Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Salvan
____
Un
village du Valais.
Tout le monde connaît, au moins de nom, la gorge du Trient, près de
Martigny; effroyable et tortueuse fissure qui entr'ouvre du haut en
bas un rocher de deux cents mètres, si étroite et si noire qu'elle
semble l'entrée de l'enfer. Mais ce que plus d'un touriste ignore,
c'est qu'au sommet de cet horrible rocher, à droite, sur un
épaulement invisible d'en bas, s'étale un riant plateau vert, aussi
lumineux que la gorge est sombre, et sur ce plateau, un paisible
village montagnard, véritable idylle à deux pas d'un gouffre. Ce
village est Salvan. Sa position singulière et charmante, son aspect
aimable et original le font remarquer de tous les voyageurs qui ont
l'occasion de s'y arrêter en allant à Chamonix. Si l'on cède à la
tentation d'y faire un séjour, et qu'on se donne le loisir d'étudier
plus attentivement les gens et la contrée, on ne tarde pas à
reconnaître au prix de quels labeurs un grand village réussit à
vivre en cet endroit, et combien les précipices qui l'environnent
opposent d'obstacles à sa prospérité. Alors, pour peu qu'on aime à
rêver, on prend intérêt à cette lutte des montagnards contre la
nature ; et, un soir, étendu sur le court et odorant gazon d'un
tertre du voisinage, en reposant ses regards sur ce joli groupe des
chalets de Salvan, on essaie de s'en retracer l'humble histoire, on
évoque les temps lointains où quelques pâtres à demi sauvages
établirent en ce lieu les premières cabanes, et l'on revient
lentement, à travers les siècles, jusqu'aux jours actuels où
Salvan est devenu un des plus beaux villages du Valais. C'est du
moins de pensées semblables que sont nées les pages qui vont
suivre.
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Sans aller jusqu'à la naissance du monde, il faut cependant remonter
au temps des derniers événements géologiques, si l'on veut
connaître une des causes qui devaient le plus influer sur les
destinées de Salvan. C'est, en effet, à une circonstance presque
insignifiante des dernières modifications survenues dans le relief
des Alpes que ce village doit d'exister aujourd'hui. — Qu'on
veuille donc bien gravir un moment les flancs pierreux de la
Dent-de-Morcles, vis-à-vis de l'endroit où la vallée du Trient
vient s'ouvrir dans celle du Rhône. De là, on pourra dominer toute
la contrée et saisir les traits essentiels de son caractère et de
son histoire.
Nous sommes à moins d'une lieue de Martigny, c'est-à-dire du point
où le fleuve, descendant du Valais pour se rendre au Léman, fait un
coude brusque et vient traverser dans son épaisseur la puissante
chaîne des Alpes calcaires entr'ouverte du haut en bas au défilé
de Saint-Maurice. Il roule à nos pieds ses eaux grises dans un large
lit de gravier ; au delà, nous voyons s'étendre la grande vallée,
beau tapis vert, aujourd'hui coupé dans toute sa longueur par deux
lignes blanchâtres, la grande route et la voie ferrée : un damier
de champs cultivés, de prés longs et parallèles que séparent des
rigoles, en couvre une partie; le reste, encore marécageux et
sauvage, appartient aux herbes folles, à des fourrés de buissons, à
de jeunes taillis. De toutes parts, au-dessus de cette étroite
plaine, se dressent comme des murailles de puissantes montagnes,
anguleuses et sévères, dont les rocs d'un roux sombre semblent
brûlés par le soleil du Valais. Devant nous, cependant, de l'autre
côté du Rhône, au-dessus de la célèbre gorge du Trient, trop
étroite et tortueuse pour que le regard y puisse pénétrer, ces
montagnes s'écartent et une vallée s'ouvre, remontant à plus de
trois lieues dans la direction du Mont-Blanc ; si nous sommes assez
haut, nous verrons déjà le noble dôme de neige élever son faîte
argenté et pur immédiatement au-dessus des sommets qui ferment de
ce côté l'horizon.
