles qui gênaient son cours en les entraînant avec elle. Rocs, arbres, glaçons, débris de tout genre, tout cela tournoya avec de longs et sauvages mugissements, puis s'aplanit et se porta en avant à travers les pentes du Bois-Noir ».

Depuis 1835, la montagne est à peu près tranquille. Cependant les eaux travaillent, et qui peut prévoir le jour où une catastrophe plus terrible encore viendra désoler la vallée du Rhône ?

Aujourd'hui le peuple ne voit plus là l'œuvre des démons, on n'exorcise plus la montagne ; mais une pieuse coutume veut que chaque année, à la S'-Barthélemy, une procession se rende au-dessus de la Rasse, sur un monticule où s'élève une croix, et qu'elle appelle par ses prières la protection du Créateur.

D'Evionnaz pour atteindre le Bois-Noir et le Jorat, il faut se rendre, à travers les blés, jusqu'au hameau de la Rasse, à l'entrée de la gorge et au pied de la forêt.

Après quelques masures pittoresques et délabrées comme on en voit tant en Valais, on s'engage dans le bois par une montée rapide. A chaque pas on s'élève sensiblement sur la rive droite du torrent qu'on entend bientôt mugir à quelques cents mètres au-dessous. Arrivé à un niveau d'environ 3000 pieds, la montée raide, soutenue et pierreuse cesse comme par enchantement ; un délicieux sentier continue sans monter ni descendre, à travers bois, et tout bordé de fraises, de framboises et des plus fraîches fougères.

Déjà au travers du feuillage, en levant la tête, on voit la Cime de l'Est qui pyramide au plus haut des cieux. A sa gauche se dresse l'énorme paroi de Gagnerie, qui balancerait un moment l'impression de la fière aiguille si elle était moins massive. Entre les deux s'étend la tranche azurée du glacier, puis, au-dessous, de sombres abîmes. De la pointe de l'aiguille jusqu'au fond du vallon le précipice vertical, inexorable, mesure près de 6.000 pieds.

Sur la gauche, entre la tête chauve du Salentin et l'abrupte paroi de Gagnerie, on voit une dépression ; c'est le col du Jorat. Le sentier tourne, traverse un torrent, monte à peu près dans cette direction et rencontre bientôt le chalet du Jorat d'en bas. Tout auprès coulent les belles eaux de la Fontaine froide. Quelle séduction ! et qu'il faut être fort pour y résister !

De là une montée toujours plus soutenue et à peine interrompue par une combe conduit jusqu'au sommet du passage. Simple d'entourage, pauvre de végétation, elle ne laisse pas d'être agréable ; on y est à l'ombre et au frais.

Au sommet du col est une croix, signe toujours touchant de la piété naïve des montagnards et qui, sur ces hauteurs, rappelle si à propos les graves pensées.

Cette croix, sans doute, pour ceux qui l'ont plantée, protégeait le pâturage contre l'esprit malin, et peut-être un peu contre l'orage ; elle assurait la liberté du passage et éloignait le dragon s'il était tenté de revenir.

Naïves croyances ! Et ne valent-elles pas mieux que le scepticisme brutal de bien des montagnards plus civilisés d'aujourd'hui ? Puisque le défaut d'éducation ne leur permet guère de s'élever à de plus hautes pensées, n'est-il pas consolant pour eux de se confier en un Dieu protecteur, un Dieu bon qui défend ceux qui prient contre les tentations de l'esprit malin ?

Pourtant il en est déjà, surtout de ceux de la vallée, qui ne la saluent plus au passage, ou ne le font que pour ne pas être montrés au doigt par les femmes. Dans cinquante ans, peut-être, on saluera moins encore, et un jour, la croix vermoulue étant emportée par l'orage, on ne songera plus à la remplacer. Certes, je suis loin de vouloir prêcher le culte des images ; mais, ce jour-là, pourtant, je plaindrai les populations des montagnes.

Un soir, nous montions le Jorat, je crois pour la deuxième fois. On venait de conduire le bétail au pâturage, et de familles entières avaient suivi, pour passer là-haut la journée de fête et redescendre à la nuit. Nous approchions du sommet du col lorsque nous vîmes surgir de l'autre côté de la montée un bon vieillard, deux femmes et plusieurs enfants. Arrivés à la croix, il se découvrirent et s'agenouillèrent tout autour dans un profond respect. Quel scène sur la montagne, que toute cette famille pieusement groupée autour d'une croix ! Comme elle devait être simple et naïve, comme elle devait monter vers Celui qui les écoute, cette prière qu'ils adressaient pour la protection de ceux des leurs qu'ils laissaient au pâturage !

