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Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

Salvan

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Un village du Valais.

Tout le monde connaît, au moins de nom, la gorge du Trient, près de Martigny; effroyable et tortueuse fissure qui entr'ouvre du haut en bas un rocher de deux cents mètres, si étroite et si noire qu'elle semble l'entrée de l'enfer. Mais ce que plus d'un touriste ignore, c'est qu'au sommet de cet horrible rocher, à droite, sur un épaulement invisible d'en bas, s'étale un riant plateau vert, aussi lumineux que la gorge est sombre, et sur ce plateau, un paisible village montagnard, véritable idylle à deux pas d'un gouffre. Ce village est Salvan. Sa position singulière et charmante, son aspect aimable et original le font remarquer de tous les voyageurs qui ont l'occasion de s'y arrêter en allant à Chamonix. Si l'on cède à la tentation d'y faire un séjour, et qu'on se donne le loisir d'étudier plus attentivement les gens et la contrée, on ne tarde pas à reconnaître au prix de quels labeurs un grand village réussit à vivre en cet endroit, et combien les précipices qui l'environnent opposent d'obstacles à sa prospérité. Alors, pour peu qu'on aime à rêver, on prend intérêt à cette lutte des montagnards contre la nature ; et, un soir, étendu sur le court et odorant gazon d'un tertre du voisinage, en reposant ses regards sur ce joli groupe des chalets de Salvan, on essaie de s'en retracer l'humble histoire, on évoque les temps lointains où quelques pâtres à demi sauvages établirent en ce lieu les premières cabanes, et l'on revient lentement, à travers les siècles, jusqu'aux jours actuels où Salvan est devenu un des plus beaux villages du Valais. C'est du moins de pensées semblables que sont nées les pages qui vont suivre.


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Sans aller jusqu'à la naissance du monde, il faut cependant remonter au temps des derniers événements géologiques, si l'on veut connaître une des causes qui devaient le plus influer sur les destinées de Salvan. C'est, en effet, à une circonstance presque insignifiante des dernières modifications survenues dans le relief des Alpes que ce village doit d'exister aujourd'hui. — Qu'on veuille donc bien gravir un moment les flancs pierreux de la Dent-de-Morcles, vis-à-vis de l'endroit où la vallée du Trient vient s'ouvrir dans celle du Rhône. De là, on pourra dominer toute la contrée et saisir les traits essentiels de son caractère et de son histoire.

Nous sommes à moins d'une lieue de Martigny, c'est-à-dire du point où le fleuve, descendant du Valais pour se rendre au Léman, fait un coude brusque et vient traverser dans son épaisseur la puissante chaîne des Alpes calcaires entr'ouverte du haut en bas au défilé de Saint-Maurice. Il roule à nos pieds ses eaux grises dans un large lit de gravier ; au delà, nous voyons s'étendre la grande vallée, beau tapis vert, aujourd'hui coupé dans toute sa longueur par deux lignes blanchâtres, la grande route et la voie ferrée : un damier de champs cultivés, de prés longs et parallèles que séparent des rigoles, en couvre une partie; le reste, encore marécageux et sauvage, appartient aux herbes folles, à des fourrés de buissons, à de jeunes taillis. De toutes parts, au-dessus de cette étroite plaine, se dressent comme des murailles de puissantes montagnes, anguleuses et sévères, dont les rocs d'un roux sombre semblent brûlés par le soleil du Valais. Devant nous, cependant, de l'autre côté du Rhône, au-dessus de la célèbre gorge du Trient, trop étroite et tortueuse pour que le regard y puisse pénétrer, ces montagnes s'écartent et une vallée s'ouvre, remontant à plus de trois lieues dans la direction du Mont-Blanc ; si nous sommes assez haut, nous verrons déjà le noble dôme de neige élever son faîte argenté et pur immédiatement au-dessus des sommets qui ferment de ce côté l'horizon.

Loin d'être comme la large vallée du Rhône un riche tapis de verdure étendu sur un lit d'alluvions tranquillement déposés, cette vallée-ci, resserrée et sombre, n'a pour fond qu'un abîme ; c'est une énorme fente évasée, au fond de laquelle un torrent sauvage, venu des glaciers, gronde entre les blocs qui l'obstruent. Elle s'ouvre tout entière à travers un massif de schistes cristallins, terrains antiques, les plus vieux du monde. Leurs couches gigantesques, rudement soulevées et rompues pour laisser place au Mont-Blanc qui perçait la croûte terrestre, sont presque verticalement redressées, et les dentelures aiguës de leurs tranches découpent sur le ciel de noirs sommets. Cette vallée est bien une fente, en effet, une faille, comme disent les géologues, c'est-à-dire une de ces colossales fissures qui s'entr'ouvrent dans la vieille croûte du monde en travail.

Qu'elle se soit ouverte brusquement ou avec lenteur, c'est une question qu'il faut laisser débattre aux hommes de science ; toujours est-il qu'elle existait lorsque survint ce qu'on appelle l'époque glaciaire ; et quand le groupe du Mont- Blanc commença à laisser s'épancher au loin en vastes nappes le trop plein de ses glaces accumulées, la vallée du Trient fut de ce côté son principal déversoir : c'était par là que descendait un flot de glace épais-de deux mille mètres, qui allait se joindre au grand courant de la vallée du Rhône.

Toute la contrée était alors, dans ses grands traits, ce qu'elle est aujourd'hui ; mêmes cimes, mêmes pentes, mêmes vallées, mais seulement à l'état d'ébauche, les schistes offrant partout des angles vifs fraîchement déchirés. Trois contreforts rocheux, qui descendaient comme des plis sur le flanc gauche de la vallée du Trient, venaient dans le bas former trois éperons qui s'opposaient, comme autant de rudes barrières, à la marche du glacier; l'une en dessous de ce qui est aujourd'hui les Fins-Hauts, l'autre environ vers les Marecottes, la troisième au-dessous de Salvan, à la sortie même de la vallée. Insignifiants obstacles : l'énorme glacier passa. Combien de milliers d'années sa lourde masse pesa-t-elle sur ces rochers, les limant, les broyant, écrasant avec lenteur et réduisant en boue ce qui lui faisait résistance ? On ne peut le dire. Mais quand il eut passé, quand pas à pas, c'est-à-dire siècle à siècle, il se fut retiré devant l'air toujours plus chaud qui montait des vallées, il avait fait un rude travail; partout, sur son lit de pierre, il avait emporté et nivelé les saillies, usé les aspérités ; les crêtes anguleuses étaient devenues des Têtes, comme le disent leurs noms expressifs dans la contrée* ; et des trois éperons qui lui faisaient obstacle, il s'était plu à faire trois mamelons tout arrondis, moutonnés et polis, à la surface desquels les couches schisteuses attestaient à peine, par de longues cannelures, l'ancienne fierté de leur redressement. Ces cannelures bizarres, encore si nettes et si frappantes aujourd'hui, accusent par leurs reliefs les couches les plus dures, et par leurs creux, les plus tendres et les plus facilement rongées.

Si l'on sait de quelle manière s'effectue le recul d'un glacier actuel, il est aisé d'imaginer ce qui se passa dans la retraite du glacier géant. A mesure que la fonte le faisait reculer, il abandonnait derrière lui ses moraines, colossal chaos de pierres et de graviers qui se mêlaient au limon provenant des roches qu'il avait broyées sous lui.

La plus grande partie de ces amas, ne trouvant où s'arrêter sur les flancs si abrupts de la vallée, tombèrent dans les bas-fonds, s'y accumulèrent et obstruèrent les gorges. On les y verrait encore, si le torrent qui gronde au fond de ces obscurs défilés n'en avait fait sa proie : sombre et patient rongeur, il les a emportés au Rhône en flots de boue. Cependant, il n'a pu réussir à tout déblayer; et vers le haut de la vallée, dans les endroits où elle est un peu plus ouverte, on trouve çà et là des amas à demi rongés que son flot n'a pu vaincre.

La faible portion des dépôts qui n'avaient pas roulé au fond des abîmes, s'était fixée sur les rares adoucissements des pentes, sur les corniches, sur les petits repos, ou les replats, comme disent les montagnards ; et surtout en arrière des trois contreforts qu'avait nivelés et arrondis le glacier. Là s'étalèrent, même pendant quelque temps, des lacs boueux, enfermés en amont par la glace qui reculait chaque jour, et en aval par les têtes émoussées des rochers. En se desséchant, ils laissèrent à nu un lit de vase formé de dépôts épais.

Cette boue étendue çà et là, et recouvrant par lambeaux le dur squelette des montagnes, ces dépôts limoneux accumulés en arrière des têtes rocheuses, voilà ce qui devait rendre un jour cette gorge-vallée habitable.

