Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Souvenirs de deux étés
L'avouerai-je ?
je suis du nombre des grimpeurs qui vont sans but, des clubistes
inutiles.
J'admire
Tœpffer et Tyndal. Calame et de Saussure ; incapable jusqu'ici
de me ranger sous aucun de ces glorieux chefs, de suivre assidûment
aucune de leurs écoles, tour à tour attiré cependant par l'un et
par l'autre, je les suis tous de loin, mais de bien loin, dois-je
dire. Au milieu des vachers et assis devant l'âtre, les charmantes
pages de Tœpffer reviennent à ma pensée ; à l'aspect d'un fruste
chalet, d'un antique sapin déraciné par l'orage, je songe à Calame
; sur la moraine, au bord du glacier, je rêve à de Saussure ;
devant la haute cime, j'envie Tyndal ou Weilenmann : puis je
reviens, emportant dans mon cœur quelques beaux souvenirs de plus,
quelques pensées peut-être ; mais point d'observations
savantes, point d'études glaciaires, pas une plantes, pas un
croquis ; à peine peut-être une fleurette cueillie au bord du
névé ou le profil d'une cime aimée ; je reviens inutile,
enfin, comme je suis parti. J'ose à peine l'avouer après les
sérieuses semonces que j'ai lues à l'adresse des grimpeurs de ma
sorte ; semonces dont j'ai pris ma part. A les écouter, celui
seul qui se propose quelque but scientifique et utile, qui porte un
hygromètre ou un théodolite, a vraiment le droit de se pencher sur
la crevasse bleue, de s'engager dans les couloirs et de gravir la
haute cime. Et pourtant quelque chose s'élève en moi qui proclame
le contraire.
Non,
partez toujours, grimpeurs ignorants, clubistes inutiles ;
parcourez les glaciers, posez le pied sur les plus hauts sommets et
revenez sans remords : vous avez votre tâche ailleurs, ailleurs
vous avez payé votre tribut à l'activité sociale ; retrempez
sans honte votre âme, fatiguée par les travaux ou les peines, dans
l'énergie de cette grande nature. Voudrait-on peut-être nous
disputer encore ces heures de délassement ? prétendre qu'on
puisse s'échapper un moment des ruches humaines pour butiner une
fois selon sa fantaisie et à son seul profit ?
Touriste
inutile ?... Non, il n'est pas inutile, celui, si humble qu'il
soit, qui vient payer un sincère tribut d'admiration aux Alpes et y
retremper son âme, et qui, sans savoir peut-être les expliquer ou
les peindre, les comprend et les aime.
Aux
touristes badauds, porteurs de voiles bleus et de bâtons marqués,
le nom d'inutiles ; mais à quiconque, suivant le sentier perdu,
vient seul heurter au chalet, à quiconque surtout franchit la
moraine, remonte le glacier et gravit la haute cime, donnez un autre
nom !
C'est
dans cet esprit que depuis plusieurs années je parcours les Alpes :
été, automne ou hiver, seul et à ma guise, sans remords, vraiment,
et toujours avec un nouveau plaisir.
Je
parcours les Alpes, ai-je dit, je me trompe ; c'est la
Dent-du-Midi qu'il faudrait dire.
La
Dent-du-Midi, c'est ma marotte. Maintes fois, à l'approche de l'été,
je me suis proposé des cimes plus vantées et d'un plus grand nom :
j'ai projeté les Diablerets, la Pointe-d'Orny, le Pleureur, le Dom,
le Cervin ; et, en dépit de tous mes projets, elle était la plus
forte et me retenait toujours. Une fois même, j'étais sérieusement
parti pour le Muveran ; mais je ne sais comment, au lieu de
m'engager à gauche dans la gorge de l'Avançon, je tournai à droite
et remontai le Val-d'llliez. C'était mal m'y prendre pour arriver au
Muveran ; aussi, le lendemain, à l'aube, me trouvais-je encore une
fois sur l'arête de Suzanfe.
C'est
une manie, je le reconnais. Eh bien ! chose singulière, après
nombre de courses réussies ou manquées, sur la cime et ailleurs, je
me suis persuadé qu'il y avait dans tout ce massif un champ
d'observations savantes, curieuses ou pittoresques, assez vaste pour
toute une vie d'homme, et qu'avant de connaître à fond les sept
dents, les glaciers, les moraines, les gorges et les vallons, on
pouvait y passer bien des jours. C'est pourquoi j'y retourne sans
cesse, y trouvant chaque fois plus de choses nouvelles, et n'y ayant
encore jamais fait deux fois la même course.
D'ordinaire
on gravit la Dent-du-Midi par Champéry et Bonnavaux, ce qui oblige à
remonter tout le Val-d'llliez ; ennuyeuse nécessité pour
plusieurs, grand charme pour quelques autres, et surtout pour moi.
Si
l'on choisit bien son heure, de manière à n'être point incommodé
par un brûlant soleil, on ne regrettera jamais d'avoir traversé une
aussi intéressante contrée.
Le
Val-d'llliez est simple d'apparence, les grands effets pittoresques y
sont rares, et sa route est une route sage qui s'avise rarement de
côtoyer l'abîme ; pas de choses extraordinaires, mais beaucoup
de choses charmantes, beaucoup de traits à lui qui lui composent une
physionomie à part.
Dès
l'abord, c'est-à-dire à une demi-heure au-dessus de Monthey, la
Dent-du-Midi disparaît, masquée par la Dent-de-Valère ; à sa
place s'étendent des pentes magnifiquement boisées, et des
pâturages qui d'ordinaire, en juillet, sont d'un vert inimitable de
fraîcheur et de vivacité. On est frappé déjà de l'air de paix et
d'aisance répandu dans tout le vallon. La pente de droite, qui
s'élève doucement couverte d'ombre et de fraîcheur, cache sous ses
noyers et dans chacun de ses replis une multitude de chalets enfouis
au milieu de la verdure aux heures des repas,
Lorsque du moindre toit sort
un peu de fumée,
on en devine mieux le nombre.
Vient
bientôt Treytorrens et son brillant clocher, charmant à distance,
faisant fort bien tableau avec le fond du val ; plus intéressant
encore de tout près, du haut du pont, par ses pittoresques scieries,
au fond du ravin de la Tine.
On ne
chemine pas longtemps sans voir apparaître une des pointes de la
Dent-du-Midi, puis deux, puis trois, puis toutes les sept enfin. La
plus belle apparition (et l'on ne saurait trop la recommander) est
entre Treytorrens et Val-d'llliez, après un grand et pittoresque
contour que fait la route pour passer un ravin : toute l'énorme
muraille se montre tout à coup dominant le vallon à une surprenante
hauteur.
Heureux
Val-d'llliez ! quelle continuelle menace suspendue sur ta paix
et ta prospérité, sur tout ce tranquille Elysée qui te donne
aujourd'hui tant de charme ; menace chaque année plus voisine, plus
pressante et qui ne peut moins faire que de s'accomplir un jour !
Cette muraille qui te domine de si haut, elle se mine, elle se ronge,
les avalanches l'ébranlent chaque hiver, elle est fendue jusque dans
ses entrailles ; jusqu'ici il s'en est détaché peu de chose, mais
on dirait que c'est pour mieux s'apprêter à crouler tout entière.
A
mesure que l'on approche de Champéry, le paysage perd tout ce qui
peut rappeler la plaine et devient vraiment alpestre, et lorsque
enfin, au dernier détour du chemin, on aperçoit le village à
distance, on est au cœur des Alpes et du Val-d'llliez
Champéry
est presque en totalité un village de chalets ; chaque jour il s'en
construit de nouveaux, tous plus somptueux les uns que les autres,
car le luxe du chalet y est poussé fort loin ; et le jour est
proche, on peut le prévoir, où, le sapin ne suffisant plus,
apparaîtront les maisons de pierre et les murs proprement crépis à
la chaux ; et devant le plâtre, devant le progrès, adieu pour
jamais le pittoresque ! Il en sera de Champéry comme
d'Interlaken, de Montreux, de Chamonix. Il en sera même un jour des
chalets comme aujourd'hui des habitations lacustres. Dans quelques
siècles, les habitants de Champéry conteront à la veillée, s'il y
a encore des veillées et si l'on écoute encore les contes,
l'histoire de ces peuplades primitives des Alpes, perdues depuis le
vingtième siècle, qui se construisaient de grandes demeures en bois
et paraissaient vivre de fromage. Les hauts chalets de la montagne
paraîtront surtout fabuleux. On enverra des tavillons dans les
grands musées, des seilles à traire, des cuillères de bois, des
crésus ; un cor des Alpes sera une trouvaille, et derrière
les grandes vitrines, sous la rubrique d'Age du bois dans les
Alpes, s'étaleront toutes ces découvertes aux yeux des peuples
du progrès, ébahis de notre simplicité...
Pauvre,
pauvre avenir ! s'il doit la perdre, cette simplicité.
Champéry,
on le sait, est une station alpestre assez fréquentée et de
réputation peu bruyante, mais assez bonne pour qu'à certaines
saisons ses deux hôtels soient devenus insuffisants. L'un des deux,
le moins fier, l'hôtel de la Croix fédérale, a toutes mes
sympathies : on est sûr d'y trouver un hôte intelligent autant
qu'aimable, bon vin, bonne table, et souvent excellente société.
Pour
autant que j'en puis être juge, c'est le soir que tout ce fond de la
vallée offre ses plus grands charmes ; si l'on quitte le village
lorsque les cimes commencent à rougir, pour gagner avant la nuit le
chalet de Bonnavaux, où l'on couche d'ordinaire, on verra tous les
sites du chemin à l'heure de leur plus grande poésie. Derrière,
Champéry envoie au ciel les fumées bleuâtres de chacun de ses
foyers, et souvent aussi le gai carillon de sa petite église ;
devant, commence la montagne dans toute son alpestre et sévère
beauté. On côtoie de près la Viège (Vièze), qui déjà a
la voix des plus beaux torrents ; son pont moussu, qu'on aperçoit
bientôt à l'endroit où elle bouillonne entre les plus gros blocs,
offre le premier tableau.
Ah !
pourquoi sont-ils si courts, ces délicieux instants du soir ?
Pourquoi, ô soleil, disparais-tu si vite ?... Oh! reste, reste
encore un moment ! Laisse-nous savourer un instant de plus la
fraîcheur de cette première ombre, tandis que tes derniers rayons
rougissent encore les cimes. Le jour va s'enfuir, la première étoile
qui scintille annonce la nuit qui déjà couvre les pentes des plus
basses forêts, le montagnard regagne son chalet portant sa dernière
charge de foin, l'oiseau cherche un gîte tout en gazouillant sa
dernière chanson : tout semble s'agiter joyeusement une dernière
fois et dire adieu au jour avant de se livrer au repos. Mais les
astres sont inexorables, chacun de leurs instants sont trop bien
mesurés. A chaque seconde qui s'enfuit la cime devient plus pâle,
l'oiseau gazouille plus doucement, l'étoile scintille plus vive et
le charme a passé, ou du moins a cédé la place à d'autres
tableaux.
Moments
sans prix ! minutes ineffables, suffisantes pour embellir les
années !
Il
faut cependant se hâter de gagner le chalet, car là-haut une
dernière lueur nous attend pour nous montrer un dernier tableau. Du
reste, dans la forêt, la montée est franche, et, sauf un certain
détour à l'abord, elle perd peu de temps aux contours pittoresques
: en trois quarts d'heure on atteint le tournant du sentier où
quelques grands sapins solitaires et décharnés se détachent
hardiment en noir sur le bleu déjà sombre de la vallée ;
quelques pas plus loin on est dans le pâturage.
Ne
connaissez-vous pas sur les Alpes un lieu qui, sans être des plus
admirables ou des plus vantés, dès la première fois vous frappa
d'un charme secret, invincible, qui vous poursuit depuis dans bien
des rêves : un lieu où il vous semble que vous passeriez le reste
de vos jours sans désirer plus rien ; un site qui toujours
revient le premier à votre mémoire quand vous parlez des beautés
des Alpes ? Ce site, pour moi, c'est Bonnavaux.
Le
charme que je lui prête, tout le monde ne l'y reconnaîtra pas, et
la profonde empreinte que j'en ai gardée dépend peut-être beaucoup
des circonstances où je le vis pour la première fois.
C'était
le soir ; le dernier rayon venait de quitter la dernière
pointe, les cimes alentour prenaient une froide pâleur, au-dessus de
la blanche coupole du Ruan quelques étoiles commençaient à
briller, et, dominant les fraîches rumeurs de la forêt, le
grondement de la mystérieuse cascade d'Encel nous arrivait du fond
du gouffre de la Viège.
Autour
du chalet, quelques clochettes tintaient encore ; une chèvre blanche
s'approcha de nous et vint nous lécher les mains.
Jamais
pareil accord de l'heure, du site et de l'entourage ne s'était
encore rencontré pour moi.
A mes
côtés, j'avais un ami, jeune peintre de talent, qui, lui du moins,
n'était pas un voyageur inutile. Arrivé tout récemment de Paris où
nous avions ensemble passé quelques années d'enfance, sa présence
réveillait en moi mille souvenirs déjà presque effacés ; un
mélange d'heures joyeuses et de jours sombres, d'images chères et
regrettées, qui, m'arrivant du fond du passé, contrastait
étrangement avec la paix et la grandeur de ce site inconnu encore.
Tout
en traversant le pâturage, il se mit à chanter une romance, autre
souvenir empreint d'un triste charme ; ma mère la chantait.
Au pied des monts que la neige
couronne,
Au pied des monts, j'aime à
me promener;
J'aime le bruit du torrent qui
bouillonne,
Du montagnard j'aime entendre
chanter...
suivait
une tyrolienne où Francisque excellait.
Que
de fois, alors que j'ignorais encore les Alpes, cet air m'y avait
fait rêver ! Et maintenant, il me revenait de si loin, comme
pour mieux accomplir mon rêve !
Une
larme coula de ma paupière, Bonnavaux fut pour jamais gravé dans
mon cœur.
Mais
cet instant, le plus délicieux de tous, il fut aussi le plus rapide
; il a fui sans retour...