Nous nous assîmes à distance pour ne point les troubler par notre passage, et aussi pour jouir de ce touchant tableau. Ils se levèrent bientôt, essuyant leurs genoux, et, certainement, ils descendirent le cœur plus tranquille.

Sauf pendant le milieu de l'été, où le bétail séjourne au pâturage, le sentier du Jorat est désert. Vers la mi-juillet, quelques montagnards viennent à leurs chalets réparer les dégâts de l'hiver et y préparer leur séjour ; puis, deux ou trois jours avant l'arrivée du bétail, des hommes montent pour refaire le chemin, abîmé en plus d'un endroit par l'avalanche, et en ôter les branches ou les grosses pierres.

II est sans doute agréable de savoir les chalets de Salanfe habités, mais le col du Jorat impressionne davantage lorsqu'on sait le pays désert. Il a un caractère que l'on n'oublie pas et qui s'arrange mieux du crépuscule, du silence et de la solitude que du grand jour et de l'animation.

Ce n'est point un col de haute chaîne, aux horizons largement ouverts ; c'est un col d'épaulement qui ne donne vue que sur des vallées et des cimes prochaines. A droite, les abruptes parois de la Tour-Salière ferment l'horizon, laissant à peine une place au cirque de Salanfe dont elles forment l'enceinte ; devant soi, et sur la gauche, s'ouvre une gorge béante, et qui, le soir, paraît sans fond. Seul le grondement éteint de la Sallanche, qui y roule ses flots, aide à en mesurer la profondeur. Au loin, de ce côté, au-dessus des ombres les plus profondes, s'élève la blanche coupole du Combin, illuminée encore des derniers reflets du soir, ou se dressant comme un pâle fantôme au milieu des premières ombres de la nuit.

Un spectacle sublime nous attendait sur le col la première fois que nous en atteignîmes le sommet.

Le soleil, depuis un moment disparu, avait laissé au ciel une lueur violacée dont le reflet colorait encore les beaux glaciers de la chaîne Pennine. En ce moment même, la lune montait au-dessus de la Tour-Salière, et apparaissait dans toute sa splendeur. Il y eut un instant où les deux lumières se confondant, celle du jour expirant et celle de la lune à son lever, produisirent une teinte indéfinissable, où se mélangeaient à la fois toutes les plus fines nuances des gris, du violacé au verdâtre. Un instant, la teinte fut à son maximum de finesse et de profondeur ; puis, peu à peu, le violet disparut, le vert pâle domina, et enfin la lune répandit seule sur tout le tableau sa tranquille clarté.

Du haut du col, le sentier obliquant sur la gauche, descend jusqu'au pâturage de Salanfe qu'on atteint bientôt.

Si les vachers sont aux chalets, entrez au premier venu : vous y trouverez peu de confort peut-être, mais un accueil cordial et désintéressé. Si les chalets sont vides, alors commence un des plaisirs les plus savoureux des grandes courses alpestres, celui de déployer toutes les ressources de son génie pour tirer de ce dénuement de quoi s'abriter, se chauffer, se nourrir, le tout de la manière la plus fantasque possible.

Avec un peu d'expérience, non seulement on arrive à pourvoir au nécessaire, mais encore à se donner, à force de ressources originales, un confort et des jouissances de sybarite,

A notre première expédition, nous arrivions quelques jours après le départ des troupeaux. II fallut d'abord se choisir un chalet. Nous l'eûmes bientôt trouvé dans une position charmante, adossé à quelques blocs, au bord de la pelouse et tout près d'un ruisseau.

Nos lanternes allumées, en quelques minutes nous étions installés, ayant chacun notre siège, une seille renversée nous servant de table ; dans l'âtre flambait un feu pétillant de racines de mélèze et de vieux tavillons.

Autre et délicieux plaisir, il faut souper, c'est-à-dire faire ce que l'on sait de cuisine. Et qui pourrait dire les breuvages impossibles, néanmoins exquis, que se composent des cuisiniers de notre sorte ! Où trouver, à la plus somptueuse table, le fumet de ce vin chaud mêlé de kirsch et d'oranges, de ce thé filtré dans un coin de mouchoir ?