La vie et la mort se combattent partout pied à pied dans la nature ; aussi à mesure que le monstrueux glacier reculait, la végétation suivait de près, envahissant les espaces désolés, les rocs nus et rongés, le chaos de débris et la vase desséchée qu'il abandonnait. De fines mousses d'abord, de chétifs lichens, puis de pauvres petites fleurettes timides, nées entre deux pierres, tremblantes filles du vent qui en avait semé la graine, puis, bien vite, aussitôt qu'une mince couche d'humus était formée, du gazon, toujours plus serré, toujours plus épais, où commençaient sans doute à sourire de douces saxifrages roses ou blanches, de pâles anémones, et les pures étoiles bleues des gentianes. Entre les gros blocs se cramponnaient des touffes de bruyères, des genévriers , des rhododendrons, qui préparaient l'arrivée des sapins et des mélèzes ; sur le fin limon s'étalait un moelleux tapis d'herbe fine.

La végétation eut bientôt pleine victoire ; un épais manteau de buissons et de forêts recouvrit l'âpre nudité des rocs, tandis que çà et là, sur les petites terrasses, des gazons d'un vert tendre souriaient au soleil. La victoire fut même si complète que, dans son premier élan, la vie végétale fut plus forte et monta plus haut qu'elle n'arrive aujourd'hui. Au lieu même où est Salvan, des bouleaux balançaient leur tronc blanc et leur délicat feuillage, et les mélèzes, de beaux mélèzes vigoureux, montaient en certains endroits mille pieds plus haut sur les pentes. Au pâturage de Barberine, on en retrouve encore, dans la tourbe, de beaux troncs de trois pieds de diamètre.

Un souffle plus froid, aidé de la hache imprudente des bûcherons et de la dent meurtrière des chèvres est-il venu faire reculer les forêts ? Ou bien est-ce, comme on incline à le croire aujourd'hui, un climat moins humide ? Ce qui toutefois est certain, c'est que les forêts ont dû céder beaucoup de leurs possessions anciennes, et qu'alors elles étalaient sur toutes les pentes un plus sombre et plus magnifique manteau.

L'homme, enfin, vint un jour fouler de son pied cette vallée sauvage. Il achevait la conquête de la vie ; mais comme un monarque impuissant tout seul, il avait fallu qu'une armée la fît pour lui pas à pas ; l'armée de tous ces soldats obscurs dont l'histoire ne parle jamais : petites mousses, fines graminées, frêles saxifrages, mortes en combattant contre un climat trop rude encore, afin de préparer au roi de la création une place plus commode.

Nul ne sait à quelle race appartenaient ces premiers visiteurs. Figurons-nous, si l'on veut, que c'étaient des hommes de ce rude âge de la pierre, si lointain et si obscur ! des sauvages, vêtus de peaux de rennes, armés de haches en silex ou en serpentine du Valais, et suivant la piste d'un grand ours des cavernes.

L'imagination, qui aime à rêver ces temps antiques , peut ici se donner libre carrière ; elle peut se représenter une troupe de ces conquérants primitifs, à la fois pâtres et chasseurs, traversant la vallée du Rhône, longue plaine marécageuse, où leurs troupeaux, à demi cachés dans les hautes herbes, paissaient librement ; elle peut se figurer que, devinant au-dessus de la gorge du Trient une grande vallée latérale qu'on ne pouvait aborder directement par son affreuse entrée, ils gravirent à droite la pente boisée où bondit en cascatelles un petit ruisseau, celui sur lequel le chemin d'aujourd'hui passe et repasse tant de fois dans ses zig-zags. Au bout d'une heure et moins, sans doute, car ces hommes primitifs avaient des jarrets de chamois, ils durent arriver sur la première Tête, et se trouver devant un de ces petits plateaux de verdure, charmantes terrasses formées par les dépôts du glacier.

La plus spacieuse de ces terrasses est justement la première, encore voisine de la grande vallée, qu'elle domine de cinq cents mètres, mais d'où elle est invisible. A peu près unie et à peine inclinée, elle forme un carré irrégulier, long d'environ mille pas, traversé de petits ruisseaux et protégé des avalanches par d'épaisses forêts. Le plus riche limon du glacier s'y est déposé en couches épaisses et fécondes ; une herbe abondante et belle devait alors la recouvrir. Elle est si riante, cette terrasse, la gorge y dissimule si bien sa sauvagerie, cependant tout près, que malgré la sévérité des hautes parois et des sombres forêts d'alentour, ses beaux pâturages séduisirent assurément les premiers visiteurs ; il est probable qu'ils répandirent dans la vallée la nouvelle de leur découverte ; et bientôt on commença de conduire là-haut les troupeaux en été.

Jusqu'ici nous imaginons, et ce serait tout plaisir de continuer ; mais, ce qui vaut mieux encore, voici qu'au travers des traditions locales, nous pouvons saisir un premier linéament d'histoire. L'endroit qui est aujourd'hui Salvan, disent ces traditions, n'a d'abord servi que de simple mayen*, où les troupeaux venaient passer une saison sous la garde de quelques pâtres. On appelle encore Pierre bergère un gros bloc erratique situé près de l'église actuelle, au sommet d'un mamelon de rocher, et où les pâtres, dit-on, s'étendaient en surveillant leurs troupeaux.

Peut-être les premiers habitants étaient-ils de cette rude peuplade des Véragres, qui au temps des Romains, habitait la contrée et ne se soumit à Servius Galba qu'après une vigoureuse défense**. Si grossiers que fussent ces premiers pâtres, il est bien probable qu'ils ne durent pas garder longtemps leurs troupeaux en ce lieu sans s'apercevoir combien la nature y est clémente et se prête à l'établissement de l'homme. Des chalets, bons chalets faits pour être habités toute l'année, vinrent bientôt se ranger un à un dans l'angle nord du pâturage, adossés aux mamelons de rochers polis, et regardant le soleil. On commença à cultiver l'excellent terrain du plateau et à conduire en été le bétail dans des alpages plus élevés. Le succès des cultures, la prospérité de cette première petite colonie fit augmenter bien vite le nombre des chalets : ils formèrent un hameau qu'on appela Silvanum, à cause de toutes les sombres forêts qui l'entourent. Une petite chapelle servant d'église vint s'élever au milieu, et ce fut une raison de plus au hameau de grandir toujours.

Il arriva un moment où le petit plateau salvanin commençait à devenir étroit pour tant de monde. Quelques ménages allèrent s'établir plus loin. On construisit d'abord dans le voisinage ; sans doute au Biolay, aux Granges, aux Marecottes, au Triquent. Puis, remontant toujours pour suffire aux besoins, les chalets vinrent se poser au-dessus de la sombre Tête de la forêt de Lâchât, sur le plus élevé et le plus reculé des trois contreforts qu'avait rongés l'ancien glacier. Ces chalets s'appelèrent les Fins - Hauts ; leur nom disait assez qu'on croyait toucher à la limite des lieux habitables. Cependant il fallut avancer encore, c'est-à-dire monter ; on ne s'arrêta qu'à Valorsine*, tout au haut de la vallée ; de là, par le petit col des Montets, on pouvait donner la main aux premiers hameaux de la vallée de Chamonix, et ainsi deux flots différents de l'invasion humaine venaient se rejoindre en ce lieu âpre et désolé.

Valorsine. le val des ours ! On aurait pu l'appeler aussi bien le val des avalanches, car il en tombe d'énormes chaque hiver. Les forêts cessent dans le voisinage ; on ne voit plus au-dessus de soi que la sombre et brutale masse des Aiguilles- Rouges , nues, déchirées, tachées de neige et aiguës comme des flèches. A leur pied et jusqu'au milieu du val, des amas de débris, des blocs entassés ou épars, revêtus de lichens et de mousses souvent roussies par le gel ; en mai encore, de grands champs de neige, à peine fondus au milieu de l'été. Le vent y est froid, les nuits glaciales, l'hiver fabuleux. Le printemps ne s'y annonce plus comme en bas par une poussée soudaine et éclatante dans sa première fraîcheur; mais de maigres gazons essaient timidement de reverdir, et s'arrêtent de longues semaines, glacés par la bise. A la moindre pluie, la neige revient, c'est-à-dire l'hiver. Il y a bien un été, pendant lequel un brillant soleil parvient à tirer de cette terre un vrai sourire ; mais il est court, d'un bon mois à peine, et, dans certaines années mauvaises , cet été ne vient pas. A la fin d'août déjà, fréquemment la neige tombe ; en octobre, tout se rendort pour le long hiver.

Cependant, quelques familles habituées à la dure, ont essayé de vivre là, et y ont réussi ; puis, à la longue, elle en ont pris l'habitude , si bien qu'aujourd'hui, les montagnards de Valorsine sont attachés de tout leur cœur à leurs pauvres chalets , à leur rude et froid désert.

Une fois le haut de la vallée occupé, il ne restait plus que de petits coins de prairies oubliés, perdus dans le fond de la gorge du Trient, ou suspendus sur le flanc sombre du précipice. Là, en des lieux où personne ne passe et où il n'est pas toujours facile d'arriver, s'établirent encore, à jamais isolés du monde, quelques pauvres chalets. Aujourd'hui, on peut les voir à peu près aussi ignorés, aussi perdus qu'au temps jadis dans la grande ombre des forêts de la gorge ; et si, conduit par le hasard d'une promenade, on franchit en se courbant le seuil de leur petite porte basse et enfumée, on croira reculer de trois siècles, tant les objets et les gens y ont gardé leur primitive simplicité.