Sans
retour ! dis-je vrai ? Quoi ! ce chalet, ce dernier
rayon, cette cime pâlie ; quoi ! mon ami lui-même, cet air,
sublime alors, ces pensées, ces souvenirs qui s'agitaient en moi,
cette larme... tout cela serait sorti du néant pour y rentrer
aussitôt à jamais ? Non ! telle n'est point ma croyance
au jour du grand réveil, tout cela revivra. Tombez, vieux sapins,
sous la cognée des bûcherons, et toi, pauvre chalet, disparais
abîmé sous les neiges de l'hiver; temps avide, ruine ces monts
après avoir dévoré cette délicieuse minute : laissons,
Francisque, laissons-le faire son œuvre ; quand viendra le jour de
l'éternité, tout cela nous sera rendu.
Les
pâtres de Bonnavaux ont deux chalets, celui d'en haut et
celui d'en bas. C'est devant ce dernier que passe le sentier ;
l'autre, beaucoup moins bien situé, se trouve dix minutes plus haut,
à droite, dans un creux, au pied de la Dent-de-Bonnavaux.
On a
tout à gagner d'ailleurs à entrer au premier s'il est habité. Au
chalet d'en haut ils font gras, comme ils disent, et n'ont
point de crème, tandis qu'à celui-ci, outre un excellent gîte,
foin ou lit, on trouve toujours une des plus fines crèmes des
Alpes ; ceci soit dit sans illusion, car je ne suis pas seul à
en avoir fait la remarque.
Lors
de mes premières visites à Bonnavaux, le chalet était habité par
un blond e gros vacher, la gaîté en personne, et qui chaque fois se
récriait sur notre hardiesse d'aller ainsi seuls gravir la
Dent-du-Midi. Il était plein des plus drolatiques, je devrais dire
des plus sinistres histoires au sujet de sa terrible Dent, Il est
vrai qu'il ne l'avait jamais vue de bien près. Tantôt c'était deux
jeunes gens qu'il avait vus partir, mais qui n'étaient, dit-on,
jamais revenus ; tantôt un vieux moine qui, s'étant mis en
tête d'y arriver, tomba raide mort au sommet. C'était à donner le
frisson et à intimider les plus hardis.
Je
dois signaler encore un trait : ce bon vacher croyait aux dragons, et
de toute son âme. Arrivé au pâturage de Suzanfe, comme il voyait
au loin parmi les rochers une forme dont il ne se rendait pas bien
compte, il m'assura, bien qu'il fît grand jour, que c'était un
certain dragon qu'on voyait parfois dans la montagne ; une bête
horrible, monstrueuse et malfaisante, mais qui toutefois fuyait la
présence de l'homme.
A ma
première ascension, ne connaissant nullement la localité, je
l'engageai à nous accompagner jusqu'au pâturage de Suzanfe. Il me
fit les plus effrayantes représentations, prétendant qu'en cette
saison peu avancée, la dernière partie du chemin était
impraticable, qu'on ne pourrait jamais passer la Viège, et qu'une
fois là c'était le bout du monde en cette saison. On était aux
premiers jours de juin. –
Nous verrons bien, lui dis-je, essayons toujours. Et il se trouva que
le sentier était fort praticable, la Viège point du tout méchante,
et le reste beaucoup plus accessible que nous n'avions pensé. Notre
homme était tout ébahi.
Je
l'ai souvent remarqué, là et ailleurs, les pâtres, les vachers
sont de tous les montagnards ceux qui connaissent le moins la
montagne ; ils donnent souvent les indications les plus
trompeuses. Profondément au fait de leurs pâturages, ils ignorent
tout ce qui dépasse la région des gazons, et pour les glaciers et
les cimes n'ont que des légendes, des fables, des contes à dormir
debout. C'est d'eux, bien plus souvent que des chasseurs de chamois,
qu'ont dû naître les légendes, même et surtout celles des
glaciers.
Ils
connaissent fort mal la haute montagne, parce qu'ils n'y vont jamais
et en jugent d'en bas. C'est de là-haut qu'ils voient venir les
blocs qui roulent jusque dans le pâturage ; c'est de là-haut que se
détachent les avalanches qui parfois rasent leur chalet ; c'est
là-haut que se forment les orages ; c'est là-haut, enfin,
qu'ils entendent à de certaines heures les mystérieux craquements
du glacier ; il ne faut guère s'étonner si de tels phénomènes ont
trouvé pour eux leur explication dans la légende.
Que
d'absurdités ne débitent pas de nos jours et au sein des grandes
villes tant de gens bien autrement éclairés, après avoir fait leur
tour de Suisse ! Pour moi, quand il m'arrive de les entendre
parler glaciers et avalanches, je trouve moins absurdes les fables
des vachers.
Si
l'on couche à Bonnavaux, il faut se garder d'y faire la grasse
matinée ; on manquerait, à partir trop tard, les plus beaux
spectacles et les plus agréables moments de la journée. Un guide
sage et entendu sonnera la diane à deux heures en été, à trois
heures en automne.
J'avoue
qu'à une heure si matinale les premiers pas ne sont pas tout
agrément. Au sortir du chalet on a le choix entre une vingtaine
d'ornières qui vont se croisant, s'embrouillant de mieux en mieux,
si bien que de nuit fort habile est celui qui parvient à suivre la
bonne, celle qui finit par se changer en un pittoresque sentier. Une
fois en bonne voie, c'est tout plaisir. D'ailleurs les étoiles
pâlissent, on sent l'approche du jour ; au loin, dans les
chalets matineux, des lumières commencent à briller et quelques
clochettes se réveillent bientôt. Animé et soutenu qu'on est par
cet air frais qui descend le matin des hauteurs, on ne sent plus le
poids du corps, ni du havre-sac, et il devrait y avoir un mot dans
les langues pour dire cette marche toute de plaisir et de légèreté,
où il semble que si l'on ne vole pas, ce n'est point par
impuissance, mais seulement pour mieux jouir du chemin.
Dès
qu'on en a fini avec le pâturage, le sentier devient charmant :
il a toutes les allures d'un sentier de haute et noble cime et serait
digne de conduire au Cervin. A deux ou trois endroits, il se permet
des hardiesses et offre des passages qui ne rassurent pas toujours
les personnes timides. Le plus connu, celui qui, sous le nom de
Pas-de-Bonnavaux ou d'Encel, s'est fait quelque réputation, n'est
certes pas le plus exposé ; du moins il est le plus
pittoresque. Le sentier, arrivé à l'extrémité d'une paroi de
rochers, et ne trouvant plus de passage, se décide à l'escalader et
fait un brusque retour. Le site où l'on se trouve alors est
saisissant et sauvage. On est au bord de la profonde fissure qui
sépare le rocher de Bonnavaux de la Dent-du-Midi, abîme noir et
mystérieux où l'on entend, sans la voir, tomber la cascade de la
Viège.
Pour
mieux jouir de l'horreur de ce lieu, il faut s'écarter du sentier et
descendre les gazons qui bordent l'abîme, jusqu'à ce que la raideur
de la pente et la proximité du précipice ne permettent pas d'aller
plus loin. Le regard plonge alors à moitié dans cette gorge qui n'a
jamais vu un rayon de soleil et paraît ne pas avoir de fond. II
semble qu'un souffle de brise pourrait vous y précipiter, et la main
cherche involontairement un appui.
Bizarre
effet de l'imagination ! A la vue des chétives fleurettes qui
se penchent humides sur ce gouffre noir où gronde un éternel
tonnerre, je rêve toujours qu'il y a deux natures : l'une
aveugle, brutale, terrible de puissance, qui soulève les roches et
renverse les montagnes ; c'est elle qui a fait le Trient et le
gouffre de la Viège ; l'autre, douce, tendre, puissante aussi,
mais avec douceur ; c'est elle, artiste sublime, qui façonne si
délicatement les pétales du lis, qui courbe avec tant de grâce les
rameaux chargés de fleurs, qui dessine sur le visage des jeunes
vierges des traits si nobles et si purs. Mais n'a-t-on pas bien nommé
la folle du logis, –
celle qui nous entretient de pareilles choses ?
Lorsque,
après avoir franchi le Mauvais-Pas, (vraiment trop bénévole pour
mériter un si vilain nom), on arrive au-dessus de l'arête, on a
tout à coup devant soi la Tour Salière, le Ruan et la
Tour-de-Suzanfe, imposant massif qui sur un espace d'une lieue
n'étale que précipices, séracs, murailles grises et polies par le
travail d'anciens glaciers. A qui n'est pas au fait de la topographie
de ces lieux, la première apparition d'un tel massif de glaciers ne
peut manquer de causer une surprise. Heureux celui qui, assez
matinal, jouit de cette surprise au moment où les premiers feux du
soleil rasent les sommets et viennent dorer les brillants créneaux
du glacier !
Pour
entrer entièrement dans le pâturage de Suzanfe, il faut traverser
la Viège ; mais les ponts sont rares à ces hauteurs. Les guides de
Champéry ont bien déposé là une planche, et je l'y ai vue une
fois ; mais le plus souvent, il faut franchir le torrent d'un
saut, et s'il avait un pied de plus, tout le monde n'y parviendrait
pas.
Une
fois de l'autre côté du torrent, on en a fini avec le monde ; les
bruits de la vallée n'arrivent plus à Suzanfe ; on est seul
avec la montagne, et l'on n'entend plus que le sifflet nasillard de
la marmotte, ou, plus rarement, celui du chamois. Il y a bien parfois
un pâtre gardant quelques moutons ; mais il est le plus souvent
invisible. Quant aux moutons, si l'on passe près du col de Suzanfe
ou le long des maigres gazons qui se hasardent au pied des dernières
pentes de la Dent-du-Midi, on ne peut manquer de les rencontrer, et,
le plus souvent, de les voir accourir et s'efforcer de pénétrer du
museau dans les havre-sacs ou dans les poches, partout où ils
supposent du sel. Pour eux, un homme qui passe par la montagne porte
assurément du sel caché dans ses poches ou ailleurs. Ils en sont si
bien convaincus qu'on a parfois quelque peine à leur échapper.
Le
vallon qui porte le nom de Suzanfe, peut avoir une petite lieue de
longueur ; il monte en pente douce vers le col de même nom, resserré
entre les premiers escarpements de la Tour-Salière et la longue et
chauve arête de la Dent-du-Midi. Sa partie la plus basse, enfermée
entre le revers de Bonnavaux et des Dents-Blanches et les pentes du
Sageroux, forme un cirque occupé jadis par un petit lac et battu de
tous côtés par les avalanches au printemps. Le pâturage tout
entier n'est qu'un vaste lapiaz que le gazon recouvre peu à peu.
Gentianes et saxifrages de toutes couleurs se sont mis en tête d'en
faire la conquête et finiront par le rendre charmant. En maint
endroit on y rencontre encore entre les blocs des trous où plus d'un
mouton a déjà disparu.
Si
l'on visite Suzanfe avant que les chaudes haleines du printemps aient
fait fondre les neiges, on pourra se faire une idée de ce qu'était
jadis cet intéressant vallon.
A ce
moment, vu des dernières pentes de la Dent-du-Midi, la neige qui le
recouvre encore figure le glacier disparu ; car, on n'en peut douter,
Suzanfe, à l'époque glaciaire, avait le sien qui devait être fort
beau : il a limé sa trace en maint endroit sur les rocs. On s'assure
aisément qu'il couvrait les noirs et gigantesques gradins qui
servent d'assises au Ruan et à la Tour-Salière : et à chacun
d'eux, quelles puissantes cassures, quels riches séracs il devait
étaler ! Jusque dans sa partie inférieure il devait être
d'une grande pureté, car sauf les cônes de débris, au bas des
couloirs où passent les avalanches, il a peu laissé de moraines ;
à peine a-t-il écorné les rudes gradins, trop massifs pour lui
céder quelque chose. Retiré aujourd'hui sur le plateau et les
dernières pentes, il lui reste cependant assez de sa grandeur et de
sa beauté d'autrefois pour mériter d'être plus connu. Lors même
qu'on n'en voudrait pas à la Tour-Salière, une journée passée à
visiter le glacier de Suzanfe, à en admirer les magnifiques séracs,
serait une journée à ranger parmi les beaux souvenirs.
La
Viège franchie, on peut se diriger sur la cime de la Dent-du-Midi de
bien des manières ; on y peut même aller vingt fois sans
suivre absolument la même route. Les guides de Champéry prennent
maintenant la moins pittoresque. Ils abordent et remontent les pentes
pierreuses qui descendent de l'arête et de la Dent, précisément
dans le sens de leur plus grande longueur ; prises de la sorte, elles
sont éternelles.
On
peut aller aussi jusqu'au col de Suzanfe, et, de là, suivre l'arête
jusqu'à la cime ; mais la course est plus longue sans être beaucoup
plus agréable. La route la plus pittoresque, la plus courte et la
moins fatigante, trois qualités qu'il est excellent de pouvoir
concilier dans les ascensions, c'est d'aborder la longue arête de
l'ouest vers le point de sa plus basse dépression ; une pointe
de gazon s'avance précisément clans cette direction ; on évite
ainsi une heure de pierres roulantes.
Arrivé
sur l'arête, on la suit dans toute sa longueur. Elle est spacieuse,
peu inclinée ; on y découvre déjà le Val-d'llliez en miniature,
les montagnes du Chablais, la vallée du Rhône, l'extrémité du
Léman, en sorte que, par une douce et pure matinée, c'est une
délicieuse promenade. Délicieuse, oui ; mais saisissante
aussi ; car la vue plonge à chaque instant dans les abîmes qui
dominent le Val-d'llliez ; le précipice, de plus en plus
vertical, mesure mille mètres.
Le
matin, toute cette paroi précipitueuse est encore dans une ombre
bleuâtre qui la rend plus haute encore. Des pans de murailles
ruinées, de grandes pointes chancelantes surplombent en certains
endroits et menacent les profondeurs, où brille, près de grands
névés, le Lac-Vert, enchâssé comme un diamant au milieu des
pâturages.
Une
pierre lâchée de là-haut roule d'abord dans les premiers couloirs
en entraînant vingt autres à sa suite, puis bondit de saillie en
saillie, décrivant des paraboles toujours plus gigantesques, et
disparaît à l'œil longtemps avant d'avoir l'endroit où elle doit
s'arrêter. Seulement, son rapide passage ébranle et précipite
toutes celles qui étaient prêtes à tomber, et il faut du temps
avant que le caIme soit rétabli sur le flanc des ravines et qu'on
n'entende plus rien rouler dans les profondeurs.
En
suivant l'arête, on arrive à un point où elle offre un
escarpement d'une dizaine de mètres, assez accidenté pour que les
novices ne puissent le franchir sans aide. On peut le contourner en
descendant sur la droite, mais, pour un grimpeur il est intéressant.