Mais les heures d'une telle nuit sont précieuses, et quand on a assez fait de chimie culinaire, il est bon d'aller dormir pour réparer d'avance les fatigues du lendemain. On garnit le feu, on étend ses couvertures tout auprès sur le sol humide, ou l'on monte au fenil s'il y reste du foin. On peut dormir partout, enfin ; mais je suis sûr, lecteur, que vous ignorez la jouissance qu'il y a à dormir sur une échelle. En sybarite expérimenté, c'est toujours le meuble que j'accapare le premier pour en faire mon divan. Non point une de ces mesquines échelles de la plaine, étroites et traversées de cent barreaux ; mais une de ces bonnes échelles de montagne, large, massive, et qui en trois barreaux escalade le fenil. Couchée avec une inclinaison de 10 à 20 degrés, suivant les habitudes, garnie d'un havresac, en guise d'oreiller, elle forme le lit le plus délicieux qu'on puisse avoir. O Rembrandt ! où êtes-vous, et pourquoi les peintres ne vont-ils pas s'inspirer de ces scènes de la montagne ! Quel tableau pour celui qui se présenterait inopinément à la porte de notre chalet !... Quel pittoresque désordre d'ustensiles, de vivres, de haches, de cordes et de touristes dormant sur des échelles, à la clarté d'une lanterne qui fume et s'éteint, et des racines de mélèze qui jettent leurs capricieuses lueurs !

Cependant, ici comme en bas, les heures s'écoulent. Voici minuit, moment convenu pour le lever, un avant-déjeuner et les préparatifs du départ.

On sort un peu pour voir le temps ; l'air frais du glacier nous arrive au visage. Pas un nuage au ciel, et la lune est splendide !

En route, Constant ! laissons là nos lanternes inutiles et profitons de cette bienheureuse clarté ! Nous cheminerons d'un pas tranquille. Ne vaut-il pas mieux jouir plus longtemps d'une nuit si belle que de prendre un peu plus de repos ?

Si l'on en veut à la Cime de l'Est, de Salanfe il faut atteindre le glacier de Plan-Névé. On le voit s'étendre à mille mètres au-dessus, comme une blanche terrasse où les rayons de la lune aiment à dormir. Par derrière surgissent les sept pointes aux formes fantastiques et découpées, et qui, la nuit, comme de muets personnages, semblent se mouvoir, se faire des signes d'intelligence ; pour peu que l'on regarde longtemps, on croit les voir exécuter dans l'ombre quelque danse de l'autre monde.

Entre les chalets et le glacier s'étend une interminable pente recouverte en partie d'anciennes moraines et de lapiaz. Pour la monter, il faut trois heures. Toutefois, il y a manière de la prendre, et, en évitant les pierres, de gagner une demi-heure tout en ménageant ses jarrets, Presque à l'extrême droite on trouve une succession de pentes et de mamelons gazonnés qui vont jusqu'à la nouvelle moraine. Sur la droite des chalets, un large sentier à vaches monte, s'écartant d'abord pour éviter les lapiaz, puis s'arrête à mi-hauteur, dans une sorte de vallon. On a là devant soi une pente escarpée continuée par une arête de moraine ; c'est le meilleur et le plus court.

Dès que nous nous élevâmes sur la première pente, le cirque et l'arène de Salanfe nous apparurent baignés d'une lumière mystérieuse. La plaine, où l'on voyait scintiller les ruisseaux, allait se perdre dans l'ombre, au pied des parois de la Tour-Salière ; l'obscurité de ces murailles faisait encore mieux ressortir la molle blancheur du glacier du Dôme8, où la lune accusait doucement chaque ondulation. Au milieu du silence de la nuit nous arrivait tantôt plus faible, tantôt plus fort, le bruit de la Sallanche dans la gorge, voix éternelle de la montagne, basse grandiose qui complétait le concert.

Oh! que n'est-il donné à l'art de rendre une pareille scène, avec cet air pur des Alpes, et éclairée de cette lumière idéale de l'astre des nuits !

Nous montions lentement parmi les pierres et le gazon, entourés de rochers aux coupes fantastiques et d'où parfois s'envolaient à notre approche des bartavelles, des pinsons, ou quelque autre oiseau de montagne. L'aube approchait. La lune n'éclairait bientôt plus seule, et à mesure qu'elle s'abaissait derrière la montagne, la clarté de l'orient devenait plus sensible. Nous pressions le pas, joyeux d'arriver avec l'aurore sur le glacier.