De toute cette population ainsi dispersée dans la sauvage vallée, Salvan était évidemment destiné par sa situation et ses avantages à rester le centre, la petite métropole. Il y a bien, il est vrai, d'autres plateaux que le sien, mais celui-là est le plus chaud, le mieux ouvert au soleil, le mieux abrité des vents, le plus rapproché de la plaine, avec laquelle il peut facilement échanger ses produits. Le terrain y est excellent et donne non seulement du seigle, mais de beau blé ; sur les arbres fruitiers autour du village, de petites pommes, de petites cerises ne mûrissent parfois pas trop mal. Le plateau des Marecottes, à peine éloigné d'un quart de lieue, n'a déjà plus le même climat ; souvent il y neige quand il pleut à Salvan, et l'hiver y est de quelques jours plus long. Quant aux Fins-Hauts, ils sont décidément trop près de l'haleine des glaciers.

Salvan devint donc tout naturellement la capitale, et pour bien se distinguer des autres hameaux d'alentour, se donna le nom pompeux de Salvan-Ville.

Bon Salvan ! au temps où cette appellation glorieuse lui fut donnée, il ne comptait assurément pas cent chalets ; mais il avait une petite église où l'on venait de loin, le dimanche, entendre la messe, où l'évêque de Sion même ne dédaignait pas d'officier quelquefois ; il avait une petite place où se tenaient les assemblées, où l'on rendait la justice et, il faut bien le dire, hélas ! où, il n'y a pas un siècle, on voyait encore un carcan.

Ce mot sinistre fait renaître d'un coup tous les sombres souvenirs du moyen âge, de ses servitudes, de ses oppressions et de ses cruautés. Salvan aussi a dû les traverser, ces temps sombres, Salvan aussi a porté, et longtemps, le collier de fer féodal. En voyant aujourd'hui ce village heureux et libre, on a peine à le croire, tant le beau soleil, l'air pur et le sol hardi de la montagne nous semblent naturellement unis à l'idée de liberté. Cependant, si dès le VIe siècle le nom de Salvan apparaît dans l'histoire, c'est pour constater dans une charte que Sigismond de Bourgogne, comblant de bienfaits et d'honneur l'abbaye de Saint-Maurice, lui donne, entre cent autres villages, ce joli Silvanum qui désormais lui appartient « avec terres, édifices, esclaves, affranchis, habitants....., forêts, champs, prés, pâturages, eaux....., meubles, immeubles, dîmes, etc. »

L'abbaye de Saint-Maurice était souveraine et possédait ses domaines en franc-alleu, c'est-à-dire était libre de tout impôt et hommage ; les Salvanins, très humbles, étaient ses serfs mainmortables, attachés à la glèbe ; ils ne pouvaient « ni tester, ni contracter ; le mariage ne leur était permis qu'avec les serfs du même maître. » Et malgré les adoucissements graduels que les grands événements politiques apportèrent à la condition de Salvan, les abbés, nous dit l'histoire, « y exercèrent jusqu'en 1798 les droits de mère et mixte empire, et d'omnimode juridiction. »

C'est dire en peu de mots bien des choses, si l'on songe que leurs seigneuries les abbés étaient à la fois les dispensateurs de la justice du ciel et de celle de la terre. Sans doute, tout ne fut pas mauvais sous leur domination ; ils avaient même pour Salvan une affection particulière ; mais il est à croire que sous cette autorité jalouse, qui tenait à la fois le carcan et le confessionnal, qui planait sur la vie publique en même temps qu'elle s'insinuait au plus secret du foyer, Salvan dut passer douze siècles qui ne furent point son âge d'or.

Et puis, que d'autres maux en ces temps de ténèbres ! que de fois, du haut de leur montagne les Salvanins entendirent de grands bruits de guerre et de malheur s'élever de cette longue plaine du Rhône, voie naturelle des épidémies des inondations et des armées ! Parfois le fléau passait et sévissait en bas sans les atteindre ; le petit sentier qui montait alors de la plaine jusqu'à eux était si étroit et si mauvais ! mais ils n'y échappaient pas toujours, et alors la peste noire décimait le village, ou la guerre venait tacher de sang humain leurs beaux rochers.

Et sans parler des grandes guerres qui jetaient le trouble dans toute la contrée, ils eurent dès l'abord et longtemps, bien des luttes sanglantes à soutenir contre leurs voisins les Savoyards, pour maintenir la possession de leurs propres pâturages. Le croirait-on ? là-haut, près des glaciers, dans la paix des beaux déserts de la haute montagne, il y eut des combats ; les hommes se disputèrent avec fureur ces riches pelouses de fin gazon tout étoilées de gentianes, et mêlèrent du sang à ces purs ruisseaux. Tout le tort était du côté des Savoyards , paraît-il, puisqu'ils franchissaient les cols servant de frontière et voulaient s'emparer des alpages qui n'étaient point sur leur versant. Les Salvanins durent se défendre avec vigueur. On voit encore près de Valorsine, au Châtelard, les ruines d'une redoute destinée à protéger le territoire du Valais ; dans le voisinage sont aussi des vestiges de fortifications. Une fois, entre autres, au mois d'août 1323, les gens de Salvan « ayant, dit la chronique, saisi le bétail que les Savoisiens avaient conduit sur leurs montagnes, ceux de la Chatellenie de Charosse, Passy, etc., drapeaux déployés, envahirent la vallée, le fer et le feu à la main ; mais étant tombés dans une embuscade, ils furent faits prisonniers et durent payer pour leur rançon 2050 livres maurisoises. »

Ce serait assurément un des plus curieux chapitres de l'histoire du village que celui de ces temps obscurs et oubliés. En 1798, enfin, à travers bien des luttes déchirantes et au bruit des canons français qui tonnaient dans la grande vallée, Salvan fut dégagé de sa longue servitude et vit s'ouvrir des temps nouveaux, les plus heureux peut-être que ce village ait traversés jusqu'ici. C'est de ce moment, du moins, que date sa plus grande prospérité. Un seul nuage vraiment sombre vint encore la troubler ; ce fut ce qu'on appelle dans l'histoire du Valais l'affaire du Trient, (1844), une de ses plus tristes pages.

On avait trouvé moyen de faire croire aux Valaisans qu'il y avait deux Suisse, la Vieille et la Jeune : la Vieille Suisse, sottement soumise à un clergé qui la trompait à son profit, et ridiculement fidèle à des traditions absurdes; la Jeune Suisse, désabusée, clairvoyante, affranchie de préjugés, et qui, pour marcher plus vite au brillant avenir qui l'attendait, devait renverser le gouvernement d'alors. Il y avait à Salvan bien des vrais libéraux qui ne demandaient pas mieux que d'aller au progrès, mais d'un pas prudent et sûr, comme on marche à la montagne ; quand il ? virent que la Jeune Suisse recrutait ses soldats parmi les plus mauvais sujets de la vallée, quand ils apprirent que sous le couvert du libéralisme on volait, pillait, brûlait, leurs instincts honnêtes l'emportèrent sur des idées pour eux un peu neuves et qui n'étaient pas encore devenues des convictions. Ils se rattachèrent à la Vieille Suisse et n'eurent plus qu'un souci : défendre leurs foyers contre l'incendie et le pillage. Inutile de dire qu'ils y étaient énergiquement encouragés par l'Eglise, qui ne pouvait trouver assez d'anathèmes contre cette Jeune Suisse, ouvrière du démon. On assure que le vicaire prit lui-même la carabine.

Tout le Haut-Valais s'était levé en masse à la voix du clergé. La Jeune Suisse, trop peu nombreuse, dut fuir; mais pour se replier de Martigny sur le bas de la vallée, elle ne pouvait éviter de traverser le Trient, à l'endroit où il débouche brusquement des gorges dans la plaine et va se jeter dans le fleuve. Passage terrible ! Là, justement, de formidables tours de rochers s'avancent sur la plaine et dominent verticalement le torrent et la route. Les Salvanins occupaient l'une de ces tours, la plus basse, la plus rapprochée du passage, la Tête-des-Tzarfas, d'où le regard et les balles peuvent tomber à pic sur le pont du Trient.

Ainsi postés, il leur était facile d'écraser l'ennemi qui devait dénier à leurs pieds. Un détachement de la Jeune Suisse feignit de vouloir passer le pont, que défendait d'ailleurs un corps formé de gens de Saint-Maurice et du Val-d'Illiez ; pendant ce temps, la plus grande partie tentait de traverser le fleuve plus bas, à gué, les hommes se donnant la main et formant chaîne pour rompre le courant. Mais, du haut de leur rocher, les Salvanins criblaient également de balles ces deux colonnes, tandis que la violence des flots du Trient rompait à tout moment la chaîne et en noyait une partie. Quatre cents hommes à peine parvinrent à passer ; le reste dut se replier sur Martigny, laissant des canons embourbés dans les marais et bien des morts. Fort peu des balles des Salvanins avaient manqué leur but, et l'on releva au pied des rochers plusieurs cadavres transpercés , à partir de la tête ou de l'épaule, dans toute leur hauteur.