Les
habiles peuvent sans trop de peine monter directement à la cime par
les rocailles de la face de l'ouest. Pour ceux qui se sentent moins
épris des cheminées, des casse-cou, des corniches et autres
étranges idoles des grimpeurs, il vaut mieux prendre de flanc la
pente souvent couverte de neige qui regarde Suzanfe, et atteindre de
là le dernier épaulement, auquel les guides de Salvan ont donné le
nom de Col-des-Paresseux ; ceux de Champéry l'appellent
simplement Col de la Dent-du-Midi. Vive pourtant le col des
paresseux !
De ce
col, en effet, où l'on peut, assis à l'aise, contempler déjà le
glacier de Plan-Névé et les six pointes, la chaîne Pennine, la
Tour-Salière et la calotte du Mont-Blanc, on voit, au contraire, se
dresser la dernière pente de la Dent-du-Midi, longue encore, bien
longue pour des jarrets tremblants de fatigue et des poumons épuisés
; et rapide !...
Le
paresseux lève la tête, mesure la distance d'un regard découragé,
laisse échapper son bâton, son sac, puis se couche et déclare net
qu'il n'ira pas plus loin. Et cela plus d'une fois chaque été. Pas
sots, n'est-ce pas, les guides de Salvan ? Et bien nommé, le
Col-des-Paresseux ?
Le
grimpeur ne s'y arrête pas ; les communs mortels y font un charmant
séjour, après lequel parfois un paresseux lève encore la tête,
mesure bien, puis se décide héroïquement à tenter un dernier
effort, s'arrête vingt fois en route, à moitié repentant de sa
résolution, et pourtant arrive enfin au sommet aussi fier que les
autres.
Au
reste, ami lecteur, si vous croyez qu'il n'existe qu'à la
Dent-du-Midi le Col-des-Paresseux, vous faites erreur, On le trouve à
mi-hauteur de la plupart des cimes de fatigant accès : au Mont-Rose,
au Mont-Blanc et bien ailleurs encore. On le trouve, n'est-il pas
vrai ? sur la route de toutes les hauteurs morales ; à
mi-chemin de la science ; à mi-chemin de la vertu. Courageux, on
poursuit et l'on arrive enfin ; lâche, on mesure la pente, on
désespère, on s'arrête, et voilà autant d'efforts qui n'ont servi
qu'à remporter la honte d'une défaite. Ah ! la belle chose que
l'énergie au Col-des-Paresseux !
Il
peut arriver, surtout aux premiers jours de juin, qu'une partie de la
dernière pente soit couverte de glace, et vu sa rapidité (50°
peut-être), on peut avoir quelque peine à atteindre le sommet, car
il faut alors tailler tous les pas. Si l'on tient l'extrême droite,
à la peine peut s'ajouter le danger, car les faux pas mènent loin
sur le bord de l'arête.
Un
jour que j'y conduisais deux Anglais fort peu exercés, j'eus
l'occasion de voir qu'il est utile, quoi qu'on en dise, d'être
toujours muni d'une hache et d'une corde, dans une course de quelque
importance. Si nous avions négligé cette précaution, qui coûte
d'ailleurs fort peu, non-seulement nous n'eussions pas atteint la
cime, mais il eût pu arriver un malheur. Cette dernière pente est
souvent pénible, mais on peut bien se donner quelque peine quand il
s'agit d'arriver à 10 600 pieds sans courir aucun danger.
Plusieurs
personnes ont déprécié la vue de la Dent-du-Midi : j'ose affirmer
que c'est pour n'en avoir pas pu jouir. Le séjour du sommet n'est
pas toujours agréable ; les vents semblent avoir fait de cette
montagne le théâtre de leurs combats, et les nuages n'ont point de
séjour plus favori que la spacieuse terrasse du glacier ; aussi
n'est-il pas fréquent de pouvoir passer là-haut une heure de pleine
et entière jouissance. Mais ceux qui ont pu, pendant les longues
heures d'une belle matinée, posséder ce panorama dans toute son
étendue, auront peu de chose à lui reprocher. Si le Mont-Rose s'y
montre sous un aspect peu favorable, si le Mont-Blanc est caché en
partie, assez d'autres beautés originales pourront les faire oublier
à ceux qui, dans un panorama, ne tiennent pas aux noms.
Il
est peu de sommets, de cette hauteur du moins, qui dominent de tels
précipices. Si, partant de la croix, on suit l'arête dans la
direction des autres pointes, on rencontre plusieurs dalles
inclinées, surplombant sur l'abîme ; il faut s'y coucher et avancer
la tête ; on ne peut se défendre d'un mouvement d'effroi au premier
aspect de ces murailles, de ces gorges précipitueuses, hérissées
de pointes dentelées. L'effet en est saisissant, surtout un peu
tard, en automne, lorsqu'une légère couche de neige nouvelle est
venue accuser jusqu'aux moindres saillies. Aux premiers jours d'été,
au contraire, les fortes saillies seules gardent encore de la neige ;
non plus quelques pouces, mais quatre, cinq, six pieds d'une neige
aux contours arrondis, travaillée par les alternatives de gel et de
dégel, qui ont formé en maint endroit d'étincelants stalactites
suspendus dans les airs.
C'est
alors qu'il faut voir, par un beau soleil de mai, et pour peu que le
vent s'en mêle, la débâcle de tous ces échafaudages de l'hiver !
Pyramides audacieuses et chancelantes, corniches imprudentes avancées
sur l'abîme, entassements hasardés sur des pentes vertigineuses,
lèvres colossales débordant des arêtes, tout cela croule ou casse
à son tour et part en poussière dans le vide, les couloirs et les
ravines.
Si
l'on se trouve à Suzanfe au printemps et qu'on ait à espérer un
jour de chaud et brillant soleil, il faut se hâter d'atteindre la
cime, et s'il se peut, y passer une partie de la journée. Oubliant
qu'on n'est qu'à cinq lieues du Léman, on se croira sans peine au
sein d'un des plus grands massifs. Sauf le Val-d'llliez dans la
profondeur, rien de vert, rien de vivant, partout la neige et le roc
noir ; à perte de vue des chaînes blanches, des cimes
étincelantes dominant des vallées bleuâtres ; plus près et
tout autour de soi des pentes blanches et rapides que l'avalanche va
labourer dans quelques instants, des pointes, des arêtes d'où les
corniches neigeuses vont se détacher et tomber en poussière au
premier souffle du vent.
En
restant alors sur la cime jusque vers le milieu de l'après-dînée
on ne peut manquer d'y voir et surtout d'y entendre rouler plus d'une
avalanche, soit sur les pentes qui descendent de la brande arête,
soit de la Dent elle-même, soit surtout de la Tour-Salière et du
Ruan. Ces dernières, partant d'ordinaire de la calotte neigeuse qui
recouvre le sommet du Ruan, se déroulent en brillantes cascades sur
le flanc noir du rocher pour aller se perdre parmi les séracs du
glacier. Nous eûmes une fois le plaisir d'en compter douze en moins
d'un quart d'heure ; à la première ce fut comme un signal, la
sombre tour du Ruan semblait ruisseler d'avalanches.
En
septembre ou en octobre, tout est complètement différent mais bien
beau encore. C'est le temps des ciels purs, des horizons limpides,
des vues infinies ; mais c'est aussi le temps des brusques
alternatives de soleil et de pluie, de ciel bleu et de brouillard.
Par la pleine lune, souvent, après des jours de pluie, les nuages
lourdement amoncelés autour des cimes s'envolent en une nuit, et, le
matin, l'aube est radieuse et pure ; la journée est splendide. Il
faut deviner ces temps-là ; c'est une partie à jouer.
Il
nous est arrivé plusieurs fois de le faire, et assez souvent aussi
de gagner, de quitter Vevey par un ciel gris et chargé, et de jouir
le lendemain, sur la cime de la Dent-du-Midi ou ailleurs, d'une de
ces belles et pures journées qui rendent parfois si brillantes les
courses d'automne. Les plans rapprochés sont moins beaux peut-être
qu'au printemps et en été ; les pentes pierreuses ont beaucoup
perdu à quitter leur parure de neige ; les glaciers sont découverts
et grisâtres, souvent sales ; à peine s'il y a quelques pouces
de neige pure et fraîche sur les pentes exposées au nord ; mais
quelle douce chaleur et quelle harmonie dans les teintes !
quelle pureté dans les lointains !
Si la
saison entre pour beaucoup dans la beauté du panorama, il n'est pas
indifférent non plus de bien choisir son heure pour en jouir.
Malheureusement, pour une cime de cette hauteur, les parties
nocturnes ne sont pas aussi aisées qu'à Jaman ou à Naye, et s'y
rendre pour le lever du soleil est souvent moins difficile en projet
qu'en exécution. On l'a pourtant fait plusieurs fois. Un lever de
soleil là-haut doit être splendide, mais j'incline fort à croire
qu'on aurait plus de chances encore d'y jouir d'un magnifique
coucher. Le soir, toute la chaîne Pennine, du Mont-Rose au
Mont-Blanc, s'illumine d'un magique éclat, tandis que les plans les
plus rapprochés, le cirque de Salanfe et la Tour-Salière sont déjà
plongés dans l'ombre. Quelle puissance doit avoir cette ombre
immense et profonde pour faire ressortir le pur et resplendissant
éclat des dômes neigés de la grande chaîne ! Et que d'effets
inattendus et sublimes dans l'embrasement des rochers d'alentour, des
sept pointes et des précipices du Val-d'llliez ! N'avons-nous
pas vu, des bords du Léman, dans les beaux soirs d'automne, la
Dent-du-Midi sembler prendre pour elle seule les plus beaux rayons,
et le soleil lui faire ses plus splendides adieux ?
Si
beau, hélas ! que soit le spectacle sur la cime, si vivement
qu'on en ait pu jouir, il vient un instant où quelque chose en nous
s'en détache et se tourne ailleurs ; le moment arrive où l'on
ramène les yeux autour de soi pour songer au retour.
Et, monté sur le faîte, on
aspire à descendre.
Mot
trop vrai, dans lequel la puissance du génie a sondé bien juste
notre mystérieuse nature ! Autre rapport, aussi, du monde
physique au monde moral, qui semblerait donner raison à ceux qui se
sont arrêtés et qui attendent au Col-des-Paresseux.
Mais
non. C'est que l'homme n'est point fait pour posséder ici-bas
l'objet de sa jouissance assez souvent une main impitoyable le lui
arrache avec violence, et, lorsque parfois elle s'oublie à le
laisser jouir, son propre cœur se lasse, sa propre nature l'oblige à
se détacher et à continuer sa route.
Marche,
marche, voyageur ! Tu as monté, redescends, pour remonter
demain peut-être, et redescendre encore. Marche sans t'arrêter, et
sans t'oublier au bord du séduisant chemin. Tu entrevois ici, tu
verras, tu jouiras plus loin, ailleurs. Tout cela passe et le temps
l'emporte, et il te faut quelque chose que le temps ne puisse ruiner.
Marche toujours : tu n'es pas de la terre !
Et
nous redescendons, il est vrai, pauvres paresseux; nous redescendons
où vous en êtes : mais nous descendons vers le but commun, l'âme
agrandie par une contemplation sublime. Nous redescendons ;
mais, de là-haut, nous avons vu la terre lointaine où nous devons
aller reposer ; et qu'il est beau le regard qu'on jette sur ce
doux horizon !
Aux
premiers jours d'été une couche d'excellente neige permet de faire,
de la cime, une merveilleuse glissade ; mais elle conduit à
Suzanfe ; nous qui allons ailleurs, nous n'en profiterons qu'en
partie, jusqu'au Col-des-Paresseux où nous attend une autre route.
Si, étant sur cet important passage, on se tourne vers la moraine et
le glacier de Plan-Névé, on n'a qu'à regarder à ses pieds et l'on
voit la route par où l'on gagnera Salanfe. Or Salanfe est la
merveille qu'il nous reste à voir1.
De ce
côté la montagne tombe en poussière, s'en va en boue dans certains
endroits. On descend entraînant avec soi des châteaux de pierres
délitées dont plusieurs roulent, sifflent, ricochent et donnent
plus d'une fois à penser si la troupe est tant soit peu nombreuse.
De
bonne heure on trouve là encore de la neige, et vogue pour Salanfe !
En dix minutes on est en bas. Mais, avant de s'engager sur une pente,
il est bon de s'assurer où elle conduit ; et la première qu'on
rencontre ne conduirait pas du tout à destination des êtres aussi
faciles à briser que les pauvres humains. La bonne, la fameuse est
plus loin, à gauche, presque sous la grande Dent. Lorsque l'hiver a
été riche, la glissade est sans fin ; on en a pour plus de 3000
pieds. On fera bien toutefois de ne pas s'y hasarder par le vent ou
le dégel ; j'y ai vu deux fois rouler une pluie de pierres qui
auraient été de mauvaise compagnie. Aux premiers jours de
printemps, il tombe là de superbes avalanches.
C'est
de ce côté que s'entassent jusqu'ici les débris de la montagne ;
pentes d'éboulis et de pierres roulantes où la marche devient
bientôt pénible. Que de ruines ! quel chaos de blocs de toutes
grosseurs ! Et quelle immense Babylone on pourrait bâtir avec ces
matériaux entassés par le temps !
Cependant
voici bientôt quelques fleurs qui se hasardent parmi les blocs ;
voici le bassin pierreux d'un lac à moitié desséché ; puis des
monticules verdoyants, de délicieux jardins alpestres, enfin une
dernière pente fleurie, moraine de jadis, aujourd'hui envahie et
couverte par la végétation, et l'on pose le pied sur le sol de
Salanfe. (1962"').
Le
délicieux contraste, après les ruines désolées et les moraines,
que ce doux tapis de fine verdure !
Qu'on
se figure, au milieu d'un cirque d'imposantes montagnes qui dominent
de cinq mille pieds, une vaste et splendide arène, unie comme l'onde
d'un lac dans les plus beaux jours, couverte de la plus tendre
verdure et des plantes alpines les plus délicates, arrosée des plus
séduisants ruisseaux, et l'on saura ce que c'est que Salanfe, ou
plutôt l'on ne saura rien, car personne ne peut imaginer un pareil
site, si ce n'est Celui qui, l'ayant imaginé, en réalisa les
beautés.