La dernière partie de la moraine est pénible, surtout si le sol n'est pas gelé ; les pierres y roulent sans cesse sous le pied, et trois pas en font deux à peine. Mais on monte toujours davantage, on approche du but, c'en est assez pour stimuler l'ardeur.

Monter ! monter ! Ah ! quelle jouissance lorsque les organes fortifiés et aguerris ne nous en font plus une fatigue ! S'élever plus haut, toujours plus haut, planer au-dessus du monde ! Monter vers les régions de la lumière ! Quel bien-être pour le corps, quel épanouissement pour l'esprit !

Et dire, cher Constant, que là-bas, dans la plaine, bien des gens nous traitent de fous !

Il était jour quand nous arrivâmes au glacier. A mesure que nous approchions, les sept dents se dressaient devant nous plus formidables. - Mais, où est donc la Cime de l'Est ?... Quoi ! le gracieux campanile d'Evionnaz et du Bois-Noir, serait-ce cette dent à l'énorme carrure ?... Il faut bien le reconnaître. Du moins est-ce là une des plus grandes surprises que puissent ménager les Alpes.

Le Plan-Névé de la Dent-du-Midi s'étend le long des sept pointes à un niveau de près de 10.000 pieds. Il forme une vaste terrasse, fortement inclinée sur les bords, un peu moins vers le milieu, et se prolongeant par une pente étroite, de plus en plus crevassée et rapide, jusqu'au dessus des précipices qui dominent le Bois-Noir. Il peut mesurer deux kilomètres dans sa longueur, un environ dans sa plus grande largeur. Si la neige est ferme, on peut le traverser à peu près partout sans danger, sauf à franchir les crevasses visibles. Mais dès que la neige est molle, il est prudent de tenir le milieu et d'aller avec précaution aux approches des bords. II est en effet sillonné, sauf vers le centre, d'assez nombreuses crevasses, recouvertes pour la plupart et ne s'ouvrant que fort tard en été. Le côté N.-E. surtout présente à certaines années des crevasses de cinq à six et jusqu'à dix pieds. Aux approches des dents règnent en plusieurs endroits de larges rimayes. Quant au bras qui se précipite vers le Bois-Noir, on peut le descendre en cas de nécessité, mais la corde et la hache y sont de toute urgence.

Installés sur une arête avancée, étroit belvédère qui domine la chute du glacier, la gorge d'Evionnaz, la vallée du Rhône, en même temps qu'un vaste panorama de cimes lointaines, nous attendions le lever du soleil, étudiant d'une mine assez piteuse les vires, les couloirs et les arêtes de la Cime de l'Est. Bientôt une rougeur plus vive à l'orient annonça l'approche de l'astre du jour. Les plus hautes cimes s'éclairaient ; sur les dômes du Combin, de l'Aiguille-Verte, du Mont Blanc, se répandait une douce lumière rose. Soudain les premiers rayons percèrent les brumes de l'horizon et répandirent leur éclat sur les cimes d'alentour.

Quel sublime instant, et combien l'âme déborde alors de pures jouissances !

Il y a dans le lever du soleil, je ne sais quoi qui, du fond de l'âme, fait monter le cantique : on voudrait chanter à tous les échos du ciel un hymne de reconnaissance et d'amour.

Certes, le spectacle du soleil se couchant dans la pourpre du soir et embrasant au loin les montagnes, n'est pas moins sublime à voir ; mais j'y trouve comme un arrière-goût de tristesse, de mélancolie, qui resserre l'âme et appelle presque les larmes. Il y a plus d'humaine poésie peut-être, car c'est à ce moment que les lointains souvenirs, les regrets, les rêves de bonheur reviennent en foule ; mais aussi, à l'approche de l'ombre, plus encore qu'au sein même de la nuit, une vague inquiétude saisit le cœur : on voudrait s'attacher de tout son être à cette lumière qui disparaît et que rien ne saurait retenir. Le matin, on marche vers le jour : c'est l'heure de l'espérance, du cantique joyeux et pur ; le soir on marche vers la nuit : c'est l'heure des songes mélancoliques, des regrets du passé, des craintes de l'avenir.... Plus vieux, peut-être, et penché vers la tombe, je préférerai ces heures mélancoliques du soir, ces adieux du jour qui s'éteint ; jeune encore, j'aime mieux les lointains horizons resplendissants de pureté matinale, et le soleil levant qui donne l'espoir d'un beau jour,

Vue de notre belvédère, la Cime de l'Est semble une paroi en partie abrupte, ou formée de gigantesques gradins. La ligne de Son arête est loin d'être aussi douce qu'elle le paraît de Vevey ou de Montreux. Partant de la base de la seconde dent, elle s'élève de plus en plus hardie et scabreuse, interrompue en deux endroits par deux profondes hachures auxquelles correspondent des couloirs ; en approchant de la cime, elle s'adoucit et devient indécise, en sorte que du glacier on ne sait guère où placer le point culminant du trapèze qui forme le sommet.