Une fois tranquille et libre, dans un si bon air, une si belle lumière et une activité aussi saine, la population du village et des alentours ne pouvait qu'augmenter : elle s'accrut bientôt, en effet, et, depuis, n'a pas cessé de le faire. Il faut dire aussi qu'on se marie jeune à Salvan, plus jeune que dans beaucoup de villages voisins ; et si les enfants sont peu nombreux dans chaque ménage ; du moins ils poussent dru, deviennent des hommes solides qui ont coutume de fournir vigoureusement leur carrière, jusqu'au bout et sans broncher.

Cependant la prospérité elle-même ne laissa pas d'amener une lutte d'un autre genre, non plus entre les hommes, mais contre la nature : la lutte pour les moyens d'existence. Les bons Salvanins apprirent par l'expérience la fameuse loi de Malthus, celle-là même d'où sont nées les hardies hypothèses de Darwin ; loi fatale qui condamne la population à s'accroître beaucoup plus rapidement que les produits qui doivent la nourrir. Sans savoir que cette loi fût formulée en chiffres dans des livres, ils en éprouvèrent toute la rigueur, et eux aussi durent commencer à combattre pour la vie. Mais la lutte n'était point sanglante cette fois, et il n'y succombait que des paresseux.

On se mit donc à tirer parti de toutes les ressources. Sur le plateau, on étendit les cultures jusqu'à l'extrême bord, en des endroits vertigineux où d'étroites bandes de terrain penchent déjà sur l'abîme du Trient du haut de parois effrayantes. Près du village, entre les mamelons de rochers moutonnés, on mit à profit tous les creux où l'ancien glacier avait laissé un peu de limon ; couches minces, simples pellicules recouvrant le roc dur et qu'il faut bien fumer. Malheureux glacier ! que n'en a-t-il laissé davantage de ce fin limon du Mont-Blanc, riche en alumine et si fertile à la culture !

Dans beaucoup de vallées des Alpes, l'exploitation des forêts est une grande ressource pour les habitants. Ce n'est point le cas des Salvanins : celles dont il leur serait facile de profiter appartiennent à Martigny, et quant à la belle forêt qui domine le village, elle est sacrée, c'est une de ces forêts protectrices qu'on ne saurait assez respecter. Sans elle, que serait Salvan ? C'est elle qui arrête les grandes avalanches du Tzâroue, et les gros blocs qui de siècle en siècle se détachent du dangereux Scex-des-Granges, menace toujours suspendue au-dessus de la tête des Salvanins. Qu'on détruise cette forêt tutélaire, et le riant plateau cultivé et plein de vie ne sera qu'un champ de sauvages débris. Toutefois, s'ils respectent leurs propres forêts, plusieurs hommes du village s'engagent comme bûcherons dans les grandes coupes, souvent désastreuses, que fait la commune de Martigny, de l'autre côté de la gorge ou vers la Tête-Noire. Quelques-uns sont flotteurs, et se distinguent entre tous par leur courage et leur habileté à ce métier, si dangereux sur le Trient.

D'autres, et en grand nombre, travaillent à l'exploitation des ardoises. Il y a longtemps que, près du chemin qui monte au village, on avait découvert entre les schistes micacés un filon de bonne ardoise. On l'avait assez vite épuisé. Mais un beau jour, on en découvrit un second, puis un troisième, puis d'autres encore. C'était une petite fortune ; car cette ardoise est fine, d'excellente qualité, et trouve un facile débit dans les cantons de Vaud, de Fribourg et de Genève. Pour encourager ces trouvailles, la commune décida que les carrières appartiendraient à ceux qui les auraient découvertes, libre à eux de s'associer avec d'autres pour en tirer profit. Cette exploitation, chaque année plus prospère, ôta à la culture et aux soins du bétail un certain nombre de bras : les femmes et les enfants de ceux qui passaient la journée aux carrières devaient travailler double pour venir à bout de tout l'ouvrage : mais on n'a pas peur du travail à Salvan.

Aux plus pauvres familles, il s'offre encore d'autres moyens d'existence: elles vont, en été, garder les vaches dans les vallées voisines, en Savoie, dans l'Entremont et jusque dans le pays d'Aoste. Quelques-unes, se fiant à la vigueur de leurs bras et à leur âpreté au travail, tentent d'affermer des propriétés à la plaine, dans le canton de Fribourg, mais souvent leur naïveté y est victime d'indignes spéculations.

Des jeunes gens, se sentant à charge à leur famille, émigrent de temps en temps, la plupart en France, où ils exercent la singulière industrie d'enlever le tartre qui se forme sur les parois des tonneaux. Quelques-uns essaient de l'Amérique, mais reviennent le plus souvent traînant l'aile et tirant le pied.

Quant aux femmes, dans tous les ménages elles font leur large part de la besogne. L'été, aux champs, elles ne travaillent pas moins vigoureusement que les hommes, et durant les longs mois de l'hiver, elles s'occupent à filer, comme on le fait presque partout dans les montagnes; la plupart, en outre, tissent de belle et forte toile qui se vend à Martigny, à Saint- Maurice et jusqu'à Bex.

Mais de toutes les ressources, pour ces montagnards, le bétail reste toujours la principale et la plus facile. Chaque famille a ses vaches et ses chèvres ; plusieurs ont des moutons. On en aurait bien davantage si on avait de quoi les nourrir en hiver. C'est la seule mais fatale limite de cette richesse; car si, l'été, le bétail trouve une herbe abondante dans les beaux alpages environnants, le reste de l'année il n'a, pour toute nourriture, que ce qu'il trouve à brouter autour du village au printemps et en automne, et le foin ou « la feuille » qu'on a recueillis pour les quatre à cinq mois pendant lesquels la neige le tient enfermé.

Le nombre de bêtes qu'on peut garder se mesure à ce qu'on a fauché d'herbe dans tous les rochers accessibles. Aussi, pendant les beaux jours, les Salvanins qui ne sont pas occupés à la garde des troupeaux dans les hauts pâturages sont-ils dispersés partout, faisant les foins, coupant et apportant de l'herbe pour ces approvisionnements d'hiver.

Dans les années rigoureuses, où la neige reste plus tard qu'à l'ordinaire, il y a famine et détresse dans les étables. Alors, dès la première poussée de gazon, les jeunes gens, ceux qui ont le pied le plus sûr, vont jusque sur le flanc des plus dangereux précipices de la gorge, couper les moindres touffes de cette herbe nouvelle. S'il le faut, ils se suspendent à une corde pour aller trancher avec leur faucille un peu de gazon qui verdit sur une étroite saillie, à cinq ou six cents pieds au-dessus du noir Trient qui gronde dans son abîme.

Tout cela, il est vrai, on le voit dans beaucoup d'autres localités des Alpes, bien qu'il y en ait peu où l'on s'expose à autant de dangers pour atteindre à une touffe d'herbe ; mais ce qui se voit moins, c'est une position comme celle de Salvan, qui rende les approvisionnements aussi difficiles. Son étroit plateau est suspendu comme une corniche à mi-flanc de la montagne; au-dessus s'élèvent des pentes rapides, au-dessous s'ouvre l'abîme du Trient; et les malheureux Salvanins ont aussi souvent affaire au fond de la grande gorge qu'au sommet des plus hautes forêts. A tout propos, ils doivent monter ou descendre. Et ce n'est pas seulement le foin et la feuille qu'il faut ainsi porter à travers monts et vaux, c'est la litière, c'est le bois pour la provision du foyer, sans compter tous les produits qu'on tire de la vallée du Rhône ou qu'on y descend.

Fatigantes corvées, par d'aussi rudes chemins ! car, sauf celui de Vernayaz, ils sont tous trop rapides et trop mauvais pour les bêtes de somme; naguère, il n'y en avait pas une dans tout le village, et, jusqu'au labour, tout s'y fait à la force des reins et des bras. Porter, porter toujours, est donc la condition indispensable de la vie du Salvanin et l'occupation qui remplit une bonne part de ses journées. Son paillet, sorte de petit sac rempli de paille, qu'il pose sur ses épaules en guise de coussin, ne le quitte presque jamais, c'est le fidèle compagnon de sa vie ; aussi ces montagnards sont-ils des porteurs comme il y en a peu dans les Alpes. Tout le monde, dans le village, excelle à ce rude exercice, et les femmes y prennent une large part, comme aux autres travaux. Cent livres, foin ou bois, est une charge commune qu'on voit même sur les épaules des garçons de quinze ans. Et souvent par quels sentiers ! Il en est où bien des touristes, libres de leurs mains et ne portant que leur personne, n'oseraient jamais passer : tel est celui des Vannes, qui serpente, large comme la main, à travers le mur de rochers d'où la cascade de Pisse-Vache tombe sur la plaine.

Il arrive parfois qu'au bord d'un précipice, la charge se heurte ou s'accroche à une saillie de rocher, et s'en va rouler dans l'abîme. Il peut arriver aussi que le porteur l'accompagne, s'il ne sait la lâcher à temps. De tels accidents ne sont pas rares, et donnent du sérieux à ces corvées : sur la plupart des mauvais sentiers, on vous montrera quelque mauvais pas auquel s'attache un funèbre souvenir.