A
mesure qu'on avance sur cette verdoyante arène, l'on en comprend
mieux la calme et silencieuse grandeur. C'est vraiment une des plus
belles solitudes des Alpes. Lieu étrange ! s'il n'est pas le théâtre
de quelque fantastique légende, c'est qu'il a été découvert au
temps où l'on ne savait déjà plus les faire. Les vachers disent
bien entendre et voir parfois des esprits sur la blanche terrasse du
glacier; ils content bien, le soir, au voyageur qui s'assied à leur
foyer, la légende du monstre du Jorat, mais rien pour la mystérieuse
plaine.
N'importe,
à défaut de cette poésie de légende, elle en a une autre bien
plus grande encore : dans cette plaine, sur ces rochers sombres, sur
cette grande moraine est écrite une page de l'histoire de la terre ;
et que Salanfe est beau pour qui pense à la lire !2
Au
pied de la large moraine qui descend du Plan-Névé, et au bord de la
pelouse, on aperçoit quelques groupes de chalets, mais si humbles et
si rustiques, qu'à première vue on les confond avec les blocs
d'alentour : et d'ailleurs, vides qu'ils sont pendant onze mois de
l'année, ils ne font qu'augmenter l'impression de solitude que donne
cette grande plaine déserte. Seule l'ouverture de la gorge, où
descend la Sallanche et où l'on entrevoit quelques cimes lointaines,
peut faire soupçonner qu'il existe un monde hors de Salanfe.
Vers
le milieu de juillet ce beau désert s'anime, des clochettes y
retentissent ; de Salvan et de Verossaz les troupeaux y montent en
foule, car la place est grande, et les mille bêtes qui viennent
chaque été sont à l'aise dans le pâturage. Les plus aventureuses
se hasardent sur les pentes, parmi les gros blocs, près des moraines
; quelques-unes s'y perdent parfois et leurs ossements blanchis, que
les pâtres retrouvent souvent quelques années plus tard, attestent
le sort de ces imprudentes.
Les
chalets, primitifs s'il en fut jamais, sont habités par toute une
petite population simple, rustique et d'humeur joyeuse, car c'est une
fête pour les pâtres que le séjour à la montagne de Salanfe ;
et ceux que l'âge ou les infirmités confinent au village, ne voient
sans doute pas sans regrets le départ des troupeaux pour la belle
prairie où ils ont passé de si beaux jours.
Les
troupeaux ne restent qu'un mois à Salanfe. A la mi-août,
c'est-à-dire quelques jours avant leur retour à la vallée, les
vachers y célèbrent la fête, coutume suivie dans plusieurs autres
pâturages. Pour ce jour-là, les parents, les amis, les jeunes gens
montent des villages voisins. On passe la nuit dans les chalets de
Salanfe, et, comme ils ne sont pas faits pour recevoir des visites et
loger de si nombreux amis, on se blottit, on se juche, on s'entasse
comme on peut, et il faut voir ces chambrées !
Un
soir de fête, justement, nous arrivons quatre dans une de ces cases.
La voyant déjà pleine, nous songeons à nous retirer après avoir
bu la crème. Restez donc, nous disent ces bonnes gens, quand il y a
de la place pour huit on en trouve aussi pour douze. En effet, quatre
d'entre eux s'entassent sur une sorte de lit, et nous grimpons au
fenil ; il avait seize pieds carrés !
Cette
nuit-là on ne dort guère et les gais propos vont leur train. Les
garçons restent longtemps autour de l'âtre à agacer les filles,
qui n'ont pas la repartie embarrassée ; on se fait les doux
yeux, et plus d'une idylle s'ébauche qui se continue le lendemain
sur la verte pelouse et finit souvent, quelques mois après, par un
heureux ménage.
Au
reste, à n'importe quel moment, une nuit passée chez les bons
vachers de Salanfe est toujours pittoresque. Ils sont souvent
causeurs, et rien de plus amusant que leurs vieilles histoires !
Parfois on peut leur tirer une légende, celle du monstre du Jorat,
peut-être ; toujours au moins on trouve chez eux la plus
cordiale hospitalité.
J'ai
parlé deux fois du monstre du Jorat ; voici cette légende.
Les
vachers me contèrent qu'autrefois (quelques-uns croient même se
rappeler ce temps-là), il y avait sur le col de Jorat un monstre, un
dragon, un animal enfin, d'une espèce inconnue et d'un aspect
horrible, qui gardait, la nuit, le passage du col. Il avait déjà
fait de nombreuses victimes, et les plus hardis chasseurs n'osaient
l'attaquer. La nuit tombée, il descendait du glacier ; il
régnait sur toute la montagne, et malheur à qui approchait du
Jorat. Un jour, enfin, un homme de la vallée du Rhône avait été
condamné à mort. Il était d'une force et d'une audace peu
communes. On lui offrit sa grâce s'il combattait le monstre et
parvenait à le détruire. II accepte, monte à Salanfe, attend la
nuit et gravit le sentier du Jorat. Le combat, dit-on, fut terrible ;
mais l'homme eut la victoire, et la tranquillité fut désormais
rendue aux pâtres de Salanfe.
Aujourd'hui,
le col est sûr, autant que j'en ai pu juger en le passant trois fois
de minuit à deux heures du matin.
Salanfe
est un site qu'il faut comprendre, mais rien aussi n'est plus facile
pour qui aime la nature. Il se peut qu'à une première et rapide
visite la poésie en échappe ; mais si l'on y revient, si l'on s'y
repose une heure au bord des limpides ruisseaux, alors que la plaine
est solitaire et les troupeaux descendus ; si, surtout,
regardant l'ombre monter et le soleil rougir les cimes, on y attend
l'arrivée de la nuit, Salanfe parle, alors, et le plus insensible en
comprend la poésie. Poésie d'antique solitude et de sublime
silence ; poésie qui fait rêver qu'assistant au premier âge
du monde on est l'Adam de la création nouvelle, ou que, dernier
survivant des générations éteintes, on est resté seul avec la
nature et Dieu.
Ah!
s'il est un pays où l'on se surprenne parfois à dire : Ubi bene,
ibipatria, c'est bien celui qui referme, au sein de ses libres
montagnes, ces sites enchanteurs, ces sublimes vallons. Plusieurs
pourront m'en blâmer, mais, si le sort m'exilait aujourd'hui sur
quelque plage lointaine, je sens que j'aurais à pleurer deux
patries.
Rochers
brunis, sombres forêts de mes Cévennes, où s'est abritée mon
enfance, jamais, certes, vous ne sortirez de mon souvenir ; toujours,
en moi, il y aura quelque chose qui vibrera à votre nom ; enrichi
même des grands souvenirs des Alpes, je laisserai plus d'une fois
errer ma pensée distraite parmi les genêts de vos montagnes : mais
ce peuple que j'aime, cette liberté que j'ai appris à chérir, ces
Alpes que j'ai si souvent rêvées, et où, maintenant, il m'a été
donné de passer de si beaux jours, ont vraiment une moitié de mon
cœur. A toi, France, appartiennent ma jeunesse et mes premiers
souvenirs ; à toi ce qu'il y a de plus intime dans mon cœur et dans
ma pensée ; mais à toi, libre et belle Helvétie, je voudrais
parfois donner le reste de mes jours.
Un
soir nous descendions de la Dent-du-Midi par le Col-de-Suzanfe. Notre
troupe, assez nombreuse d'abord, s'était divisée ; la plupart,
devant revoir le soir même les bords du Léman, avaient pris les
devants et étaient depuis longtemps disparus. Deux amis restèrent
seuls avec moi.
Libres
pour quelques jours, peu nous importait quel serait notre gîte, et
nous laissions couler les heures sans compter. La plaine était libre
et déserte, et nous abordions à Salanfe pour la première fois.
Ravis
de la beauté de ces lieux, nous allions à pas toujours plus lents,
et enfin, pour mieux jouir, nous voilà étendus sur le gazon au bord
d'un des plus purs ruisseaux. Le plus jeune de nous jouait avec les
flots limpides, le plus habile essayait un dessin ; pour moi,
tantôt je fermais les yeux, me laissant bercer au grondement éloigné
des torrents du glacier, grossis par la chaleur du jour, tantôt je
les rouvrais pour m'assurer encore que notre délicieuse situation
n'était pas un rêve.
Si
bien installés au bord d'un si frais ruisseau, il était difficile
de ne pas songer aux vivres et aux rafraîchissements. Et voilà,
dans une casserole légère, chauffée à la flamme d'une lampe, un
chocolat qui s'apprête et circule bientôt, servi non dans des
tasses, mais dans le couvercle même de l'ustensile, plus beau alors
qu'une porcelaine de Sèvres ou du Japon. -- Ah ! le délicieux
instant et le beau souvenir !
Cependant
la fraîcheur et les ombres qui se répandaient dans tout le vallon,
la rougeur qui commençait à colorer les sept pointes de la
Dent-du-Midi, nous rappelèrent qu'il était prudent d'assurer notre
retraite.
Ne
sachant rien des sentiers qui sortent de Salanfe, hormis celui du
Jorat qu'on voyait serpenter tout près, nous avancions vers la
gorge, certains d'y trouver une issue.
Il
fait bon dire : Hâtons-nous ! le temps presse. Où pourrons-nous
coucher ? Mais le moyen de résister à la séduction des beautés
qui nous entourent ? A mesure qu'on approche de l'extrémité de la
plaine, les ruisseaux se réunissent pour former la Sallanche ; le
terrain devient inégal, l'onde commence à murmurer plus fort, pour
bouillonner bientôt ; la gorge approche. Voici des blocs de granit,
et, tout autour, les premiers rhododendrons. Qu'ils sont frais !
Qu'ils sont beaux ! Vite un bouquet, une touffe au chapeau, une
couronne ! Et nous voilà encore, flânant le long des premiers
sauts de la Sallanche, et cueillant les rhododendrons, toujours de
plus en plus beaux.
L'intention
d'un sentier commençait à se dessiner sur la rive gauche ; mais
l'intention seule, car nous en perdîmes les insaisissables vestiges
au bout d'une centaine de pas. Nous avancions pourtant dans la gorge.
De gros nuages sombres venaient de surgir derrière la Tour-Salière.
Elle
est fort belle, la gorge de Sallanche, le torrent la descend en
riches et brillantes cascades ; mais lorsque l'homme arrive au bord
d'une paroi de granit de cinquante pieds de haut, il sent qu'il est
un être lourd, impuissant et borné ; et les flots de cette eau
légère qui se joue des obstacles, qui s'élance dans les airs quand
le rocher lui manque et qui lui jaillit en poussière au visage,
insultent à sa royauté impuissante.
En ce
moment, un épervier passe au-dessus de nos têtes, qui traverse la
gorge à tire-d'ailes ; et nous trois, nous sommes là, délibérant.
C'est que, lourds, impuissants et bornés, nous ne pouvons nous
élancer dans l'abîme à la suite du flot brillant, et que la
Sallanche est trop large et trop rapide pour la traverser jusqu'au
délicieux sentier qui nous nargue sur l'autre bord.
En
vain nous essayons de jeter de grosses pierres au milieu du torrent
pour y établir un passage ; il est peu profond, mais le flot
rieur emporte d'un jeu ce que nos bras réunis lui ont lancé avec
effort.
Un
tronc mort et vingt blocs y disparaissent, et la Sallanche coule
toujours rapide, grondante et pure, et nous sommes toujours là,
regardant le sentier qui passe peut-être à dix pas.
Cependant,
du milieu des nuages qui descendent, le tonnerre retentit dans les
échos de Salanfe, et de larges gouttes commencent à tomber.
Impossible de franchir la paroi, impossible de forcer le passage ; il
faut se frayer un chemin le long des pentes rocheuses, jusqu'à un
large sentier qu'on voit poindre plus bas.
Talonnés
par l'orage et la nuit, nous grimpons avec ardeur, nous nous dévalons
avec audace, et de roc en roc nous atteignons au sentier. Dix minutes
après, nous arrivons presque à nuit noire devant les chalets
d'En-Van-Haut qui se dessinent dans l'ombre, petits et serrés, côte
à côte comme les huttes d'une colonie de castors.
Nous
heurtons à tous ; ils étaient inhabités. Au dernier enfin, où
brille de la lumière entre les planches, la porte s'ouvre pour nous,
juste au moment où l'orage se déchaînait dans la gorge avec toute
sa violence.
Ce
chalet, ou plutôt cette case, était habitée par un bien pauvre
ménage. Un homme maladif et grisonnant était assis devant l'âtre,
donnant la soupe à un marmot qui se barbouillait à plaisir pendant
que sa mère ranimait le feu pour nous chauffer le lait de la seule
vache qui fût à l'étable. Deux fois le vent, s'engouffrant à
travers les planches disjointes, éteignit le crésu qui
éclairait de son incertaine lueur cette scène de pittoresque
dénuement et de rustique misère.
Vient
l'heure du repos. Nous ne pouvions songer à descendre jusqu'à
Salvan ; l'orage n'avait pas cessé : les éclairs venait nous
éblouir et nous faire tressaillir jusque devant l'âtre, et les
roulements du tonnerre se prolongeant le long des pentes de la gorge,
faisaient vibrer les poutres du chalet. Une échelle délabrée
conduisait à une étroite soupente envahie par la fumée, car les
cheminées sont inconnues à Van-Haut, la fumée s'y échappe
lentement, comme elle peut, à travers les jours de la toiture. De
foin ni de paille, il n'était pas question ; à peine quelques
fétus restés sur les planches humides attestaient qu'il y en avait
eu jadis. Serrés ensemble et entourés de nos plaids, nous essayons
de nous réchauffer et peut-être de dormir ; mais voici que les
tavillons du toit, impuissants à retenir le déluge qui les inonde,
laissent filtrer sur nous des gouttes d'abord, puis des ruisseaux de
pluie.
J'ai
passé bien des nuits dans les hauts chalets des Alpes, j'ai logé
dans les huttes de pierres du Dauphiné et de la Maurienne, j'ai
dormi en plein air à 7.000 pieds ; mais jamais je n'aurai le
souvenir d'une nuit semblable à celle de Van-Haut, Que l'aurore fut
lente à venir ! Et avec quelle joie, à sa première lueur,
suffoqués, mouillés, transis, nous reprîmes le chemin de Salvan !
J'aurais
tort toutefois de laisser durer l'impression de notre désagréable
aventure. Ce qui nous est arrivé était dû à un malheureux
concours de circonstances qui ne se rencontreront sans doute pour
personne, et l'on peut passer la nuit à Van-Haut tout aussi bien
qu'ailleurs.
Le
vallon est charmant et la plupart des chalets fort habitables dans la
bonne saison. Les habitants, qu'on y peut voir au printemps et en
automne, sont loin d'être misérables, et si l'on passe à Van-Haut
un dimanche soir, on verra sur le seuil des chalets chemise blanche
et frais corsage.