Correspondant dans son mouvement inverse à la ligne de faîte, celle du glacier va plongeant de plus en plus vers la vallée du Rhône, en sorte que, de la cime à l'extrémité du glacier, le précipice, formé de parois vives, coupées de larges vires inclinées, mesure peut-être 500 mètres.

Du bord du glacier, pour gagner l'arête, il faut franchir d'une façon quelconque une muraille formée de gradins et de blocs entassés. Guidés par les indications du récit de M. Rambert, nous étions bientôt fixés sur le moyen de la franchir et de gagner la première hachure où se trouve un couloir praticable ; le reste devait se décider sur les lieux.

Le cœur bat un peu, lorsque pour la première fois, on approche de cette fière muraille ; pourtant on se rassure tout à fait en la voyant de près beaucoup plus praticable qu'elle ne semblait de loin. Montant à travers des blocs chancelants, de larges vires et une sorte de cheminée, on arrive bientôt aux abords du couloir. Le site est de plus en plus saisissant. La ligne du précipice, à peu près verticale, va se perdre dans le vide avec la chute du glacier dont on domine immédiatement les belles crevasses bleues.

L'aspect du couloir nous fit un instant réfléchir. Une rampe de glace vive et verdâtre, large de cinq à six pas, inclinée d'environ 50°, montait à deux cents pieds peut-être entre deux murailles de rocher, lisses et régulières, sans l'espérance de la moindre saillie sur la plus grande partie du parcours.

En nous approchant, nous vîmes que, du côté gauche, la réverbération de la chaleur du rocher avait fait fondre la glace au bord du couloir et formé un interstice entre celle-ci et la muraille. Cette crevasse, d'une profondeur variant d'un à deux mètres, formait une sorte de cheminée dont l'inclinaison était celle du couloir, et la largeur de deux à trois pieds ; cheminée à peu près sans saillies, mais légèrement contournée, et dont une paroi était de roc et l'autre de glace vive.

Nous n'étions que deux ; encore devais-je plus compter sur mes propres forces que sur celles de mon compagnon. Songeant que le moindre faux pas sur la rampe du couloir entraînerait notre chute commune, je préférai m'engager dans cette cheminée, plus difficile à gravir, mais en revanche beaucoup plus sûre. N'avançant jamais qu'un à la fois, l'autre pouvait, en appuyant du dos et des pieds, prendre une position solide.

Je montai le premier, souvent obligé de tailler dans la tranche de glace verticale, car le fond de la crevasse ne nous servait que rarement d'appui. A deux ou trois endroits, des blocs engagés dans la fente nous coupaient le passage et nous forçaient à nous rejeter en dehors pour les surmonter.

Vers la fin, la crevasse, de plus en plus verticale, venant à se fermer, il fallut en sortir pour s'engager sur la pente du couloir et la traverser obliquement, l'autre côté offrant plus de sûreté pour gagner la partie supérieure. Ce pas ne fut point le plus facile. Enfin j'atteignis l'arête. Mon compagnon était dans la cheminée, attendant que je fusse soli dément posté. Un bloc de rocher me servit de siège ; j'assurai mes pieds, je donnai un tour de corde au roc, et j'attendis Constant, suivant tous ses mouvements de l'œil.

Il sort de la cheminée, s'engage lentement sur la pente, lorsque, arrivé au milieu, fait un faux pas et glisse aussitôt comme un trait ; mais la corde l'arrête à deux ou trois pieds9. Je dus le hisser jusqu'à moi, son pied ne pouvant mordre sur la glace. Il arriva, un peu pâle, mais sans trahir une trop vive émotion. La place était spacieuse sur l'arête et la fatigue de notre escalade, qui avait duré près d'une heure, jointe au moment d'émotion que nous venions d'avoir, nous commandait de reprendre haleine.

De ce côté soufflait une bise violente et glacée dont nous avions été abrités jus qu'alors ; elle n'allait pas contribuer à rendre l'ascension facile.