Ce sont ces « voyages » toujours pénibles et parfois dangereux, qui rendent l'existence particulièrement dure aux Salvanins. Il y a tant à porter avant d'avoir bien approvisionné le village pour l'hiver, que tous, jusqu'aux vieillards et aux enfants, doivent prendre leur part de la tâche. Aux jours de grandes corvées, où tout le village est dispersé sur les pentes, il faut voir les hommes les plus robustes, à moitié ensevelis sous une charge de foin de cent cinquante livres, descendre, tout ruisselants de sueur, le rude sentier de la forêt. Au choc de leur pas, on sent trembler le sol. Quand ils ont passé, à distance, sous cette charge énorme, on ne voit plus que leurs jambes : on dirait une montagne de foin qui marche seule.

Et sur l'étroit chemin qui remonte du Trient et dont les dalles sont usées, polies à force de passage, il faut voir aussi ces longues processions de porteurs de tout âge, de bonnes vieilles courbées, avançant péniblement et ayant peine à retenir de la main sur leur tète blanchie leur charge qui vacille ; d'enfants aussi, fillettes et garçons, petits, tout petits, mais marchant d'un pas ferme et les reins déjà forts. Ils vont pieds nus, et sur la tête, une petite charge de fagots ou de mousse mesurée à leur taille. La mère, qui suit, portant aussi sa charge, les regarde d'un air de pitié. Le sentier est rapide, la montée longue, c'est pénible ! Mais il faut bien avancer ; cette corvée, c'est le pain, c'est la vie de la famille.

Pauvres petits pieds nus ! que de fois, dans leur vie, ils fouleront ces mêmes pierres et remonteront ce rude sentier ! que de pénibles voyages ils auront à faire encore avant d'aller à leur tour se reposer sous le gazon près de l'église, là où dorment ceux qui, à force de monter comme eux, les ont usées, ces pierres du chemin !

Ainsi rompus aux fatigues dès leur première enfance, et laborieux comme ils le sont tous, les Salvanins sont parvenus à remporter pleine victoire sur cette sauvage nature où ils ont voulu vivre.

L'équilibre s'est maintenu entre l'augmentation des besoins et celle des ressources, et, grâce à son activité, tout en croissant et multipliant, cette petite population trouve le moyen de ne pas vivre trop mal. On n'y connaît pas de riches, mais guère de pauvres, non plus: sans qu'aucune famille puisse se dispenser du travail, la plupart sont à leur aise. Les mieux rentes achètent autour de Martigny des vignes, qu'on leur cède à bas prix; une ou deux fois l'an ils descendent les voir, le reste du temps ils les laissent pousser comme elles veulent. Les vendanges arrivées, ils n'ont qu'à presser de belles grappes venues toutes seules sous ce beau soleil du Valais, et ils remontent au village avec du vin pour toute leur année. Ceux qui en recueillent plus qu'ils n'en peuvent boire ne manquent pas d'acheteurs.

Somme toute, le village n'a jamais été plus prospère et n'a jamais dû offrir au voyageur un aspect plus vivant ni plus gai. C'est surtout le matin qu'il faut le voir, à l'heure où les premiers rayons encore dorés viennent l'éveiller et le faire sourire. Ses chalets, groupés dans l'angle nord du grand carré de verdure, et s'étendant en deux bras sur les deux bords, se serrent fraternellement et laissent entre eux des ruelles tout juste assez larges pour qu'on y puisse passer avec les fardeaux. Immédiatement au-dessus, jusqu'à la lisière peu éloignée de la forêt, des champs cultivés s'étagent en petites terrasses inclinées. Comme tout village bien pensant, il se serre autour de son église, de sa chère église au clocher svelte, bien blanche et veillant de haut sur les toits paisibles. Chacun de ses chalets de mélèze bruni offre au soleil ses galeries, où sèchent, protégées par le large auvent, les récoltes étalées par petites gerbes; son jardinet soigné et fleuri, sa ruche peuplée d'abeilles, et son abondante provision de bois empilée pour l'hiver. A cette heure matinale, au-dessus des grands toits proprement et pittoresquement couverts d'ardoise brute, les petites cheminées laissent échapper leurs fumées bleues ; de tous les foyers on les voit monter légères et douces, révélant la vie de l'intérieur. Si l'air est calme, elles s'unissent et forment au-dessus des toits comme un voile de gaze azurée qui se soulève lentement et semble prendre plaisir à flotter au-dessus du village avant de le quitter. Dans les prés, les herbes encore humides étincellent aux clairs rayons du premier soleil. Le bruit gai des eaux vives qui courent dans de petits canaux, ces cultures soignées et prospères, ces gens qui de bonne heure vont et viennent autour des maisons et dans les champs, tout annonce une grande famille de travailleurs heureux.

Vraie famille, en effet, car il y règne entre tous une entente et une cordialité qu'on ne trouvera pas souvent ailleurs; et le meilleur de la fortune de Salvan, ce n'est ni son joli plateau tout couvert de cultures, ni ses alpages, ni son bétail, ni ses toiles, ni ses ardoises, c'est bien cet esprit qui fait une seule grande famille de tous ses habitants. Ils le doivent en partie, sans doute, à la bonté naturelle de leur caractère , mais beaucoup aussi à la situation toute particulière qui a isolé et comme suspendu ce nid heureux et plein de vie au milieu d'un pays de précipices. Il a dû naître des difficultés mêmes de la vie en cet endroit, car toutes ces rudes corvées, tous ces dangereux voyages en commun le long des abîmes rapprochent les hommes, en leur donnant chaque jour l'occasion de s'entr'aider.

On le sent, cet esprit de famille, rien qu'à entrer dans le village, rien qu'à en voir de près les chalets : ils ont tous un certain air d'abandon et de bonté. On le devine encore à la démarche libre et confiante des gens qui passent ; on le lit dans tous les yeux et jusque sur l'enseigne de la principale auberge, la vieille auberge de l'Union. Enfin, il se montre dans la disposition intérieure du village lui-même, qui offre au centre une petite place carrée presque complètement fermée par l'enceinte des maisons. Cette place, sorte de grande salle commune à ciel ouvert, est le foyer à la fois public et intime de la grande famille, le cœur de Salvan. Celui qui s'y est assis aux différentes heures de la journée et pendant les diverses saisons, connaît toute la vie des Salvanins. C'est là que passent à tout instant hommes et femmes chargés de leurs fardeaux, c'est là que défilent les carriers qui rentrent le soir fatigués, un peu pâlis d'avoir travaillé sous terre, et les vêtements tout gris de la poussière des ardoises; c'est là aussi que, la journée finie, les enfants jouent, tandis que jeunes gens et jeunes filles se lancent des œillades, se font des agaceries, et que les vieux, assis à l'écart et repassant leurs souvenirs, regardent en souriant s'ébattre la génération nouvelle.

Pour qui aime le spectacle de la vie rustique, c'est du matin jusqu'au soir un perpétuel divertissement que les scènes de cette place.

La première, dès l'aube, c'est le départ des chèvres. Il faut être matinal pour y assister, mais quand une fois on l'a vu, on s'empresse de sauter à bas du lit chaque matin pour courir le revoir. Il fait à peine jour qu'on entend au bout du village sonner le cornet du chevrier, qui avertit les ménagères. Aussitôt, de toutes parts, les petites clochettes de tinter et les chevrettes d'accourir sur la place, seules ou par groupes, légères, proprettes, fringantes, et prêtes à aller se percher où l'on voudra. Elles arrivent en foule de tous les chalets ; les plus mutines conduites par une femme ou un enfant encore mal réveillés, qui les mènent par une corne et viennent les mêler au troupeau. Il y en a de blanches, tout à fait blanches, il y en a de rousses, de grises, de brunes, de bariolées et jamais deux pareilles; chacune a sa physionomie, son port de tête, ses allures, sa manière de vous regarder avec ses yeux jaunes, à la fois bizarres et doux. D'ailleurs, toutes sont chèvres de haute montagne: jambe fine, cornes hautes et flancs légers. En quelques minutes, la place est remplie ; le chevrier arrive, amenant lui-même une ou deux des plus récalcitrantes. C'est d'ordinaire un garçon d'une douzaine d'années, un bâton à la main et portant une petite boîte ronde, la boîte au sel, passée en bandoulière derrière le dos. Il sonne un dernier coup de cornet. Toutes ces dames sont prêtes. Alors, au carillon des mille clochettes, cette foule comique de cornes et de barbiches s'agite, et le chevrier montrant de son bâton la ruelle qu'il faut prendre, toutes s'élancent, humant déjà le parfum des bruyères, impatientes de se voir suspendues sur de beaux précipices, et broutant à d'inaccessibles buissons.

Plus tard dans la matinée, et tout le long du jour, c'est autour de la fontaine que règne une perpétuelle animation. Un canal, protégé d'un petit toit d'ardoises, y sert de lavoir commun ; à côté, un énorme tronc d'arbre, équarri et creusé, forme un long bassin où court continuellement l'eau claire, et où le bétail vient s'abreuver.