Il
faut aussi revenir sur la Sallanche, la gorge et les sentiers. On
s'instruit souvent à ses dépens dans les courses alpestres ;
mais si l'on tient l'exil ouvert, une fois suffit pour apprendre :
depuis notre aventure nous n'avons plus manqué le sentier. Au reste,
il y en a deux, un sur chaque rive, mais si légèrement tracés en
certains endroits, si fantasques dans leurs écarts et leurs
escalades, qu'on les perd à la moindre distraction. Tous les deux
sont également directs, mais celui de gauche est préférable si
l'on veut jouir des cascades si variées de la Sallanche.
La
gorge tout entière est sauvage et fort belle, et d'un caractère
original et frappant. Au-dessous de Van-Bas, elle se resserre et
devient impraticable. La Sallanche y bondit de plus en plus rapide,
franchit l'abîme en chutes toujours plus grondantes, puis, la gorge
s'ouvrant tout à coup devant la vallée du Rhône, et le sol venant
à lui manquer, elle livre à l'espace sa riche et brillante écume,
mais pour la dernière fois. Elle a touché la plaine. Du même coup,
elle a perdu son nom. Cette cascade, toujours si blanche et qui ne
s'est jamais teinte de la couleur des orages, ce n'est plus la
Sallanche. Les gens du pays l'ont appelée Pisse-Vache, et ce nom lui
est resté. Parmi les nombreux touristes qui l'admirent,bien rares
sont ceux qui connaissent ce joli nom de Sallanche, et la plupart
oublient de demander où conduit la gorge sombre qui s'ouvre là-haut.
Il
serait intéressant, après avoir goûté la Sallanche à sa source,
de la suivre dans ses dernières chutes jusqu'au moment suprême où
elle mêle son écume mourante aux flots limoneux du Rhône ; un
sentier permet de le faire, à ce que j'ai appris depuis peu ; mais
le chemin de Salvan la quitte un peu au-dessous de Van-Haut pour
s'engager dans les sapins. Rapide, mais doux au pied, il atteint
bientôt les basses régions, non sans quelques superbes échappées,
où l'on voit les cimes avancées de la chaîne Pennine briller sous
les feux du soir.
Quiconque
n'est pas pressé de revoir la plaine, n'aura pas à regretter de
s'être arrêté à Salvan. Y arrivant le soir, on peut y passer la
nuit et descendre le lendemain par la fraîcheur matinale et les
premiers rayons.
Comme
tous les villages du Valais, Salvan est pittoresque. La simplicité
et les anciennes mœurs y règnent encore ; mais il est à craindre
qu'elles n'en disparaissent bientôt. Une nouvelle route, qui passe
par Salvan, détourne de ce côté une bonne partie du flot des
étrangers qui vont à Chamonix.
J'aime
Salvan, parce que j'y ai des souvenirs et que j'y connais de bonnes
gens ; j'aime y dormir pour être réveillé au petit jour par
le cornet de son chevrier partant pour la montagne ; j'aime y rester
le soir pour descendre, le matin, par le délicieux sentier de
Gueuroz ; car enfin, puisqu'il faut descendre, ne vaut-il pas
mieux retarder encore ce suprême et pénible instant, et se choisir
pour les derniers pas un sentier agréable et fleuri qui se perde en
paresseux détours ?
II y
a un chemin pour les gens pressés, c'est celui qui descend
directement sur Vernayaz en zigzags géométriques ; pittoresque
aussi, car il n'y en a pas d'autres dans la contrée, mais, pour moi,
trop pressé d'arriver.
Le
sentier de Gueuroz, inconnu des touristes, sort à la dérobée du
village, traverse quelques prairies et s'enfile discrètement dans le
bois. Il est bien pour les flâneurs, car pendant une demi-heure il
se dirige tout juste à l'opposé du but. Il remonte la gorge du
Trient, sinistre géhenne où l'on entend gronder les eaux furieuses
et dont on n'approche qu'avec émotion. Il la remonte jusqu'à
l'endroit le plus praticable, traverse le torrent, et cette fois
prend, hélas ! la bonne direction et vise la vallée du Rhône.
Mais il est si frais, si ombreux, si discret, si solitaire, on y voit
en certains endroits de si séduisants cerisiers, que c'est un charme
de finir ainsi la course et de cueillir une telle fleur pour le
dernier souvenir.
Il
pousse aussi loin que possible ses trompeuses allures, mais la plaine
est là tout près ; il ne peut continuer dans les airs, il faut
descendre enfin.
Hélas !
rocailleux ou fleuris, directs ou égarés en capricieux méandres,
tous les chemins, ici-bas, ont leur but où il faut arriver une fois,
si lentement qu'on ait cheminé et si longs qu'aient été les
détours.
II
Il
est peu de montagnes qui soient si généralement connues et
cependant si peu visitées que la Dent-du-Midi. Tous les voyageurs
qui suivent la vallée du Rhône, la remarquent et en retiennent le
nom ; un grand nombre de touristes ont fait l'ascension de sa plus
haute pointe, la cime de Champéry ; mais c'est à peine si quelques
botanistes ou quelques amateurs à la recherche de l'inconnu se sont
aventurés dans d'autres directions, dans la gorge ou vers le glacier
de Chalin, au Jorat, à Salanfe, et l'on peut presque compter ceux
qui connaissent le glacier de Plan-Névé.
Il
faut dire, à la décharge des touristes, que dans toute autre
direction que celle de Champéry, les abords ne sont pas faciles et
exigent au moins une étude préalable de la carte ; d'ailleurs on
n'y peut espérer d'autre gîte que les chalets des hauts pâturages.
Mais si l'on se décide à surmonter ces difficultés, elles tournent
bientôt en autant de charmes. Quoi de plus intéressant que de
calculer son itinéraire sur la foi de la carte et de la boussole ;
de plus attrayant que de se lancer à l'aventure dans quelque repli
solitaire et ignoré des hautes Alpes ; de s'y chercher un abri et
des moyens de subsistance ! Quoi de plus délicieux, enfin,
qu'un bivouac à la montagne !
Encore
faut-il se proposer un but, et la question peut devenir sérieuse
ici, où le mieux serait de n'en point avoir. Bien des gens
croiraient n'avoir pas joui des Alpes, et n'avoir pas fait une course
de montagne, s'ils n'ont atteint un sommet quelconque, et un sommet
en réputation. J'avoue qu'il sera difficile de les contenter. En
effet, si l'on part de Salanfe, qui est la principale station
alpestre du versant S.-E., il n'y a d'autre ascension facile que
celle de la plus haute dent du Midi. Le Luisin est moins commode3
et d'ailleurs inconnu ; le Salentin est à peu près dans le même
cas ; reste la Tour-Salière qui est une ascension très sérieuse,
et les six autres pointes de la Dent-du-Midi, dont la moindre est une
sorte de Cervin.
Ceux
donc qui tiennent absolument à remporter gravé sur leur bâton le
nom d'une cime auraient tort de venir à Salanfe. Le pâturage et les
ruisseaux, les grandes moraines du Plan-Névé, les glaciers et les
cimes ne pourront plaire qu'à deux sortes de personnes : à ceux qui
ne demandent qu'un site qui fasse rêver, de belles eaux, un tendre
gazon, des fleurs délicates,... et au grimpeur libre des
préoccupations de l'amour-propre, qui s'inquiète peu d'atteindre
une cime connue, et qui aime à parcourir les hautes solitudes au gré
de ses caprices et pour son seul plaisir.
J'ai
essayé précédemment de faire connaître Salanfe et sa gorge aux
premiers ; avec les grimpeurs nous nous acheminerons cette fois vers
le glacier et les cimes qui le dominent,
A
tort ou à raison, je l'ai dit, je suis complètement épris de la
Dent-du-Midi, Les plaisanteries de mes proches au sujet de cette
passion n'ont jamais servi qu'à la rendre plus vive.
Au
reste, qu'y a-t-il là d'étonnant ? Depuis deux ans je l'avais sous
les yeux à chaque instant du jour. La fenêtre de ma chambre était
orientée de telle sorte que la première image qui m'arrivait à mon
réveil, c'était son profil élancé et gracieux ; à table, un sort
malicieux avait si bien choisi ma place, qu'entre deux vis-à-vis et
dans l'embrasure d'une fenêtre, je voyais, comme dans un cadre, les
sept pointes de son arête et ses flancs jusqu'à mi-hauteur ; enfin,
mes occupations me retenaient une grande partie du jour dans une
salle où, à chaque fenêtre, elle m'apparaissait en entier, depuis
les riches avant-monts qui lui servent de piédestal, jusqu'à ses
cimes aériennes. Ne se laisserait-on pas séduire à moins ?
Ce
que j'aime surtout de la Dent-du-Midi, le point qui m'attire, me
captive et retient le plus longtemps mes regards pendant toutes mes
contemplations, c'est la Cime de l'Est. Si elle n'est pas la plus
haute, n'est-elle pas la plus fière, la plus élancée, la plus
belle ? N'est-ce pas elle qui donne à la montagne tout son
caractère, et, en dépit des quelques mètres dont sa sœur de
l'ouest la domine, n'est-ce pas elle qui frappe dès l'abord et qui
reste dans le souvenir ?
Maintes
fois j'ai essayé sur le papier de varier le dessin de la Cime de
l'Est tout en conservant celui des autres pointes. Est-ce que je suis
trop épris de sa belle forme, ou est-elle en effet la plus belle ?
Mais jamais je n'ai pu réussir à lui donner un profil qui réunît
à la fois tant de noblesse et de grâce, d'élégance et de fierté.
Elle
est si belle, si royale i elle porterait si bien ses quatorze ou
quinze mille pieds ! Souvent, dans mes rêves, j'abaisse ses
orgueilleuses rivales et je la vois dominer seule, regardant de haut
la chaîne Pennine humiliée. Mais, hélas il n'en est rien et, de
toutes les cimes d'alentour, c'est elle, au contraire, la plus noble,
qui, sous les efforts du temps tombera la première. Qu'elle ait été
jadis beaucoup plus élevée, ce n'est qu'un rêve. Une seule chose
est possible, c'est qu'elle dominait la cime de l'ouest, la plus
haute aujourd'hui. En jetant les yeux sur la carte fédérale, en en
considérant surtout le relief à distance, on voit tout le massif se
résumer en trois arêtes qui concourent vers un point central :
l'arête de Susanfe, continuée par les sept dents, celle qui monte
de Massongex par la petite dent4
et la Dent-de-Valère, et celle de Salentin et de Gagnerie ; toutes
trois aboutissent à la Cime de l'Est. Un quatrième tronçon, celui
de S'-Tanaire, plus court mais non moins robuste que les autres, y
vient aussi converger. N'en peut-on pas conclure que le point
culminant, le nœud de toutes ces arêtes, devait être le plus élevé
et dépasser ainsi la cime de Champéry5.
Infiniment
mieux placée que sa rivale de l'ouest et d'ailleurs ne le lui cédant
guère en élévation, il semble que la Cime de l'Est aurait dû
attirer de nombreux grimpeurs. Mais longtemps on l'a tenue pour
inaccessible. Aujourd'hui encore, dans le Val d'llliez, dans la
vallée du Rhône, à Salvan, bien des gens le prétendent.
On
peut du moins assurer que les grimpeurs qui ont foulé cette
orgueilleuse cime sont rares jusqu'ici et faciles à compter. Depuis
la première ascension conduite par Delex, chasseur de Vérossaz, en
1842 (et dont celui-ci a toujours gardé un vif souvenir), deux
seulement ont réussi à ma connaissance : celle de MM. Rambert et
Piccard, et la mienne enfin6.
Les
tentatives couronnées de plus ou moins de succès sont beaucoup plus
nombreuses ; peut-être en a-t-on fait une dizaine ; j'y suis pour la
plus grosse part.
Dès
que j'eus gravi la plus haute pointe, je ne pus résister à l'envie
de gravir la plus belle. A mesure qu'avançait l'été, chaque soir
je la regardais plus longtemps ; je relisais sans cesse le récit des
tentatives et de l'ascension de M. Rambert ; je commençais à le
savoir par cœur. Je n'avais rien dit encore à Constant B., mon
compagnon habituel, mais quelques mots qui lui échappèrent me
témoignèrent qu'il m'avait deviné. Enfin, le mois d'août
avançait, l'arête devenait de plus en plus praticable, c'était à
n'y plus tenir.
Le
sort a des caprices, dit-on ; il a aussi des ruses pour mieux arriver
à ses fins.
Un
des derniers soirs d'août, Constant et moi, accompagnés d'un jeune
Vénitien, nous avions cinglé vers la côte de Savoie pour chercher
la fraîcheur sur les eaux du lac. Notre voile, enflée par un vent
frais et régulier, se penchait sur les flots et nous les fendions
rapidement, laissant un brillant sillage qui marquait au loin notre
trace.
Le
soleil s'abaissait à l'horizon et commençait à répandre une
lumière cendrée ; les monts de Savoie projetaient déjà de grandes
ombres. Bientôt, autour de nous, tout s'enflamma d'une lumière
magique. Le mât, la voilure, nos visages se teignirent de pourpre ;
chaque flot, en miroitant, reflétait les feux de l'horizon, chaque
vague devenait une flamme. Un coucher sous la ligne n'eût pas été
plus beau. Le Vénitien debout, les cheveux au vent, oubliait là
Venise, les voluptueuses gondoles et les beaux soirs de l'Adriatique
; puis le soleil s'abaissa lentement derrière la longue ligne du
Jura et peu à peu les flots s'éteignirent. Le magique spectacle
avait cessé, et nous songions à regagner la rive, lorsque soudain,
en nous retournant, nos trois poitrines ne poussent qu'un cri de
surprise et d'admiration. C'était la Dent-du-Midi que nous avions
oubliée pendant toute cette scène et qui seule, au milieu des
autres montagnes assombries, s'embrasait à son tour des derniers
feux du couchant. Jamais nous ne l'avions vue si belle. La Cime de
l'Est surtout étincelait d'un éclat sans pareil. Ainsi qu'une belle
à ses amants, elle s'était ménagé le lieu, le temps et l'heure
pour nous apparaître dans tout l'éclat de sa beauté.
C'en
était trop. - Nous irons ! s'écria soudainement Constant, en la
montrant d'un geste énergique. —
Partons demain, répondis-je, —
et tout fut dit. Le soir même, on vérifiait les guêtres, les
piolets, la corde. Le lendemain, par une après-dînée splendide,
nous descendions à la petite station d'Evionnaz.