Loin d'être comme la large vallée du Rhône un riche tapis de
verdure étendu sur un lit d'alluvions tranquillement déposés,
cette vallée-ci, resserrée et sombre, n'a pour fond qu'un abîme ;
c'est une énorme fente évasée, au fond de laquelle un torrent
sauvage, venu des glaciers, gronde entre les blocs qui l'obstruent.
Elle s'ouvre tout entière à travers un massif de schistes
cristallins, terrains antiques, les plus vieux du monde. Leurs
couches gigantesques, rudement soulevées et rompues pour laisser
place au Mont-Blanc qui perçait la croûte terrestre, sont presque
verticalement redressées, et les dentelures aiguës de leurs
tranches découpent sur le ciel de noirs sommets. Cette vallée est
bien une fente, en effet, une faille, comme disent les
géologues, c'est-à-dire une de ces colossales fissures qui
s'entr'ouvrent dans la vieille croûte du monde en travail.
Qu'elle se soit ouverte brusquement ou avec lenteur, c'est une
question qu'il faut laisser débattre aux hommes de science ;
toujours est-il qu'elle existait lorsque survint ce qu'on appelle
l'époque glaciaire ; et quand le groupe du Mont- Blanc commença à
laisser s'épancher au loin en vastes nappes le trop plein de ses
glaces accumulées, la vallée du Trient fut de ce côté son
principal déversoir : c'était par là que descendait un flot de
glace épais-de deux mille mètres, qui allait se joindre au grand
courant de la vallée du Rhône.
Toute la contrée était alors, dans ses grands traits, ce qu'elle
est aujourd'hui ; mêmes cimes, mêmes pentes, mêmes vallées, mais
seulement à l'état d'ébauche, les schistes offrant partout des
angles vifs fraîchement déchirés. Trois contreforts rocheux, qui
descendaient comme des plis sur le flanc gauche de la vallée du
Trient, venaient dans le bas former trois éperons qui s'opposaient,
comme autant de rudes barrières, à la marche du glacier; l'une en
dessous de ce qui est aujourd'hui les Fins-Hauts, l'autre environ
vers les Marecottes, la troisième au-dessous de Salvan, à la sortie
même de la vallée. Insignifiants obstacles : l'énorme glacier
passa. Combien de milliers d'années sa lourde masse pesa-t-elle sur
ces rochers, les limant, les broyant, écrasant avec lenteur et
réduisant en boue ce qui lui faisait résistance ? On ne peut le
dire. Mais quand il eut passé, quand pas à pas, c'est-à-dire
siècle à siècle, il se fut retiré devant l'air toujours plus
chaud qui montait des vallées, il avait fait un rude travail;
partout, sur son lit de pierre, il avait emporté et nivelé les
saillies, usé les aspérités ; les crêtes anguleuses étaient
devenues des Têtes, comme le disent leurs noms expressifs
dans la contrée*
; et des trois éperons qui lui faisaient obstacle, il s'était plu à
faire trois mamelons tout arrondis, moutonnés et polis, à la
surface desquels les couches schisteuses attestaient à peine, par de
longues cannelures, l'ancienne fierté de leur redressement. Ces
cannelures bizarres, encore si nettes et si frappantes aujourd'hui,
accusent par leurs reliefs les couches les plus dures, et par leurs
creux, les plus tendres et les plus facilement rongées.
Si l'on sait de quelle manière s'effectue le recul d'un glacier
actuel, il est aisé d'imaginer ce qui se passa dans la retraite du
glacier géant. A mesure que la fonte le faisait reculer, il
abandonnait derrière lui ses moraines, colossal chaos de pierres et
de graviers qui se mêlaient au limon provenant des roches qu'il
avait broyées sous lui.