Le lavoir n'est jamais désert; à Salvan, on semble avoir la manie de laver. Toutes les femmes lavent, tous les enfants lavent, et c'est beaucoup si les hommes ne s'en mêlent pas. Quand une fois les ménagères sont agenouillées au bord du canal, elles en ont pour des heures à tordre, à presser, à rincer à grands coups de battoir. Il est vrai qu'en même temps elles font la chronique du village, car celles de Salvan sont filles d'Eve comme toutes les autres ; mais elles la font gaiement, à très haute voix, dans leur patois pittoresque, accidenté comme le pays, rapide et clair comme la belle eau qui étincelle en tombant dans la fontaine. A leurs côtés, les enfants tapent, tordent et barbotent, à qui mieux mieux. Les plus grandes fillettes s'essaient à laver sérieusement de vrai linge ; les plus jeunes n'en sont encore qu'aux chiffons. D'un air très entendu, de petites matrones de quatre ans instruisent dans les secrets de l'art un bambin qui ne sait pas parler, marche à peine, mais qui est déjà là, accroupi, son chiffon à la main, le plongeant et le replongeant, tapant

aussi de toute la force de ses petites mains potelées et maladroites, toutes rougies par l'eau froide. L'eau est profonde d'un pied, à peine circonstance heureuse, car parfois le courant emporte le chiffon ; voulant le rattraper, le marmot se penche, et culbute tout entier dans le petit canal. On le repêche, tout mouillé et pleurant, sa mère le gronde et l'emmène ; une demi-heure après, vous le revoyez à la même place qui barbote et qui tape toujours.

Vers la fin de l'après-dînée, le bétail vient s'abreuver, sauf en été où il est dans les alpages. Alors ce sont d'autres scènes. Voici d'abord des vaches graves et dont le caractère tranquille inspire toute confiance ; on les laisse venir et s'en retourner seules, et elles le font sagement. Leur démarche est belle à voir ; elles vont d'un pas de philosophe, dodelinant de la tête, et le regard perdu dans d'insondables méditations ; rien ne saurait les distraire dans leur route ; parfois, tout au plus, l'une d'elles, à la fontaine, interrompant le cours de ses graves pensées, allonge la tête vers un génisson qui s'abreuve vis-à-vis d'elle, le flaire, le regarde en clignant doucement de ses grandes paupières, puis, par une fantaisie toute maternelle, se met à le lécher tendrement.

Mais voici de jeunes veaux qui accourent follement la queue en l'air, caracolant, lançant des ruades. Tout à coup, ils s'arrêtent effarés, les jambes de travers, le cou penché, regardant dans l'espace on ne sait quoi qui les effraye. Un moment après, une vache noire et méchante, qui s'est échappée sournoisement, court sus à une rivale qu'elle a vue venir. C'est entre elles vieille haine ; il n'est cris ni coups de trique qui les puissent arrêter. La place devient une arène ; les deux bêtes s'élancent, échine courbée, tête basse, cornes en avant ; de tout leur poids elles se heurtent. Au coup sourd qu'on entend , on croit qu'elles se sont brisé le crâne. Mais non, les voilà qui reculent et recommencent. Enfin, à force de cris et de taloches, on finit par les séparer.

Et au milieu de ce carrousel, à travers les ruades de ces énormes bêtes échappées, les bambins trottinent et se sauvent, à peine effrayés ; les bêtes beuglent, hommes et femmes crient, et les sons éclatants du patois salvanin ajoutent à ce divertissant tumulte.

Ces scènes de la place donnent mainte occasion d'observer la population elle même, sa physionomie et son caractère. Le type n'est pas sans mélange ; on a même quelque peine à en discerner les traits essentiels. Ce sont peut-être les femmes qui le révèlent le mieux. La plupart ont des traits réguliers et fermes, souvent un beau front, des sourcils noirs, bien marqués et purs, de grands yeux noirs veloutés, avec un rayon de feu méridional à demi voilé par des paupières modestes. S'il est à Salvan un caractère commun à tous les visages, c'est un air avenant et ouvert, naïf et bon enfant, qui gagne de prime abord la sympathie. Mais la lutte perpétuelle qu'il faut soutenir contre la montagne donne aux adultes une expression de fatigue, et aux enfants des traits d'une précoce maturité. Un garçon de douze ans a le regard positif et sérieux, le pas ferme, le geste sûr d'un homme de quarante; et les fillettes ont des airs de petites mères qui ont pris au plus grand sérieux les soucis et les travaux du ménage ; de bonne heure leur visage se ride, à vingtcinq ans bien peu sont restées jeunes. Chez tous, enfants ou adultes, on sent à la démarche, au port de la tête et des reins l'habitude des lourds fardeaux.

Et cependant, chacun a l'air de prendre gaiement cette rude vie ; les voix qu'on entend toute la journée sur la place, voix claires et bien sonnantes, ont des intonations franches et hardies annonçant que le ressort intérieur n'est point détendu. On chante peu, il est vrai ; peut-être est-ce défaut de penchant musical, peut-être aussi est-ce à cause du vague sentiment de la proximité du Trient et de ses grands abîmes.

Le dimanche et les jours de fête, la jeunesse danserait volontiers ; mais les arts n'ont pas toujours le temps de fleurir au village, les ménétriers y sont rares, et voici plusieurs années qu'on n'en a plus ; le dernier a péri dans les rochers de Van-Haut où il coupait de l'herbe sur une vire* trop étroite.

Pour les hommes d'âge mûr, la distraction préférée, c'est le tir. Ils y sont d'une rare habileté, et ils font volontiers leurs preuves ailleurs que sur des cibles : le vieux Revaz, des Marecottes, en était naguère à son six cent vingtième chamois, dans un pays où les chamois ne sont plus communs. Une autre distraction, bien chère aussi à la plupart, c'est le cabaret. Mais ils n'y vont que le dimanche, et, sans y être précisément sobres, ils n'y font guère d'excès, car ils entrent moins pour boire que pour causer avec les parents ou les amis venus d'un hameau voisin et qui passent la journée « en ville. » Le Salvanin est causeur, mais de ces causeurs qui écoutent aussi volontiers qu'ils parlent. Avec les étrangers, il est liant, mais timide ; ïl se fait une si haute idée des gens venus des grandes villes, que devant eux il a honte de son ignorance et de la grossièreté de sa vie alpestre. Aussi ne les invite-t-il guère à entrer dans sa maison, et s'il le fait, ce ne sera qu'après force excuses sur la pauvreté du logis. Il ne se doute pas du charme qu'il y a pour nous, gens des plaines, à pénétrer dans un de ces intérieurs et à respirer le parfum de cette simplicité montagnarde !

Profitez cependant de l'occasion, si elle vous est offerte, et entrez dans un de ces bons vieux chalets. Murs et mobilier, tout y est de bois, simple et nu, mais délicieusement bruni par le temps ; d'ailleurs tout est propre : les rideaux sont blancs, les petites vitres claires, les meubles nets et bien rangés ; peu de chaises, plutôt des bancs. Près de la fenêtre, un rouet ; au fond de la chambre le bon poêle à gradins, sur lequel les enfants aiment à se jucher dans les veillées d'hiver ; à certaines places plus foncées de couleur, on devine les encoignures préférées, les carreaux qui donnent aux mains la chaleur la plus douce. Après le lit — un grand lit si haut qu'il faut bien être montagnard pour y pouvoir grimper — le meuble capital est la grande armoire de famille ; elle est en noyer verni, et paraît neuve encore, bien qu'elle ait servi à plusieurs générations ; c'est qu'on la respecte et qu'on ne l'ouvre jamais qu'avec égard et lenteur ; les montagnards n'ont pas de ces mouvements pressés et brusques par lesquels nous fatiguons si vite tout ce qui est à notre usage. Peut-être aura-t-on occasion de /ouvrir devant vous, cette armoire ; alors vous la verrez remplie jusqu'au haut d'une provision de linge bien empilé, d'un blanc un peu roux, mais solide, car il est fait de cette forte toile qu'on tisse dans le village. Chaque détail respire l'esprit d'ordre et de propreté, le contentement facile, l'honnête aisance de gens sages et économes, qui apprennent et rapprennent chaque jour le prix des choses, et ce qu'il faut de lourds voyages par les sentiers de la montagne avant de gagner de quoi s'assurer un peu de repos sur ses vieux jours.

Aussi n'a-t-on rien dépensé pour le luxe : voyez plutôt, près de la fenêtre, ce petit miroir acheté à une foire de Martigny, et fait pour inspirer la modestie ; il aurait probablement sauvé le malheureux Narcisse. Tout au plus, chez les plus aisés, trouverez-vous en guise de tableaux des estampes coloriées, proprement encadrées de bois noir et recouvertes d'un verre qui les met à l'abri des mouches. C'est peut-être Napoléon Ier et les grands traits de son histoire ; car elle a fait beaucoup de bruit dans ces montagnes, et du haut des rochers qui dominent la vallée du Rhône, on a pu voir passer comme un fleuve d'hommes la grande armée qui allait franchir le Saint-Bernard. — Mais le plus souvent ce sont des images saintes, groupées près du lit, autour d'un crucifix et d'un petit bénitier que surmonte un rameau de buis. On y voit saint Jean-Baptiste vêtu d'une peau de mouton, le petit Jésus, doux et rayonnant, ouvrant ses yeux profonds et tendant ses bras aux hommes ; Marie, surtout, Marie la Vierge si aimée, entr'ouvrant sa poitrine et montrant son cœur percé de sept poignards par les iniquités du monde. Toujours aussi, au-dessous du bénitier, est suspendu un chapelet révélant de pieuses et journalières pratiques. Car la foi catholique a de fortes racines à Salvan, elle y est de ferme et très antique tradition : ces contrées furent évangélisées des premières, peut-être dès l'an 58; en 349 l'évêque saint Théodore siégeait tout près, à Martigny. L'abbaye de Saint- Maurice est la plus ancienne de l'Occident et en fut longtemps la plus célèbre ; et c'est là, au pied des énormes assises calcaires de la Dent-du-Midi, que Maximien, faisant égorger la glorieuse légion thébaine, envoya au ciel six mille six cents martyrs*.