L'aspect des lieux devenait toujours plus sauvage. Devant nous venaient de se découvrir le Val-d'llliez, le Chablais et les horizons du pays de Vaud et du Jura. A nos pieds une pente de glacier plongeait et disparaissait dans le vide. Tout autour de nous si dressaient des rocs fracturés, entassés, bizarres.

Cependant, une pente de pierres brisées nous conduisit hors de la hachure, jusque sur la véritable crête. Là se découvrit devant nous la Cime de l'Est et le chemin qu'il nous: restait à parcourir. Il était assez clairement indiqué, mais n'en était pas plus facile C'était une succession d'arêtes tourmentées, de vires, de ravines en partie couverte; de verglas et coupées de névés durs et vertigineux.

Sachant qu'il nous fallait passer la seconde hachure, nous prîmes de flanc par les ravines, afin de la rencontrer vers le bas. La bise, plus vive et plus froide, nous avait déjà glacés de la tête aux pieds. Le verglas rendant le passage trop difficile sur les rochers, il fallut traverser sur quelques pas une pente de névé recouvrant la glace et qui plongeait sur le Val-d'llliez. Mes doigts engourdis avaient peine à manier la hache, le ravines devenaient de plus en plus difficiles, le vent redoublait de violence ; je m'arrêtai. Je regardai la cime encore éloignée d'une heure, puis me tournant vers mon compagnon : Votre avis, Constant ? C'est que j'en ai suffisamment, et qu'il faut déguerpi au plus vite de cette arête ; jamais nous n'arriverons là-haut.

Ainsi fut fait. Renonçant à la cime pour cette fois, mais satisfaits cependant de l'avoir vue de si près, nous regagnâmes l'entrée du couloir pour nous y abriter du vent.

Bien nous en prit d'avoir reculé. J'ai revu depuis plusieurs fois ces lieux, mais jamais les passages n'en étaient aussi difficiles qu'à cette première tentative, faite, d'ail leurs, dans des conditions qui compromettaient d'avance la réussite.

Non-seulement, il faut, pour atteindre la cime, que les ravines soient dégarnies de neige et les rochers sans verglas, mais, un compagnon sûr et solide, surtout si l'on n'est que deux, est de toute nécessité.

La descente était loin de se montrer plus facile que la montée.

C'est dans ces moments, que faisant un retour sur soi-même, l'on se demande parfois ce que l'on va chercher là-haut, et pour quel singulier plaisir on se lance, de son propre gré, dans des difficultés qui ne vous laissent pas sans inquiétude pour le retour.

Qu'est-ce donc, en effet, clubistes, qui nous attire là-haut, et pourquoi voit-on ceux que la fée du glacier a touchés de sa baguette y retourner sans cesse avec plus d'ardeur et en dépit de toutes les remontrances. Car, enfin, si sûr que l'on soit de son pied et de sa tête, si rares que soient parmi nous les accidents, ces lieux ne sont point faits pour l'homme, et l'on ne se sent guère à sa place sur le flanc d'un abîme ou à cheval sur une arête.

Serait-ce, comme le dit Mme de Staël, « le plaisir singulier de s'exposer à la mort quand tout, dans notre nature, nous commande d'aimer la vie ?» de côtoyer la mort, pour ainsi dire, afin de mieux se sentir vivre ? Je ne le crois guère.

« Curiosité n'est que vanité, a dit le sévère Pascal ; on ne veut voir que pour en parler ». Et, après lui, les gens de la plaine de redire que c'est la gloriole qui nous attire là-haut, que c'est pour nous vanter d'avoir atteint une cime et en recueillir les honneurs que nous nous exposons au danger.

C'est vrai, parfois. La gloire, qui n'est qu'un besoin de l'orgueil, fait faire bien des choses à l'homme, bien des folies surtout. Mais je doute encore que là soit notre véritable mobile. Il est si fort et si tenace, si secret et si indépendant de l'opinion des hommes, que c'est ailleurs et plus profond qu'il faut le chercher.

On l'a déjà dit, l'homme aime à gravir des cimes inconnues, parce qu'en foulant leur sommet il signale une conquête, il prend possession d'une nouvelle partie de son domaine. Non plus vaine gloriole, mais instinct profond de notre nature.

A celui-là, si vrai, s'en mêle un autre plus puissant encore. Aspirant sans cesse à un idéal qu'il n'atteint jamais, une cime qui lui est promise le leurre un instant, trompe ses besoins, en donnant un but à ses espérances. Plus elle est haute, vertigineuse, difficile, et plus il croit se rapprocher de cette cime de l'idéal qui lui échappe toujours.