La plus grande partie de ces amas, ne trouvant où s'arrêter sur les
flancs si abrupts de la vallée, tombèrent dans les bas-fonds, s'y
accumulèrent et obstruèrent les gorges. On les y verrait encore, si
le torrent qui gronde au fond de ces obscurs défilés n'en avait
fait sa proie : sombre et patient rongeur, il les a emportés au
Rhône en flots de boue. Cependant, il n'a pu réussir à tout
déblayer; et vers le haut de la vallée, dans les endroits où elle
est un peu plus ouverte, on trouve çà et là des amas à demi
rongés que son flot n'a pu vaincre.
La faible portion des dépôts qui n'avaient pas roulé au fond des
abîmes, s'était fixée sur les rares adoucissements des pentes, sur
les corniches, sur les petits repos, ou les replats, comme
disent les montagnards ; et surtout en arrière des trois contreforts
qu'avait nivelés et arrondis le glacier. Là s'étalèrent, même
pendant quelque temps, des lacs boueux, enfermés en amont par la
glace qui reculait chaque jour, et en aval par les têtes émoussées
des rochers. En se desséchant, ils laissèrent à nu un lit de vase
formé de dépôts épais.
Cette boue étendue çà et là, et recouvrant par lambeaux le dur
squelette des montagnes, ces dépôts limoneux accumulés en arrière
des têtes rocheuses, voilà ce qui devait rendre un jour cette
gorge-vallée habitable.
La vie et la mort se combattent partout pied à pied dans la nature ;
aussi à mesure que le monstrueux glacier reculait, la végétation
suivait de près, envahissant les espaces désolés, les rocs nus et
rongés, le chaos de débris et la vase desséchée qu'il
abandonnait. De fines mousses d'abord, de chétifs lichens, puis de
pauvres petites fleurettes timides, nées entre deux pierres,
tremblantes filles du vent qui en avait semé la graine, puis, bien
vite, aussitôt qu'une mince couche d'humus était formée, du gazon,
toujours plus serré, toujours plus épais, où commençaient sans
doute à sourire de douces saxifrages roses ou blanches, de pâles
anémones, et les pures étoiles bleues des gentianes. Entre les gros
blocs se cramponnaient des touffes de bruyères, des genévriers ,
des rhododendrons, qui préparaient l'arrivée des sapins et des
mélèzes ; sur le fin limon s'étalait un moelleux tapis d'herbe
fine.
La végétation eut bientôt pleine victoire ; un épais manteau de
buissons et de forêts recouvrit l'âpre nudité des rocs, tandis que
çà et là, sur les petites terrasses, des gazons d'un vert tendre
souriaient au soleil. La victoire fut même si complète que, dans
son premier élan, la vie végétale fut plus forte et monta plus
haut qu'elle n'arrive aujourd'hui. Au lieu même où est Salvan, des
bouleaux balançaient leur tronc blanc et leur délicat feuillage, et
les mélèzes, de beaux mélèzes vigoureux, montaient en certains
endroits mille pieds plus haut sur les pentes. Au pâturage de
Barberine, on en retrouve encore, dans la tourbe, de beaux troncs de
trois pieds de diamètre.
Un souffle plus froid, aidé de la hache imprudente des bûcherons et
de la dent meurtrière des chèvres est-il venu faire reculer les
forêts ? Ou bien est-ce, comme on incline à le croire aujourd'hui,
un climat moins humide ? Ce qui toutefois est certain, c'est que les
forêts ont dû céder beaucoup de leurs possessions anciennes, et
qu'alors elles étalaient sur toutes les pentes un plus sombre et
plus magnifique manteau.
L'homme, enfin, vint un jour fouler de son pied cette vallée
sauvage. Il achevait la conquête de la vie ; mais comme un monarque
impuissant tout seul, il avait fallu qu'une armée la fît pour lui
pas à pas ; l'armée de tous ces soldats obscurs dont l'histoire ne
parle jamais : petites mousses, fines graminées, frêles saxifrages,
mortes en combattant contre un climat trop rude encore, afin de
préparer au roi de la création une place plus commode.