Ce souvenir sacré, toujours conservé et souvent rappelé dans les prêches, a dû être une source vive où se retrempait la foi des contrées voisines, et en particulier celle de Salvan.

D'ailleurs, sous la longue et vigilante tutelle des abbés de Saint-Maurice, quel souffle étranger aurait pu venir troubler le catholicisme salvanin ? Il est donc resté longtemps pur, naïf et bien vivant, et c'est seulement de nos jours qu'il commence à s'altérer dans une partie de la population. Le dimanche, cependant, au son des carillons gais et presque dansants que le petit clocher lance à toute volée, on voit par tous les chemins arriver très fidèlement et d'un air recueilli, des familles de montagnards, des femmes surtout, tenant leur chapelet à la main et leur livre de prières pieusement serré contre leur sein. Plusieurs ont fait trois ou quatre lieues pour venir entendre la messe. Peu à peu la place se remplit: les hommes se groupent et causent, mais sans bruit et presque à voix basse ; les femmes entrent sans tarder et vont s'agenouiller sur leurs bancs , car elles ont toujours tant de choses à dire à la Vierge et aux saints ! Cependant, lorsque le moment de l'office approche, les hommes à leur tour se dirigent vers le portail de l'église, tout grand ouvert, et laissant voir au fond l'autel garni de fleurs et les cierges qu'on allume : un à un, ils entrent en se signant et fléchissant gauchement leurs rudes genoux. Les derniers coups du carillon mourant vibrent encore dans l'air, l'église est pleine ; les nouveaux arrivants se serrent autour du portail ; un grand silence se fait, et, du dehors, on entend la voix du prêtre entonner la sainte messe. Des chantres, d'une voix rude mais parfois belle, chantent en latin des répons qu'ils ne comprennent pas.

Au milieu de l'office, le curé monte en chaire et fait un court sermon. Les jours où il voit le monde en noir, et ce sont les plus nombreux, il se déchaîne contre l'impiété et les noirceurs de ces bons Salvanins ; il leur ouvre l'enfer tout béant, il en fait monter jusqu'à eux d'effrayantes bouffées de flammes avec les cris des damnés et les ricanements des démons. S'il est de bonne humeur, au contraire, il monte avec eux l'échelle de Jacob, leur entr'ouvre le paradis, leur en montre les inépuisables splendeurs, la foule sublime des saints et des anges au pied du trône de Dieu, et toujours Marie, la douce Vierge si ac cessible aux humbles, et qui, pour eux, obtient tout de son Fils bien-aimé. Au temps des élections, il lui arrive souvent de mêler à tout cela des allusions politiques, et de faire entendre à son troupeau qu'il s'agit de voter pour le ciel ou pour l'enfer.

La messe finie, aux jours de grandes fêtes, a lieu une procession autour de la place : au son des hymnes en latin, un peu estropiées mais chantées à l'unisson d'une voix forte et de tout cœur, la foule serpente deux ou trois fois, à pas lents, suivie du curé en chasuble, du vicaire, du porte-croix, des chantres, des enfants de chœur en surplis, de la bannière dorée et des cierges allumés en plein soleil.

Telle est leur religion naïve mêlée d'un peu d'idolâtrie. Peut-être n'en est-elle pas moins vraie après tout. Qu'est-ce donc que la religion, si ce n'est, sous n'importe quelle forme|, un élan d'amour vers de saintes hauteurs ? et qui osera dire n'avoir jamais pensé, dans cet élan, qu'à la seule et véritable image de Dieu ? Aux froids docteurs de distinguer entre Dieu et les autres personnages célestes, à l'orgueil de mesurer la Vierge et les saints et de trouver qu'ils n'ont qu'une taille humaine. Pour ces humbles montagnards, le paradis, qu'ils rêvent et auquel ils aspirent, est si haut, il est illuminé d'une telle splendeur de gloire et de félicité, qu'en leur éblouissement ils n'essaient point de distinguer le roi de la fête des brillants serviteurs qui l'entourent. Marie, Joseph, saint Pierre, saint Jean, saint Maurice, maintenant transfigurés, sont des grands, des saints, à jamais purs et illustres; tandis qu'eux, pauvres gens de la montagne, ils sont des petits, des simples, de grossiers et misérables pécheurs. A quoi leur servirait de distinguer ? Ce qu'ils voient avant tout, c'est ce ciel ineffable auquel tendent tous leurs désirs, cette fête éternelle et lumineuse, où, à leur tour, revêtus de splendeur, il leur sera donné de se mêler à la foule bienheureuse et de se reposer à jamais dans la joie. Et cet espoir est pour eux un soutien dans les rudes corvées. Sans doute plus d'une de ces bonnes vieilles qui remontent péniblement, peut-être pour la millième fois, le sentier escarpé de la gorge, pense par moments au ciel, et alors sa charge lui devient un peu plus légère.

Ce serait se faire illusion, cependant, de croire que tous font de ce beau rêve le guide de leur vie : c'est le cas d'un petit nombre d'âmes, les meilleures et les plus humbles; le reste se conduit peut-être moins dans l'espoir du ciel que dans la crainte de l'enfer ; et même, comme partout, il y en a qui ne croient plus ni à l'un ni à l'autre. Signe grave pour Salvan, le nombre de ces esprits forts augmente de jour en jour. On en voit beaucoup plus qu'autrefois qui rient et causent pendant la messe, et qui, au sortir de l'église, ne craignent pas de gloser sur le sermon. Le curé, du haut de la chaire, se voit obligé de tonner de plus en plus fort contre les incrédules pour se faire écouter. Il le fait quelquefois avec une belle énergie, et il a des traits d'à-propos et d'éloquence que Bridaine n'eût pas désavoués. Un jour, entre autres, des esprits forts du village sortaient au milieu d'un sermon qui les avait trop directement touchés.

— Allez, fit le curé en les suivant d'un regard sévère et d'un geste prophétique, allez !.... Vous pouvez sortir de l'église...., mais je vous déclare que vous ne sortirez pas de l'enfer !

La marée de ce qu'on appelle le progrès et de ce qui l'est peut-être, après avoir presque tout transformé dans les villes et les campagnes de la plaine, aborde maintenant la montagne. Chaque jour, elle monte plus haut sur le flanc des Alpes; déjà elle a pénétré au cœur de bien des vallées, et il n'est guère d'abri si reculé qu'elle n'ait un peu touché de ses flots. Elle monte, et devant elle la naïve religion d'autrefois, les mœurs antiques, les traditions de simplicité, et trop souvent aussi d'honnêteté, reculent et s'évanouissent. Voici qu'elle aborde ce Salvan, naguère si rustique; il change, il a déjà changé même, et la description qu'on vient de lire, va devenir d'année en année moins fidèle.

Ici, comme ailleurs, cette transformation s'est accusée tout d'abord dans l'habillement. Voyez cette foule qui vient encore assez régulièrement le dimanche à l'église, cherchez-y le costume de jadis. Les hommes, déjà, ne l'ont plus ; tous ont abandonné l'habit brun, à queue et à grands boutons dorés, la culotte étroite, les bas blancs et bien tirés , les souliers à boucles, et si ce n'était un ou deux vieillards qui en ont conservé quelque partie, vous ne vous douteriez pas que tel fut autrefois le costume des Salvanins. Les femmes seules y sont restées plus fidèles. Contrairement à ce qui se passe à la plaine, elles sont les dernières à se laisser gagner aux modes nouvelles. Vous les voyez encore pour la plupart avec leur jupe courte, leur corsage noir serré à la taille, leurs manches bouffantes, et coiffées du bizarre chapeau valaisan, qu'entoure une épaisse couronne de ruban plissé. Avec cette divination du cœur, particulière aux femmes, elles sentent que l'habit de la plaine amène les idées et les vanités de la plaine, qu'entre ses plis et sous sa doublure se glissent l'incrédulité et les mœurs de nos grandes villes, ces mœurs dont le curé parle avec tant de colère. Elles aussi, bien certainement, sont vaines à leur manière; dans la grande armoire de famille, toute jolie fille de Salvan possède, n'en doutez pas, deux ou trois garnitures de riche ruban brodé d'or, de quoi en changer son chapeau chaque dimanche. Mais elles tiennent à leur ajustement montagnard, parce qu'elles tiennent aux coutumes et à la religion de la montagne. Cependant, ce flot qui monte les gagnera une à une, et celles qui ont à leur chapeau valaisan les plus belles garnitures seront certainement gagnées les premières.