Par un instinct profond et irrésistible, l'homme aime s'élever, monter, monter sans cesse. C'est ce qui fait qu'en secret le grimpeur aime toujours mieux la cime la plus haute, à moins qu'il ne lui préfère la plus élancée, la plus libre dans l'espace, la plus dégagée de la terre. Deux voix se font entendre bien distinctes au bord du précipice et près de la haute cime, l'une humaine, qui parle de fatigue et de crainte ; l'autre surhumaine et qui crie : En avant, plus haut, plus haut encore ! Il faut atteindre cette cime !

Heureux quand l'homme peut donner jusqu'au bout le change à son aspiration infinie et qu'au sein même du triomphe une secrète déception ne lui fait pas apercevoir qu'il s'est encore trompé.

Grimpeur, qui, après la victoire, aimez à méditer sur ces heures solennelles des hautes cimes, ce que je dis, ne l'avez-vous pas plus d'une fois senti ?


Notre descente, bien que plus lente que la montée, s'effectua heureusement. Au sortir du couloir, un brouillard épais enveloppait les rochers, il nous fallut du temps pour retrouver notre passage. Une fois le pied sur le glacier, nous étions sauvés.

C'était notre première tentative ; l'année suivante j'en fis une seconde, puis une troisième. La seconde échoua encore, à cause d'un compagnon que j'avais cru capable, car il n'en était pas à sa première course et avait le pied remarquablement sûr ; mais, arrivé au couloir, il prit peur et n'en voulut pas voir davantage. La troisième nous conduisit tout près de la cime, dans les dernières ravines qui, chargées encore d'une mince couche de neige molle, n'auraient pu se traverser qu'avec de trop grands dangers.

A ces tentatives plus ou moins heureuses, il en faut ajouter deux autres dans lesquelles la pluie nous arrêta, la première fois dès le glacier de Plan-Névé, la seconde fois dès Salanfe.

Tant de persévérance devait trouver enfin une récompense. Choisissant et le moment et le compagnon le plus sûr, j'ai eu depuis le bonheur d'atteindre la cime, et, sauf le dernier pas, cette ascension fut de toutes la plus facile10.

Mais quelle récompense, en effet, et quelle situation ! Qu'on se figure une terrasse large de quelques pas, inclinée et irrégulière, suspendue à dix mille pieds dans les airs, sans qu'on voie ce qui la soutient, dominant à pic la vallée du Rhône et planant au loin sur les campagnes qui vont se perdant dans le bleu du ciel. La chance d'un beau jour, sur une pareille cime, est sans prix. L'œil ne peut s'y lasser de plonger de tous côtés dans le vide, puis de revenir se poser sur les cimes d'alentour pour plonger encore et jouir de la profondeur de l'espace.

A l'ouest se dressent, fières et sombres, les six pointes rivales, à peu près au même niveau, sauf celle de Champéry, qui domine. Derrière, les montagnes du Faucigny et du Chablais se pressent en vagues sombres, tandis qu'au loin brillent les glaciers du Pelvoux.

Plus au sud, le Ruan, toujours hardi et sévère de coupe, la Tour-Salière, le Mont-Blanc, beaucoup plus dégagé que sur la cime de l'ouest, et les vastes plateaux glaciaires d'Argentières, du Tour, du Trient. Puis l'œil se perdant à énumérer les cimes de la chaîne valaisanne, jusqu'au Mont-Rose et au Monte-Leone, aime à se reposer sur la coupole du Combin, si gracieuse et si pure. Au N.-E. les Alpes vaudoises, puis les bernoises dressent toute une colonne de pics sombres ou glacés, tous plus fiers que gracieux. Enfin, revenant à des rives plus connues, les regards s'arrêtent sur le Léman et sur ses rives, sur ces riches campagnes ondulées de collines, toutes semées de villes et de villages, et dont la couleur bleue semble être la livrée du bonheur.

O misères humaines ! ô petitesses du monde, qu'êtes-vous devant un tel tableau, qu'êtes-vous lorsqu'on vous considère du haut de ce pays de lumière, de cette région de pureté !11


(Echo des Alpes, 1870)



1 II y aurait bien une autre route ; descendre par l'arête et le col de Suzanfe ; mais elle est plus longue et moins intéressante.