On
peut aborder la Cime de l'Est de plusieurs manières : par Champéry,
par Salvan, et par le Bois-Noir, la gorge de St-Barthélemy, et le
col du Jorat. Ce dernier itinéraire offre le passage le plus court ;
c'est aussi celui dont le caractère s'harmonise le mieux avec le
reste de l'ascension. Le vallon de S'-Barthélemy est austère et
sombre, les parois qui le dominent sont décharnées et redoutables ;
les sites y ont quelque chose de sérieux qui prélude dignement à
une ascension difficile.
Cette
contrée, d'ailleurs, offre peu de ces fraîches beautés, de ces
délicieux détails qui caractérisent le fond du Val-d'llliez et
plus encore la gorge de la Sallanche. Pour trouver une vive
jouissance à gravir le col du Jorat, il faut s'intéresser à autre
chose qu'aux simples effets pittoresques ; il faut surtout, devant la
structure tourmentée et chancelante de ces immenses rochers,
chercher à comprendre les cataclysmes dont ces lieux ont été le
théâtre et ceux qui les menacent encore. Sous ce rapport, rien de
plus saisissant que la gorge et le torrent de S'-Barthélemy.
Ces
montagnes fourniraient de nombreuses pages à l'histoire des
catastrophes alpestres ; elles ont plus d'une fois donné de
terribles alarmes à leurs habitants, et chaque génération peut
redire à la suivante les bouleversements dont elle a été témoin.
Mais
ce que les générations ne peuvent redire, c'est ce qui se passait
au temps où la vie n'était pas encore apparue dans le chaos
primitif de ces montagnes.
Qui
sait par quels affreux déchirements s'est ouverte, à la place où
coule le Rhône et où sont maintenant les maisons et les champs
d'Evionnaz, cette brèche si vaste et si complète aujourd'hui.
Sans
doute elle fut étroite d'abord, et les eaux furieuses y durent
emporter leur passage par de continuels assauts ; sans doute aussi,
aux époques glaciaires, le puissant glacier du Rhône, obligé de
resserrer ses flots dans cette gorge, lui a rudement fait sentir la
pression de ses flancs. De la Dent-de-Morcles à la Dent-du-Midi, que
de cimes tour à tour minées et disparues ! Les grands glaciers
ont charrié au loin tous ces premiers débris, masse formidable dont
les eaux du Léman savent peut-être mieux que nous le secret.
Ce
qui s'est passé depuis lors et dès l'apparition de l'homme dans ces
lieux, n'est rien auprès de ces premiers déchirements, mais c'est
encore assez pour l'imagination des hommes ; c'est encore beaucoup
trop pour leurs chétives demeures.
De
longue date les archives locales ont consigné de terribles
souvenirs. Le cataclysme qui engloutit la petite ville d'Epaune, sous
la chute du Mont-Taurus, et où disparut la source thermale retrouvée
de nos jours à Lavey, est un des plus anciens.
Le 9
octobre 1635, au milieu de la nuit, une nouvelle et terrible alerte
fut donnée aux habitants d'Evionnaz et des hameaux voisins ;
réveillés en sursaut, ils sortirent de leurs lits épouvantés. Un
bruit sourd se faisait entendre et devenait de plus en plus éclatant
: le Novierroz, montagne voisine, s'écroulait avec grand fracas sur
la vallée. On avertit en hâte le curé de St-Maurice qui fit sonner
le tocsin. Dès qu'il fit jour, une procession se rendit sur le lieu
du sinistre, mais à peine y arrivait-elle qu'un éboulement plus
terrible encore la faisait fuir sur une hauteur voisine.
Le
bruit en retentit dans toute la vallée ; pendant plus d'un quart
d'heure, le soleil fut obscurci par un nuage de poussière, depuis le
Bois-Noir jusqu'au lac. Le cours du Rhône fut barré ; le
torrent de la Marre (aujourd'hui S'-Barthélemy) forma au pied du
Jorat un lac dont le dégorgement était une nouvelle menace pour la
vallée.
La
superstition populaire attribuant cette catastrophe aux démons qui
hantaient la montagne, l'évêque de Sion, Hildebrandt Jost, la fit
exorciser neuf jours durant. Peine inutile ; les eaux poursuivaient
leur œuvre, et soit des éboulements partiels, soit surtout des
boues charriées par le torrent, venaient toujours répéter les
mêmes menaces à quelques années de distance.
Enfin,
le 26 août 1835, vers 1 1 heures du matin, retentit soudainement un
bruit semblable à celui de plusieurs décharges d'artillerie se
succédant sans interruption. Tous les yeux se dirigèrent sur la
montagne. La Cime de l'Est était entourée comme d'un nuage, c'était
d'elle que partait l'éboulement. Une vapeur épaisse remplit la
gorge de S'-Barthélemy, de violentes rafales ébranlèrent les
maisons de Mex et renversèrent des pans entiers de forêts.
Une
masse énorme de rochers s'était détachée de la Cime de l'Est,
heurtant et brisant dans sa chute la portion la plus avancée du
glacier. Glaces et rochers roulèrent avec un épouvantable fracas à
travers 7.000 pieds de précipices et remplirent le vallon et la
gorge de leurs débris.
La
glace pulvérisée et fondante, se mêlant à ces débris, forma une
vase toute parsemée d'énormes rochers et dont la masse, surpassant
les hautes rives du torrent et traversant le Bois-Noir, vint fondre
sur la vallée du Rhône ; une partie du courant versa sur la droite
et couvrit de boue le hameau de la Rasse.
Pour
rétablir les communications interrompues sur la route, on dut faire
un pont avec de longues échelles, des planches et des troncs de
sapins ; des cordes attachées à ces échelles aboutissaient au
sommet de la rive. A chaque nouvelle coulée, —
il y en avait trois ou quatre par jour, —
un homme, posté dans la gorge, avertissait par un coup de sifflet ;
aussitôt on amenait les cordes pour que le pont ne fût pas emporté.
M. de
Bons, témoin oculaire, a décrit une de ces coulées7.
« Une fumée blanchâtre, dit-il, s'éleva au sortir de la gorge ;
au même instant un bruit sourd et un courant d'air violent nous
annoncèrent l'approche de la coulée. La masse en mouvement nous
arriva avec une force irrésistible, mais avec une lenteur telle
qu'un homme, marchant d'un pas ordinaire, eût pu la précéder sans
en être atteint. D'énormes blocs de rochers paraissaient, à la
lettre, flotter sur le courant, ils se dressaient, par moments, comme
s'ils eussent été aussi légers qu'une plume, puis ils plongeaient
et s'enfonçaient dans la vase au point de disparaître complètement
aux regards. Un peu plus loin on les voyait revenir graduellement à
la surface, flotter de nouveau et finir par s'abîmer, pour
recommencer de loin en loin les mêmes scènes et les mêmes
accidents ».
"
Le lit du torrent se trouvait sur un point singulièrement rétréci.
D'immenses cailloux s'étaient arrêtés là, ils formaient comme une
barrière où vinrent s'amasser les matériaux entraînés par la
rivière. Il y eut là, pendant quelques minutes, un étrange combat,
la débâcle se mit à refluer en arrière sur une longue étendue ;
elle monta au point de dépasser ses bords. Enfin elle put se faire
jour et culbuter tous les obstacles qui gênaient son cours en les
entraînant avec elle. Rocs, arbres, glaçons, débris de tout genre,
tout cela tournoya avec de longs et sauvages mugissements, puis
s'aplanit et se porta en avant à travers les pentes du Bois-Noir ».
Depuis
1835, la montagne est à peu près tranquille. Cependant les eaux
travaillent, et qui peut prévoir le jour où une catastrophe plus
terrible encore viendra désoler la vallée du Rhône ?
Aujourd'hui
le peuple ne voit plus là l'œuvre des démons, on n'exorcise plus
la montagne ; mais une pieuse coutume veut que chaque année, à la
S'-Barthélemy, une procession se rende au-dessus de la Rasse, sur un
monticule où s'élève une croix, et qu'elle appelle par ses prières
la protection du Créateur.
D'Evionnaz
pour atteindre le Bois-Noir et le Jorat, il faut se rendre, à
travers les blés, jusqu'au hameau de la Rasse, à l'entrée de la
gorge et au pied de la forêt.
Après
quelques masures pittoresques et délabrées comme on en voit tant en
Valais, on s'engage dans le bois par une montée rapide. A chaque pas
on s'élève sensiblement sur la rive droite du torrent qu'on entend
bientôt mugir à quelques cents mètres au-dessous. Arrivé à un
niveau d'environ 3000 pieds, la montée raide, soutenue et pierreuse
cesse comme par enchantement ; un délicieux sentier continue
sans monter ni descendre, à travers bois, et tout bordé de fraises,
de framboises et des plus fraîches fougères.
Déjà
au travers du feuillage, en levant la tête, on voit la Cime de l'Est
qui pyramide au plus haut des cieux. A sa gauche se dresse l'énorme
paroi de Gagnerie, qui balancerait un moment l'impression de la fière
aiguille si elle était moins massive. Entre les deux s'étend la
tranche azurée du glacier, puis, au-dessous, de sombres abîmes. De
la pointe de l'aiguille jusqu'au fond du vallon le précipice
vertical, inexorable, mesure près de 6.000 pieds.
Sur
la gauche, entre la tête chauve du Salentin et l'abrupte paroi de
Gagnerie, on voit une dépression ; c'est le col du Jorat. Le
sentier tourne, traverse un torrent, monte à peu près dans cette
direction et rencontre bientôt le chalet du Jorat d'en bas. Tout
auprès coulent les belles eaux de la Fontaine froide. Quelle
séduction ! et qu'il faut être fort pour y résister !
De là
une montée toujours plus soutenue et à peine interrompue par une
combe conduit jusqu'au sommet du passage. Simple d'entourage, pauvre
de végétation, elle ne laisse pas d'être agréable ; on y est
à l'ombre et au frais.
Au
sommet du col est une croix, signe toujours touchant de la piété
naïve des montagnards et qui, sur ces hauteurs, rappelle si à
propos les graves pensées.
Cette
croix, sans doute, pour ceux qui l'ont plantée, protégeait le
pâturage contre l'esprit malin, et peut-être un peu contre
l'orage ; elle assurait la liberté du passage et éloignait le
dragon s'il était tenté de revenir.
Naïves
croyances ! Et ne valent-elles pas mieux que le scepticisme
brutal de bien des montagnards plus civilisés d'aujourd'hui ?
Puisque le défaut d'éducation ne leur permet guère de s'élever à
de plus hautes pensées, n'est-il pas consolant pour eux de se
confier en un Dieu protecteur, un Dieu bon qui défend ceux qui
prient contre les tentations de l'esprit malin ?
Pourtant
il en est déjà, surtout de ceux de la vallée, qui ne la saluent
plus au passage, ou ne le font que pour ne pas être montrés au
doigt par les femmes. Dans cinquante ans, peut-être, on saluera
moins encore, et un jour, la croix vermoulue étant emportée par
l'orage, on ne songera plus à la remplacer. Certes, je suis loin de
vouloir prêcher le culte des images ; mais, ce jour-là, pourtant,
je plaindrai les populations des montagnes.
Un
soir, nous montions le Jorat, je crois pour la deuxième fois. On
venait de conduire le bétail au pâturage, et de familles entières
avaient suivi, pour passer là-haut la journée de fête et
redescendre à la nuit. Nous approchions du sommet du col lorsque
nous vîmes surgir de l'autre côté de la montée un bon vieillard,
deux femmes et plusieurs enfants. Arrivés à la croix, il se
découvrirent et s'agenouillèrent tout autour dans un profond
respect. Quel scène sur la montagne, que toute cette famille
pieusement groupée autour d'une croix ! Comme elle devait être
simple et naïve, comme elle devait monter vers Celui qui les écoute,
cette prière qu'ils adressaient pour la protection de ceux des leurs
qu'ils laissaient au pâturage !
Nous
nous assîmes à distance pour ne point les troubler par notre
passage, et aussi pour jouir de ce touchant tableau. Ils se levèrent
bientôt, essuyant leurs genoux, et, certainement, ils descendirent
le cœur plus tranquille.
Sauf
pendant le milieu de l'été, où le bétail séjourne au pâturage,
le sentier du Jorat est désert. Vers la mi-juillet, quelques
montagnards viennent à leurs chalets réparer les dégâts de
l'hiver et y préparer leur séjour ; puis, deux ou trois jours avant
l'arrivée du bétail, des hommes montent pour refaire le chemin,
abîmé en plus d'un endroit par l'avalanche, et en ôter les
branches ou les grosses pierres.
II
est sans doute agréable de savoir les chalets de Salanfe habités,
mais le col du Jorat impressionne davantage lorsqu'on sait le pays
désert. Il a un caractère que l'on n'oublie pas et qui s'arrange
mieux du crépuscule, du silence et de la solitude que du grand jour
et de l'animation.
Ce
n'est point un col de haute chaîne, aux horizons largement ouverts ;
c'est un col d'épaulement qui ne donne vue que sur des vallées et
des cimes prochaines. A droite, les abruptes parois de la
Tour-Salière ferment l'horizon, laissant à peine une place au
cirque de Salanfe dont elles forment l'enceinte ; devant soi, et sur
la gauche, s'ouvre une gorge béante, et qui, le soir, paraît sans
fond. Seul le grondement éteint de la Sallanche, qui y roule ses
flots, aide à en mesurer la profondeur. Au loin, de ce côté,
au-dessus des ombres les plus profondes, s'élève la blanche coupole
du Combin, illuminée encore des derniers reflets du soir, ou se
dressant comme un pâle fantôme au milieu des premières ombres de
la nuit.
Un
spectacle sublime nous attendait sur le col la première fois que
nous en atteignîmes le sommet.
Le
soleil, depuis un moment disparu, avait laissé au ciel une lueur
violacée dont le reflet colorait encore les beaux glaciers de la
chaîne Pennine. En ce moment même, la lune montait au-dessus de la
Tour-Salière, et apparaissait dans toute sa splendeur. Il y eut un
instant où les deux lumières se confondant, celle du jour expirant
et celle de la lune à son lever, produisirent une teinte
indéfinissable, où se mélangeaient à la fois toutes les plus
fines nuances des gris, du violacé au verdâtre. Un instant, la
teinte fut à son maximum de finesse et de profondeur ; puis, peu à
peu, le violet disparut, le vert pâle domina, et enfin la lune
répandit seule sur tout le tableau sa tranquille clarté.