Nul ne sait à quelle race appartenaient ces premiers visiteurs.
Figurons-nous, si l'on veut, que c'étaient des hommes de ce rude âge
de la pierre, si lointain et si obscur ! des sauvages, vêtus de
peaux de rennes, armés de haches en silex ou en serpentine du
Valais, et suivant la piste d'un grand ours des cavernes.
L'imagination, qui aime à rêver ces temps antiques , peut ici se
donner libre carrière ; elle peut se représenter une troupe de ces
conquérants primitifs, à la fois pâtres et chasseurs, traversant
la vallée du Rhône, longue plaine marécageuse, où leurs
troupeaux, à demi cachés dans les hautes herbes, paissaient
librement ; elle peut se figurer que, devinant au-dessus de la gorge
du Trient une grande vallée latérale qu'on ne pouvait aborder
directement par son affreuse entrée, ils gravirent à droite la
pente boisée où bondit en cascatelles un petit ruisseau, celui sur
lequel le chemin d'aujourd'hui passe et repasse tant de fois dans ses
zig-zags. Au bout d'une heure et moins, sans doute, car ces hommes
primitifs avaient des jarrets de chamois, ils durent arriver sur la
première Tête, et se trouver devant un de ces petits plateaux de
verdure, charmantes terrasses formées par les dépôts du glacier.
La plus spacieuse de ces terrasses est justement la première, encore
voisine de la grande vallée, qu'elle domine de cinq cents mètres,
mais d'où elle est invisible. A peu près unie et à peine inclinée,
elle forme un carré irrégulier, long d'environ mille pas, traversé
de petits ruisseaux et protégé des avalanches par d'épaisses
forêts. Le plus riche limon du glacier s'y est déposé en couches
épaisses et fécondes ; une herbe abondante et belle devait alors la
recouvrir. Elle est si riante, cette terrasse, la gorge y dissimule
si bien sa sauvagerie, cependant tout près, que malgré la sévérité
des hautes parois et des sombres forêts d'alentour, ses beaux
pâturages séduisirent assurément les premiers visiteurs ; il est
probable qu'ils répandirent dans la vallée la nouvelle de leur
découverte ; et bientôt on commença de conduire là-haut les
troupeaux en été.
Jusqu'ici nous imaginons, et ce serait tout plaisir de continuer ;
mais, ce qui vaut mieux encore, voici qu'au travers des traditions
locales, nous pouvons saisir un premier linéament d'histoire.
L'endroit qui est aujourd'hui Salvan, disent ces traditions, n'a
d'abord servi que de simple mayen*,
où les troupeaux venaient passer une saison sous la garde de
quelques pâtres. On appelle encore Pierre bergère un gros bloc
erratique situé près de l'église actuelle, au sommet d'un mamelon
de rocher, et où les pâtres, dit-on, s'étendaient en surveillant
leurs troupeaux.
Peut-être les premiers habitants étaient-ils de cette rude peuplade
des Véragres, qui au temps des Romains, habitait la contrée et ne
se soumit à Servius Galba qu'après une vigoureuse défense**.
Si grossiers que fussent ces premiers pâtres, il est bien probable
qu'ils ne durent pas garder longtemps leurs troupeaux en ce lieu sans
s'apercevoir combien la nature y est clémente et se prête à
l'établissement de l'homme. Des chalets, bons chalets faits pour
être habités toute l'année, vinrent bientôt se ranger un à un
dans l'angle nord du pâturage, adossés aux mamelons de rochers
polis, et regardant le soleil. On commença à cultiver l'excellent
terrain du plateau et à conduire en été le bétail dans des
alpages plus élevés. Le succès des cultures, la prospérité de
cette première petite colonie fit augmenter bien vite le nombre des
chalets : ils formèrent un hameau qu'on appela Silvanum, à cause de
toutes les sombres forêts qui l'entourent. Une petite chapelle
servant d'église vint s'élever au milieu, et ce fut une raison de
plus au hameau de grandir toujours.