Cette inexorable marée du progrès et des mœurs modernes, bien des causes à la fois l'amènent à Salvan ; les plus apparentes sont peut-être le chemin de fer, les journaux, mais pardessus tout les étrangers. Depuis quelques années ils se sont aperçus que la Forclaz n'est pas la seule route par laquelle on puisse aller à Chamonix, que par Salvan le chemin est aussi court et pour le moins aussi beau. Alors la commune, qui déjà avait eu l'idée d'exploiter les gorges du Trient en y construisant une galerie visitée maintenant chaque année par dix mille voyageurs , a fait changer le vieux sentier, si mauvais, en un bon chemin uni, large et commode, où peuvent passer les mulets ; c'est le chemin actuel, si pittoresque dans les cinquante-trois contours qu'il fait en une lieue de montée. Cette innovation a eu plein succès. Chaque jour, dans la belle saison, de brillantes caravanes traversent le village et même s'y arrêtent une heure ou deux pour s'y rafraîchir. En voyant passer ces heureux voyageurs, à qui la vie semble si facile et dont la main n'a qu'à s'entr'ouvrir pour laisser tomber de l'or, les Salvanins se prennent à songer. Ils considèrent leur existence si pénible, si chèrement achetée, leurs rudes corvées à travers les mauvais sentiers de la montagne, et ils sentent naître en eux des désirs tout nouveaux ; ils entrevoient une manière bien plus lucrative et plus facile de gagner leur vie, ils prennent en dégoût le paillet, et se laissent aller à l'espoir d'en finir bientôt avec leurs éternels voyages.

Il leur faudrait vraiment bien de la vertu pour résister à cette séduction. Les enfants mêmes l'éprouvent aujourd'hui. Asseyez-vous à côté de ce gamin qui, au bord du sentier, vient de poser sa lourde charge; si vous parvenez à le faire causer, au bout d'un moment il vous dira en poussant un soupir : « Tout de même, la vie est bien pénible à Salvan; il faut tant travailler! porter tant de voyages ! » — Et puis, il reprendra probablement après un moment de silence : « Au moins si nous pouvions avoir une bonne route pour les voyageurs, comme à la Forclaz ! Eux, ils ont une route à chars; c'est pour ça qu'il y passe tant de monde, et des plus riches, de ceux qui vont en voiture jusqu'à Chamonix. »

C'est là, maintenant, l'ardente ambition des Salvanins : détourner de leur côté au moins la moitié de la foule qui, chaque année, se jette sur la vallée célèbre ou en redescend.

Puis, on s'aperçoit aussi que Salvan lui-même pourrait bien être un séjour agréable aux étrangers, qu'ils y trouveraient autant d'agréments et de curiosités qu'ailleurs. Les touristes aiment, dit-on, les grands rochers affreux, les eaux sauvages, les cascades épouvantables, les glaciers, les sommets d'où l'on découvre beaucoup de pays. Eh bien, où trouver de pires rochers que ceux des gorges vus du haut du Scex, ou de la Pare ; de plus belles cascades que celles du Dalley ; une cime d'où l'on voie plus loin de tous les côtés que celle de la Dent-du-Midi ? sans compter la Tour-Sallière, le Pic-de-Tanneverge, la Cime-del'Est, pour ceux qui trouvent leur plaisir à grimper dans les précipices. Salvan ne pourrait-il pas devenir lui aussi un petit centre pour les étrangers, être à lui tout seul un but d'excursion ou de voyage ?

On se dit tout cela ; alors on construit un hôtel, on médite des routes, des chemins à mulets, des pavillons; on suppute les dépenses, les avances à faire, les chances à courir dans les premières années, avant la vogue. Et devant ces nouvelles ressources, les esprits les plus éveillés, les plus ardents, les jeunes surtout, s'élancent en tendant les deux bras ; les vieux, plus défiants, ne sachant trop où on les mène ainsi, résistent et retiennent. Plusieurs sentent que cette fièvre du progrès est un mal dont leur cher Salvan pourrait bien mourir. Tout au contraire de cette génération nouvelle qui court au progrès en lui tendant les bras, ils voudraient pouvoir reculer dans le passé et mieux s'y cacher encore entre les replis de leurs montagnes. Il y en a qui évitent de traverser la place lorsqu'ils y voient des étrangers; ils s'en vont silencieusement par les ruelles étroites des vieux chalets, jetant parfois à la dérobée un regard singulier sur ces messieurs en voile bleu et ces dames élégantes qui descendent de leur monture et remplissent la place de bruit et de vanité.

Et ils n'ont pas absolument tort, ces pauvres vieillards. Le vrai Salvan simple et naïf, celui qui n'était qu'une grande famille, unie et heureuse malgré ses labeurs, s'en ira de jour en jour. Lentement, mais fatalement, quelque chose lui succédera qui portera encore son nom, mais n'aura plus grand'chose de son charme rustique d'autrefois.

On appelle avec ardeur les étrangers. — Oh ! qu'on se rassure ! ils ne manqueront pas de venir. Le chemin de Salvan vaut bien tous ceux qui conduisent à Chamonix, et il y a], en effet, dans les environs mêmes des sites d'une beauté vraiment rare et originale. Puis on trouverait difficilement un séjour plus sain, plus lumineux, plus ouvert au beau ciel du Valais, plus riant malgré les sévérités qui l'entourent, et qui fût, comme celui-là, à la fois tout voisin de la plaine et tout à fait retiré sur la montagne.

Oui, les étrangers viendront, ils apporteront de l'or. Mais . devant eux, que de choses s'en iront pour ne plus revenir jamais ! Avec eux, ils apporteront la ville, dont ils ne savent se passer. Il leur faudra des hôtels, et pour se hâter de leur en faire, on abattra l'un après l'autre ces antiques chalets de bois qui, dans les petites ruelles, s'entre-soutiennent encore, penchés l'un sur l'autre comme de vieux compagnons fatigués.

Alors, sans doute, peu d'hommes porteront le paillet; ils seront les uns guides, les autres restaurateurs, d'autres, marchands de minéraux, de fleurs des Alpes et de bois sculpté ; mais ce ne sera plus seulement le dimanche et pour le plaisir de causer qu'ils iront au cabaret. Alors aussi, sur les mauvais sentiers, on rencontrera moins d'enfants portant de lourdes charges de litière ou de fagots; mais on en verra peut-être, à chaque tournant de route, tendre sans rougir la main aux touristes , en leur offrant un petit bouquet de fleurs hâtivement cueillies dans un pré voisin.

Puis, qu'on n'en doute pas ! devant les ressources nouvelles, la convoitise fera son œuvre ; la concurrence naîtra, il se trouvera que le cœur humain est à Salvan ce qu'il est partout ailleurs, et la lutte pour l'existence, de fraternelle qu'elle y était jadis, deviendra individuelle et égoïste, et le jour, enfin, où les voitures, pleines de brillants voyageurs, passeront au milieu du village, le jour où une grande route ouvrira sa petite place, intime encore et à demi fermée, cette route détruira le foyer et dissipera pour jamais l'antique esprit de famille, l'âme du vieux Salvan. Heureux encore les Salvanins, si quelque chose de leur honnêteté ne s'en va pas avec les vieux chalets, les vieux costumes et les vieilles mœurs !

Seraient-ce là des craintes vaines et une perspective assombrie à plaisir ? Hélas ! non. Tel a été le sort de plusieurs localités des Alpes qui ont dû leur perte à leur beauté; tel a été surtout celui d'un village célèbre, si tristement dégénéré aujourd'hui , et dont l'exemple est placé assez près des Salvanins pour qu'ils en puissent tirer profit.

Mais, qui peut arrêter les choses dans leur cours ? Ce serait bien perdre sa peine que de vouloir persuader les Salvanins qu'ils avaient jusqu'ici la plus réelle de toutes les fortunes dans la simplicité de leurs désirs.

* La Tête-Noire est célèbre ; mais la Tête-de-Vannes, la Tête-des-Larzes, la Tête-des-Crêtes, la Grand'-Tête, etc., qui s'étagent par gradins énormes au-dessus de la cascade de Pissevache, sont de plus frappants témoins de l'action du glacier.

* Le mayen est le premier pâturage auquel montent les troupeaux au retour de la belle saison, avant d'aller s'établir dans les plus hauts alpages.

** A une heure et demie au-dessus de Salvan, à l'entrée du vallon d'Emaney, l'auteur a trouvé dans une fente de rocher, au milieu de la forêt, une hache en bronze longue de 15 centimètres. Ce n'est cependant là qu'une indice assez vague, car le fer a dû être introduit plus tard à la montagne qu'à la plaine.

* Peut-être ce point était-il déjà occupé par les Savoyards qui, débordant par-dessus le col des Montets, commençaient leurs empiétements sur les vallées voisines.

* On sait que les montagnards appellent vires des sortes de sentiers naturels, d'ordinaire très étroits, qui traversent les pentes de rochers, et marquent le plus souvent la séparation entre deux assises dont l'une est en retrait sur l'autre.

* Tradition très controversée d'ailleurs.