Du
haut du col, le sentier obliquant sur la gauche, descend jusqu'au
pâturage de Salanfe qu'on atteint bientôt.
Si
les vachers sont aux chalets, entrez au premier venu : vous y
trouverez peu de confort peut-être, mais un accueil cordial et
désintéressé. Si les chalets sont vides, alors commence un des
plaisirs les plus savoureux des grandes courses alpestres, celui de
déployer toutes les ressources de son génie pour tirer de ce
dénuement de quoi s'abriter, se chauffer, se nourrir, le tout de la
manière la plus fantasque possible.
Avec
un peu d'expérience, non seulement on arrive à pourvoir au
nécessaire, mais encore à se donner, à force de ressources
originales, un confort et des jouissances de sybarite,
A
notre première expédition, nous arrivions quelques jours après le
départ des troupeaux. II fallut d'abord se choisir un chalet. Nous
l'eûmes bientôt trouvé dans une position charmante, adossé à
quelques blocs, au bord de la pelouse et tout près d'un ruisseau.
Nos
lanternes allumées, en quelques minutes nous étions installés,
ayant chacun notre siège, une seille renversée nous servant de
table ; dans l'âtre flambait un feu pétillant de racines de mélèze
et de vieux tavillons.
Autre
et délicieux plaisir, il faut souper, c'est-à-dire faire ce que
l'on sait de cuisine. Et qui pourrait dire les breuvages impossibles,
néanmoins exquis, que se composent des cuisiniers de notre sorte !
Où trouver, à la plus somptueuse table, le fumet de ce vin chaud
mêlé de kirsch et d'oranges, de ce thé filtré dans un coin de
mouchoir ?
Mais
les heures d'une telle nuit sont précieuses, et quand on a assez
fait de chimie culinaire, il est bon d'aller dormir pour réparer
d'avance les fatigues du lendemain. On garnit le feu, on étend ses
couvertures tout auprès sur le sol humide, ou l'on monte au fenil
s'il y reste du foin. On peut dormir partout, enfin ; mais je suis
sûr, lecteur, que vous ignorez la jouissance qu'il y a à dormir sur
une échelle. En sybarite expérimenté, c'est toujours le meuble que
j'accapare le premier pour en faire mon divan. Non point une de ces
mesquines échelles de la plaine, étroites et traversées de cent
barreaux ; mais une de ces bonnes échelles de montagne, large,
massive, et qui en trois barreaux escalade le fenil. Couchée avec
une inclinaison de 10 à 20 degrés, suivant les habitudes, garnie
d'un havresac, en guise d'oreiller, elle forme le lit le plus
délicieux qu'on puisse avoir. O Rembrandt ! où êtes-vous, et
pourquoi les peintres ne vont-ils pas s'inspirer de ces scènes de la
montagne ! Quel tableau pour celui qui se présenterait inopinément
à la porte de notre chalet !... Quel pittoresque désordre
d'ustensiles, de vivres, de haches, de cordes et de touristes dormant
sur des échelles, à la clarté d'une lanterne qui fume et s'éteint,
et des racines de mélèze qui jettent leurs capricieuses lueurs !
Cependant,
ici comme en bas, les heures s'écoulent. Voici minuit, moment
convenu pour le lever, un avant-déjeuner et les préparatifs du
départ.
On
sort un peu pour voir le temps ; l'air frais du glacier nous arrive
au visage. Pas un nuage au ciel, et la lune est splendide !
En
route, Constant ! laissons là nos lanternes inutiles et
profitons de cette bienheureuse clarté ! Nous cheminerons d'un
pas tranquille. Ne vaut-il pas mieux jouir plus longtemps d'une nuit
si belle que de prendre un peu plus de repos ?
Si
l'on en veut à la Cime de l'Est, de Salanfe il faut atteindre le
glacier de Plan-Névé. On le voit s'étendre à mille mètres
au-dessus, comme une blanche terrasse où les rayons de la lune
aiment à dormir. Par derrière surgissent les sept pointes aux
formes fantastiques et découpées, et qui, la nuit, comme de muets
personnages, semblent se mouvoir, se faire des signes d'intelligence
; pour peu que l'on regarde longtemps, on croit les voir exécuter
dans l'ombre quelque danse de l'autre monde.
Entre
les chalets et le glacier s'étend une interminable pente recouverte
en partie d'anciennes moraines et de lapiaz. Pour la monter, il faut
trois heures. Toutefois, il y a manière de la prendre, et, en
évitant les pierres, de gagner une demi-heure tout en ménageant ses
jarrets, Presque à l'extrême droite on trouve une succession de
pentes et de mamelons gazonnés qui vont jusqu'à la nouvelle
moraine. Sur la droite des chalets, un large sentier à vaches monte,
s'écartant d'abord pour éviter les lapiaz, puis s'arrête à
mi-hauteur, dans une sorte de vallon. On a là devant soi une pente
escarpée continuée par une arête de moraine ; c'est le
meilleur et le plus court.
Dès
que nous nous élevâmes sur la première pente, le cirque et l'arène
de Salanfe nous apparurent baignés d'une lumière mystérieuse. La
plaine, où l'on voyait scintiller les ruisseaux, allait se perdre
dans l'ombre, au pied des parois de la Tour-Salière ; l'obscurité
de ces murailles faisait encore mieux ressortir la molle blancheur du
glacier du Dôme8,
où la lune accusait doucement chaque ondulation. Au milieu du
silence de la nuit nous arrivait tantôt plus faible, tantôt plus
fort, le bruit de la Sallanche dans la gorge, voix éternelle de la
montagne, basse grandiose qui complétait le concert.
Oh!
que n'est-il donné à l'art de rendre une pareille scène, avec cet
air pur des Alpes, et éclairée de cette lumière idéale de l'astre
des nuits !
Nous
montions lentement parmi les pierres et le gazon, entourés de
rochers aux coupes fantastiques et d'où parfois s'envolaient à
notre approche des bartavelles, des pinsons, ou quelque autre oiseau
de montagne. L'aube approchait. La lune n'éclairait bientôt plus
seule, et à mesure qu'elle s'abaissait derrière la montagne, la
clarté de l'orient devenait plus sensible. Nous pressions le pas,
joyeux d'arriver avec l'aurore sur le glacier.
La
dernière partie de la moraine est pénible, surtout si le sol n'est
pas gelé ; les pierres y roulent sans cesse sous le pied, et trois
pas en font deux à peine. Mais on monte toujours davantage, on
approche du but, c'en est assez pour stimuler l'ardeur.
Monter !
monter ! Ah ! quelle jouissance lorsque les organes fortifiés
et aguerris ne nous en font plus une fatigue ! S'élever plus
haut, toujours plus haut, planer au-dessus du monde ! Monter vers les
régions de la lumière ! Quel bien-être pour le corps, quel
épanouissement pour l'esprit !
Et
dire, cher Constant, que là-bas, dans la plaine, bien des gens nous
traitent de fous !
Il
était jour quand nous arrivâmes au glacier. A mesure que nous
approchions, les sept dents se dressaient devant nous plus
formidables. - Mais, où est donc la Cime de l'Est ?... Quoi !
le gracieux campanile d'Evionnaz et du Bois-Noir, serait-ce cette
dent à l'énorme carrure ?... Il faut bien le reconnaître. Du
moins est-ce là une des plus grandes surprises que puissent ménager
les Alpes.
Le
Plan-Névé de la Dent-du-Midi s'étend le long des sept pointes à
un niveau de près de 10.000 pieds. Il forme une vaste terrasse,
fortement inclinée sur les bords, un peu moins vers le milieu, et se
prolongeant par une pente étroite, de plus en plus crevassée et
rapide, jusqu'au dessus des précipices qui dominent le Bois-Noir. Il
peut mesurer deux kilomètres dans sa longueur, un environ dans sa
plus grande largeur. Si la neige est ferme, on peut le traverser à
peu près partout sans danger, sauf à franchir les crevasses
visibles. Mais dès que la neige est molle, il est prudent de tenir
le milieu et d'aller avec précaution aux approches des bords. II est
en effet sillonné, sauf vers le centre, d'assez nombreuses
crevasses, recouvertes pour la plupart et ne s'ouvrant que fort tard
en été. Le côté N.-E. surtout présente à certaines années des
crevasses de cinq à six et jusqu'à dix pieds. Aux approches des
dents règnent en plusieurs endroits de larges rimayes. Quant au bras
qui se précipite vers le Bois-Noir, on peut le descendre en cas de
nécessité, mais la corde et la hache y sont de toute urgence.
Installés
sur une arête avancée, étroit belvédère qui domine la chute du
glacier, la gorge d'Evionnaz, la vallée du Rhône, en même temps
qu'un vaste panorama de cimes lointaines, nous attendions le lever du
soleil, étudiant d'une mine assez piteuse les vires, les couloirs et
les arêtes de la Cime de l'Est. —
Bientôt une rougeur plus vive à l'orient annonça l'approche de
l'astre du jour. Les plus hautes cimes s'éclairaient ; sur les dômes
du Combin, de l'Aiguille-Verte, du Mont Blanc, se répandait une
douce lumière rose. Soudain les premiers rayons percèrent les
brumes de l'horizon et répandirent leur éclat sur les cimes
d'alentour.
Quel
sublime instant, et combien l'âme déborde alors de pures
jouissances !
Il y
a dans le lever du soleil, je ne sais quoi qui, du fond de l'âme,
fait monter le cantique : on voudrait chanter à tous les échos du
ciel un hymne de reconnaissance et d'amour.
Certes,
le spectacle du soleil se couchant dans la pourpre du soir et
embrasant au loin les montagnes, n'est pas moins sublime à voir ;
mais j'y trouve comme un arrière-goût de tristesse, de mélancolie,
qui resserre l'âme et appelle presque les larmes. Il y a plus
d'humaine poésie peut-être, car c'est à ce moment que les
lointains souvenirs, les regrets, les rêves de bonheur reviennent en
foule ; mais aussi, à l'approche de l'ombre, plus encore qu'au sein
même de la nuit, une vague inquiétude saisit le cœur : on voudrait
s'attacher de tout son être à cette lumière qui disparaît et que
rien ne saurait retenir. Le matin, on marche vers le jour : c'est
l'heure de l'espérance, du cantique joyeux et pur ; le soir on
marche vers la nuit : c'est l'heure des songes mélancoliques, des
regrets du passé, des craintes de l'avenir.... Plus vieux,
peut-être, et penché vers la tombe, je préférerai ces heures
mélancoliques du soir, ces adieux du jour qui s'éteint ; jeune
encore, j'aime mieux les lointains horizons resplendissants de pureté
matinale, et le soleil levant qui donne l'espoir d'un beau jour,
Vue
de notre belvédère, la Cime de l'Est semble une paroi en partie
abrupte, ou formée de gigantesques gradins. La ligne de Son arête
est loin d'être aussi douce qu'elle le paraît de Vevey ou de
Montreux. Partant de la base de la seconde dent, elle s'élève de
plus en plus hardie et scabreuse, interrompue en deux endroits par
deux profondes hachures auxquelles correspondent des couloirs ; en
approchant de la cime, elle s'adoucit et devient indécise, en sorte
que du glacier on ne sait guère où placer le point culminant du
trapèze qui forme le sommet.
Correspondant
dans son mouvement inverse à la ligne de faîte, celle du glacier va
plongeant de plus en plus vers la vallée du Rhône, en sorte que, de
la cime à l'extrémité du glacier, le précipice, formé de parois
vives, coupées de larges vires inclinées, mesure peut-être 500
mètres.
Du
bord du glacier, pour gagner l'arête, il faut franchir d'une façon
quelconque une muraille formée de gradins et de blocs entassés.
Guidés par les indications du récit de M. Rambert, nous étions
bientôt fixés sur le moyen de la franchir et de gagner la première
hachure où se trouve un couloir praticable ; le reste devait se
décider sur les lieux.
Le
cœur bat un peu, lorsque pour la première fois, on approche de
cette fière muraille ; pourtant on se rassure tout à fait en la
voyant de près beaucoup plus praticable qu'elle ne semblait de loin.
Montant à travers des blocs chancelants, de larges vires et une
sorte de cheminée, on arrive bientôt aux abords du couloir. Le site
est de plus en plus saisissant. La ligne du précipice, à peu près
verticale, va se perdre dans le vide avec la chute du glacier dont on
domine immédiatement les belles crevasses bleues.
L'aspect
du couloir nous fit un instant réfléchir. Une rampe de glace vive
et verdâtre, large de cinq à six pas, inclinée d'environ 50°,
montait à deux cents pieds peut-être entre deux murailles de
rocher, lisses et régulières, sans l'espérance de la moindre
saillie sur la plus grande partie du parcours.
En
nous approchant, nous vîmes que, du côté gauche, la réverbération
de la chaleur du rocher avait fait fondre la glace au bord du couloir
et formé un interstice entre celle-ci et la muraille. Cette
crevasse, d'une profondeur variant d'un à deux mètres, formait une
sorte de cheminée dont l'inclinaison était celle du couloir, et la
largeur de deux à trois pieds ; cheminée à peu près sans
saillies, mais légèrement contournée, et dont une paroi était de
roc et l'autre de glace vive.
Nous
n'étions que deux ; encore devais-je plus compter sur mes propres
forces que sur celles de mon compagnon. Songeant que le moindre faux
pas sur la rampe du couloir entraînerait notre chute commune, je
préférai m'engager dans cette cheminée, plus difficile à gravir,
mais en revanche beaucoup plus sûre. N'avançant jamais qu'un à la
fois, l'autre pouvait, en appuyant du dos et des pieds, prendre une
position solide.
Je
montai le premier, souvent obligé de tailler dans la tranche de
glace verticale, car le fond de la crevasse ne nous servait que
rarement d'appui. A deux ou trois endroits, des blocs engagés dans
la fente nous coupaient le passage et nous forçaient à nous rejeter
en dehors pour les surmonter.
Vers
la fin, la crevasse, de plus en plus verticale, venant à se fermer,
il fallut en sortir pour s'engager sur la pente du couloir et la
traverser obliquement, l'autre côté offrant plus de sûreté pour
gagner la partie supérieure. Ce pas ne fut point le plus facile.
Enfin j'atteignis l'arête. Mon compagnon était dans la cheminée,
attendant que je fusse soli dément posté. Un bloc de rocher me
servit de siège ; j'assurai mes pieds, je donnai un tour de corde au
roc, et j'attendis Constant, suivant tous ses mouvements de l'œil.