2 Voir les belles pages de M. Rambert : les Alpes suisses, II 236 et suivantes

3 Inexact. (Note de l'auteur)

4 Appelée aussi Dent-Valerette

5 Il serait peut-être facile de le vérifier. A cette époque, Gagnerie devait encore se rattacher par une puissante arête à la Cime de l'Est. Une vaste brèche s'y est formée depuis, par où le glacier a son principal écoulement aujourd'hui. Un examen attentif des moraines (tant anciennes que nouvelles) démontrerait si la direction de l'écoulement n'a pas changé. Dans le cas où son principal écoulement aurait été vers le sud, ne pourrait-on pas inférer que la plus haute cime devait être dans la direction opposée ?

6 A ces deux ascensions il faut ajouter celle de M. Ph. Gosset, à Berne, et peut-être encore une quatrième par un professeur français. (Note de l'éditeur)

7 C'est à l'obligeance de M. de Bons que je suis redevable des détails concernant les anciens éboulements de la Dent-du-Midi.

8 Nom du glacier supérieur de la Tour-Salière.

9 Grâce au tour de corde donné au rocher, le choc m'arriva si affaibli qu'avec une main j'eusse pu le soutenir sans effort. La corde n'était pas absolument tendue, car dans des passages de cette nature, il m'a toujours semblé que sa tension gênait les mouvements et pouvait occasionner un faux pas.

10 A force de les parcourir, la muraille et l'arête me sont devenues assez familières pour que j'en connaisse tous les détails. Dans mes courses les plus récentes, mes efforts ont tendu à chercher le chemin le plus sûr et le plus facile. Aujourd'hui je crois avoir réussi. Il s'agissait d'abord d'éviter le couloir, toujours mauvais, même lorsqu'il est rempli de neige ; d'ailleurs, dans ce dernier cas, il serait étonnant que le reste fût praticable. Jusqu'ici j'ai pu franchir la paroi et atteindre l'arête par quatre passages différents, en sorte qu'elle est beaucoup plus praticable qu'elle ne semble à distance. A peine a-t-on besoin de l'étudier avant de s'y engager. Beaucoup plus sûrs que le couloir ces chemins sont aussi plus courts en ce qu'ils évitent une perte de temps. On arrive ainsi sur l'arête entre les deux premières dents. De là, il faut gagner, par cette arête, le point de sortie du couloir. Puis, serrant toujours l'arête d'aussi près que possible, on arrive sur une sorte de dent qui s'élève entre les deux hachures et dont le sommet est une spacieuse plateforme. La seconde hachure est traversée par une arête rocheuse, souvent recouverte d'un toit de neige. Soit par l'arête, soit par l'un ou l'autre flanc, on traverse aisément. Serrant toujours de près la ligne de faîte, on arrive à un point ou, devenant trop peu praticable, elle oblige à chercher ailleurs. Vers ce point, les ravines présentent une sorte de vire ébréchée qui continue jusqu'à l'arête de Vérossaz, le meilleur est de la suivre ; plus haut les ravines et les rocs seraient plus mauvais. On arrive ainsi en quelques minutes sous le rocher de la cime. Des reconnaissances dans toutes les directions nous ont permis de nous assurer que, de là, la cheminée dont parle M. Rambert dans son récit, est la seule voie possible. Elle s'élève verticale et assez sobre de saillies à 60 pieds environ. Elle est juste assez étroite pour qu'on y puisse grimper à la manière des ramoneurs, en appuyant du dos. Vers le haut une dalle en recouvre la sortie, il faut se rejeter en dehors pour la surmonter. Ce dernier pas franchi, on est à quelques pieds du sommet. Avant de descendre, nous avons fait tous nos efforts pour enlever la dalle en vue des touristes à venir; elle a résisté. Somme toute, si les ravines sont découvertes et en bon état, toute l'ascension n'est qu'une question de gymnastique et se fait sans difficultés. Seule la cheminée en peut présenter de sérieuses, surtout à la descente, si l'on est peu accoutumé à ces sortes de voies. Dans ce cas une bonne précaution serait de quitter ses souliers. A notre dernière ascension, le 27 juin de cette année, nous avons construit une pyramide sur le plus haut sommet. Il en existe une petite, avec une perche, plantée par Delex. La bouteille, placée sans doute par MM. Rambert et Piccard, était cassée et remplie de glaçons. Sauf cela, aucune trace d'ascensions.

11 Ce morceau - écrit en trois jours - devait avoir trois ou quatre pages de plus. Forcé de partir subitement pour un voyage de quelques semaines, j'ai dû couper court. Les trois dernières lignes sont un coup de ciseaux. (Note de l'auteur.)