Il
sort de la cheminée, s'engage lentement sur la pente, lorsque,
arrivé au milieu, fait un faux pas et glisse aussitôt comme un
trait ; mais la corde l'arrête à deux ou trois pieds9.
Je dus le hisser jusqu'à moi, son pied ne pouvant mordre sur la
glace. Il arriva, un peu pâle, mais sans trahir une trop vive
émotion. La place était spacieuse sur l'arête et la fatigue de
notre escalade, qui avait duré près d'une heure, jointe au moment
d'émotion que nous venions d'avoir, nous commandait de reprendre
haleine.
De ce
côté soufflait une bise violente et glacée dont nous avions été
abrités jus qu'alors ; elle n'allait pas contribuer à rendre
l'ascension facile.
L'aspect
des lieux devenait toujours plus sauvage. Devant nous venaient de se
découvrir le Val-d'llliez, le Chablais et les horizons du pays de
Vaud et du Jura. A nos pieds une pente de glacier plongeait et
disparaissait dans le vide. Tout autour de nous si dressaient des
rocs fracturés, entassés, bizarres.
Cependant,
une pente de pierres brisées nous conduisit hors de la hachure,
jusque sur la véritable crête. Là se découvrit devant nous la
Cime de l'Est et le chemin qu'il nous: restait à parcourir. Il était
assez clairement indiqué, mais n'en était pas plus facile C'était
une succession d'arêtes tourmentées, de vires, de ravines en partie
couverte; de verglas et coupées de névés durs et vertigineux.
Sachant
qu'il nous fallait passer la seconde hachure, nous prîmes de flanc
par les ravines, afin de la rencontrer vers le bas. La bise, plus
vive et plus froide, nous avait déjà glacés de la tête aux pieds.
Le verglas rendant le passage trop difficile sur les rochers, il
fallut traverser sur quelques pas une pente de névé recouvrant la
glace et qui plongeait sur le Val-d'llliez. Mes doigts engourdis
avaient peine à manier la hache, le ravines devenaient de plus en
plus difficiles, le vent redoublait de violence ; je m'arrêtai. Je
regardai la cime encore éloignée d'une heure, puis me tournant vers
mon compagnon : — Votre
avis, Constant ? — C'est
que j'en ai suffisamment, et qu'il faut déguerpi au plus vite de
cette arête ; jamais nous n'arriverons là-haut.
Ainsi
fut fait. Renonçant à la cime pour cette fois, mais satisfaits
cependant de l'avoir vue de si près, nous regagnâmes l'entrée du
couloir pour nous y abriter du vent.
Bien
nous en prit d'avoir reculé. J'ai revu depuis plusieurs fois ces
lieux, mais jamais les passages n'en étaient aussi difficiles qu'à
cette première tentative, faite, d'ail leurs, dans des conditions
qui compromettaient d'avance la réussite.
Non-seulement,
il faut, pour atteindre la cime, que les ravines soient dégarnies de
neige et les rochers sans verglas, mais, un compagnon sûr et solide,
surtout si l'on n'est que deux, est de toute nécessité.
La
descente était loin de se montrer plus facile que la montée.
C'est
dans ces moments, que faisant un retour sur soi-même, l'on se
demande parfois ce que l'on va chercher là-haut, et pour quel
singulier plaisir on se lance, de son propre gré, dans des
difficultés qui ne vous laissent pas sans inquiétude pour le
retour.
Qu'est-ce
donc, en effet, clubistes, qui nous attire là-haut, et pourquoi
voit-on ceux que la fée du glacier a touchés de sa baguette y
retourner sans cesse avec plus d'ardeur et en dépit de toutes les
remontrances. Car, enfin, si sûr que l'on soit de son pied et de sa
tête, si rares que soient parmi nous les accidents, ces lieux ne
sont point faits pour l'homme, et l'on ne se sent guère à sa place
sur le flanc d'un abîme ou à cheval sur une arête.
Serait-ce,
comme le dit Mme de Staël, « le plaisir singulier de s'exposer à
la mort quand tout, dans notre nature, nous commande d'aimer la vie
?» de côtoyer la mort, pour ainsi dire, afin de mieux se sentir
vivre ? Je ne le crois guère.
« Curiosité
n'est que vanité, a dit le sévère Pascal ; on ne veut voir que
pour en parler ». Et, après lui, les gens de la plaine de redire
que c'est la gloriole qui nous attire là-haut, que c'est pour nous
vanter d'avoir atteint une cime et en recueillir les honneurs que
nous nous exposons au danger.
C'est
vrai, parfois. La gloire, qui n'est qu'un besoin de l'orgueil, fait
faire bien des choses à l'homme, bien des folies surtout. Mais je
doute encore que là soit notre véritable mobile. Il est si fort et
si tenace, si secret et si indépendant de l'opinion des hommes, que
c'est ailleurs et plus profond qu'il faut le chercher.
On
l'a déjà dit, l'homme aime à gravir des cimes inconnues, parce
qu'en foulant leur sommet il signale une conquête, il prend
possession d'une nouvelle partie de son domaine. Non plus vaine
gloriole, mais instinct profond de notre nature.
A
celui-là, si vrai, s'en mêle un autre plus puissant encore.
Aspirant sans cesse à un idéal qu'il n'atteint jamais, une cime qui
lui est promise le leurre un instant, trompe ses besoins, en donnant
un but à ses espérances. Plus elle est haute, vertigineuse,
difficile, et plus il croit se rapprocher de cette cime de l'idéal
qui lui échappe toujours.
Par
un instinct profond et irrésistible, l'homme aime s'élever, monter,
monter sans cesse. C'est ce qui fait qu'en secret le grimpeur aime
toujours mieux la cime la plus haute, à moins qu'il ne lui préfère
la plus élancée, la plus libre dans l'espace, la plus dégagée de
la terre. Deux voix se font entendre bien distinctes au bord du
précipice et près de la haute cime, l'une humaine, qui parle de
fatigue et de crainte ; l'autre surhumaine et qui crie : En avant,
plus haut, plus haut encore ! Il faut atteindre cette cime !
Heureux
quand l'homme peut donner jusqu'au bout le change à son aspiration
infinie et qu'au sein même du triomphe une secrète déception ne
lui fait pas apercevoir qu'il s'est encore trompé.
Grimpeur,
qui, après la victoire, aimez à méditer sur ces heures solennelles
des hautes cimes, ce que je dis, ne l'avez-vous pas plus d'une fois
senti ?
Notre
descente, bien que plus lente que la montée, s'effectua
heureusement. Au sortir du couloir, un brouillard épais enveloppait
les rochers, il nous fallut du temps pour retrouver notre passage.
Une fois le pied sur le glacier, nous étions sauvés.
C'était
notre première tentative ; l'année suivante j'en fis une
seconde, puis une troisième. La seconde échoua encore, à cause
d'un compagnon que j'avais cru capable, car il n'en était pas à sa
première course et avait le pied remarquablement sûr ; mais,
arrivé au couloir, il prit peur et n'en voulut pas voir davantage.
La troisième nous conduisit tout près de la cime, dans les
dernières ravines qui, chargées encore d'une mince couche de neige
molle, n'auraient pu se traverser qu'avec de trop grands dangers.
A ces
tentatives plus ou moins heureuses, il en faut ajouter deux autres
dans lesquelles la pluie nous arrêta, la première fois dès le
glacier de Plan-Névé, la seconde fois dès Salanfe.
Tant
de persévérance devait trouver enfin une récompense. Choisissant
et le moment et le compagnon le plus sûr, j'ai eu depuis le bonheur
d'atteindre la cime, et, sauf le dernier pas, cette ascension fut de
toutes la plus facile10.
Mais
quelle récompense, en effet, et quelle situation ! Qu'on se figure
une terrasse large de quelques pas, inclinée et irrégulière,
suspendue à dix mille pieds dans les airs, sans qu'on voie ce qui la
soutient, dominant à pic la vallée du Rhône et planant au loin sur
les campagnes qui vont se perdant dans le bleu du ciel. La chance
d'un beau jour, sur une pareille cime, est sans prix. L'œil ne peut
s'y lasser de plonger de tous côtés dans le vide, puis de revenir
se poser sur les cimes d'alentour pour plonger encore et jouir de la
profondeur de l'espace.
A
l'ouest se dressent, fières et sombres, les six pointes rivales, à
peu près au même niveau, sauf celle de Champéry, qui domine.
Derrière, les montagnes du Faucigny et du Chablais se pressent en
vagues sombres, tandis qu'au loin brillent les glaciers du Pelvoux.
Plus
au sud, le Ruan, toujours hardi et sévère de coupe, la
Tour-Salière, le Mont-Blanc, beaucoup plus dégagé que sur la cime
de l'ouest, et les vastes plateaux glaciaires d'Argentières, du
Tour, du Trient. Puis l'œil se perdant à énumérer les cimes de la
chaîne valaisanne, jusqu'au Mont-Rose et au Monte-Leone, aime à se
reposer sur la coupole du Combin, si gracieuse et si pure. Au N.-E.
les Alpes vaudoises, puis les bernoises dressent toute une colonne de
pics sombres ou glacés, tous plus fiers que gracieux. Enfin,
revenant à des rives plus connues, les regards s'arrêtent sur le
Léman et sur ses rives, sur ces riches campagnes ondulées de
collines, toutes semées de villes et de villages, et dont la couleur
bleue semble être la livrée du bonheur.
O
misères humaines ! ô petitesses du monde, qu'êtes-vous devant
un tel tableau, qu'êtes-vous lorsqu'on vous considère du haut de ce
pays de lumière, de cette région de pureté !11
(Echo
des Alpes, 1870)
1 II
y aurait bien une autre route ; descendre par l'arête et le col de
Suzanfe ; mais elle est plus longue et moins intéressante.
2 Voir
les belles pages de M. Rambert : les Alpes suisses,
II 236 et suivantes
3 Inexact.
(Note de l'auteur)
4 Appelée
aussi Dent-Valerette
5 Il
serait peut-être facile de le vérifier. A cette époque, Gagnerie
devait encore se rattacher par une puissante arête à la Cime de
l'Est. Une vaste brèche s'y est formée depuis, par où le glacier
a son principal écoulement aujourd'hui. Un examen attentif des
moraines (tant anciennes que nouvelles) démontrerait si la
direction de l'écoulement n'a pas changé. Dans le cas où son
principal écoulement aurait été vers le sud, ne pourrait-on pas
inférer que la plus haute cime devait être dans la direction
opposée ?
6 A
ces deux ascensions il faut ajouter celle de M. Ph. Gosset, à
Berne, et peut-être encore une quatrième par un professeur
français. (Note de l'éditeur)
7 C'est
à l'obligeance de M. de Bons que je suis redevable des détails
concernant les anciens éboulements de la Dent-du-Midi.
8 Nom
du glacier supérieur de la Tour-Salière.
9 Grâce
au tour de corde donné au rocher, le choc m'arriva si affaibli
qu'avec une main j'eusse pu le soutenir sans effort. La corde
n'était pas absolument tendue, car dans des passages de cette
nature, il m'a toujours semblé que sa tension gênait les
mouvements et pouvait occasionner un faux pas.
10 A
force de les parcourir, la muraille et l'arête me sont devenues
assez familières pour que j'en connaisse tous les détails. Dans
mes courses les plus récentes, mes efforts ont tendu à chercher le
chemin le plus sûr et le plus facile. Aujourd'hui je crois avoir
réussi. Il s'agissait d'abord d'éviter le couloir, toujours
mauvais, même lorsqu'il est rempli de neige ; d'ailleurs, dans ce
dernier cas, il serait étonnant que le reste fût praticable.
Jusqu'ici j'ai pu franchir la paroi et atteindre l'arête par quatre
passages différents, en sorte qu'elle est beaucoup plus praticable
qu'elle ne semble à distance. A peine a-t-on besoin de l'étudier
avant de s'y engager. Beaucoup plus sûrs que le couloir ces chemins
sont aussi plus courts en ce qu'ils évitent une perte de temps. On
arrive ainsi sur l'arête entre les deux premières dents. De là,
il faut gagner, par cette arête, le point de sortie du couloir.
Puis, serrant toujours l'arête d'aussi près que possible, on
arrive sur une sorte de dent qui s'élève entre les deux hachures
et dont le sommet est une spacieuse plateforme. La seconde hachure
est traversée par une arête rocheuse, souvent recouverte d'un toit
de neige. Soit par l'arête, soit par l'un ou l'autre flanc, on
traverse aisément. Serrant toujours de près la ligne de faîte, on
arrive à un point ou, devenant trop peu praticable, elle oblige à
chercher ailleurs. Vers ce point, les ravines présentent une sorte
de vire ébréchée qui continue jusqu'à l'arête de Vérossaz, le
meilleur est de la suivre ; plus haut les ravines et les rocs
seraient plus mauvais. On arrive ainsi en quelques minutes sous le
rocher de la cime. Des reconnaissances dans toutes les directions
nous ont permis de nous assurer que, de là, la cheminée dont parle
M. Rambert dans son récit, est la seule voie possible. Elle s'élève
verticale et assez sobre de saillies à 60 pieds environ. Elle est
juste assez étroite pour qu'on y puisse grimper à la manière des
ramoneurs, en appuyant du dos. Vers le haut une dalle en recouvre la
sortie, il faut se rejeter en dehors pour la surmonter. Ce dernier
pas franchi, on est à quelques pieds du sommet. Avant de descendre,
nous avons fait tous nos efforts pour enlever la dalle en vue des
touristes à venir; elle a résisté. Somme toute, si les ravines
sont découvertes et en bon état, toute l'ascension n'est qu'une
question de gymnastique et se fait sans difficultés. Seule la
cheminée en peut présenter de sérieuses, surtout à la descente,
si l'on est peu accoutumé à ces sortes de voies. Dans ce cas une
bonne précaution serait de quitter ses souliers. A notre dernière
ascension, le 27 juin de cette année, nous avons construit une
pyramide sur le plus haut sommet. Il en existe une petite, avec une
perche, plantée par Delex. La bouteille, placée sans doute par MM.
Rambert et Piccard, était cassée et remplie de glaçons. Sauf
cela, aucune trace d'ascensions.
11 Ce
morceau - écrit en trois jours - devait avoir trois ou quatre pages
de plus. Forcé de partir subitement pour un voyage de quelques
semaines, j'ai dû couper court. Les trois dernières lignes sont un
coup de ciseaux. (Note de l'auteur.)
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