Il arriva un moment où le petit plateau salvanin commençait à
devenir étroit pour tant de monde. Quelques ménages allèrent
s'établir plus loin. On construisit d'abord dans le voisinage ; sans
doute au Biolay, aux Granges, aux Marecottes, au Triquent. Puis,
remontant toujours pour suffire aux besoins, les chalets vinrent se
poser au-dessus de la sombre Tête de la forêt de Lâchât, sur le
plus élevé et le plus reculé des trois contreforts qu'avait rongés
l'ancien glacier. Ces chalets s'appelèrent les Fins - Hauts ; leur
nom disait assez qu'on croyait toucher à la limite des lieux
habitables. Cependant il fallut avancer encore, c'est-à-dire monter
; on ne s'arrêta qu'à Valorsine*,
tout au haut de la vallée ; de là, par le petit col des Montets, on
pouvait donner la main aux premiers hameaux de la vallée de
Chamonix, et ainsi deux flots différents de l'invasion humaine
venaient se rejoindre en ce lieu âpre et désolé.
Valorsine. le val des ours ! On aurait pu l'appeler aussi bien le val
des avalanches, car il en tombe d'énormes chaque hiver. Les forêts
cessent dans le voisinage ; on ne voit plus au-dessus de soi que la
sombre et brutale masse des Aiguilles- Rouges , nues, déchirées,
tachées de neige et aiguës comme des flèches. A leur pied et
jusqu'au milieu du val, des amas de débris, des blocs entassés ou
épars, revêtus de lichens et de mousses souvent roussies par le gel
; en mai encore, de grands champs de neige, à peine fondus au milieu
de l'été. Le vent y est froid, les nuits glaciales, l'hiver
fabuleux. Le printemps ne s'y annonce plus comme en bas par une
poussée soudaine et éclatante dans sa première fraîcheur; mais de
maigres gazons essaient timidement de reverdir, et s'arrêtent de
longues semaines, glacés par la bise. A la moindre pluie, la neige
revient, c'est-à-dire l'hiver. Il y a bien un été, pendant lequel
un brillant soleil parvient à tirer de cette terre un vrai sourire ;
mais il est court, d'un bon mois à peine, et, dans certaines années
mauvaises , cet été ne vient pas. A la fin d'août déjà,
fréquemment la neige tombe ; en octobre, tout se rendort pour le
long hiver.
Cependant, quelques familles habituées à la dure, ont essayé de
vivre là, et y ont réussi ; puis, à la longue, elle en ont pris
l'habitude , si bien qu'aujourd'hui, les montagnards de Valorsine
sont attachés de tout leur cœur à leurs pauvres chalets , à leur
rude et froid désert.
Une fois le haut de la vallée occupé, il ne restait plus que de
petits coins de prairies oubliés, perdus dans le fond de la gorge du
Trient, ou suspendus sur le flanc sombre du précipice. Là, en des
lieux où personne ne passe et où il n'est pas toujours facile
d'arriver, s'établirent encore, à jamais isolés du monde, quelques
pauvres chalets. Aujourd'hui, on peut les voir à peu près aussi
ignorés, aussi perdus qu'au temps jadis dans la grande ombre des
forêts de la gorge ; et si, conduit par le hasard d'une promenade,
on franchit en se courbant le seuil de leur petite porte basse et
enfumée, on croira reculer de trois siècles, tant les objets et les
gens y ont gardé leur primitive simplicité.
De toute cette population ainsi dispersée dans la sauvage vallée,
Salvan était évidemment destiné par sa situation et ses avantages
à rester le centre, la petite métropole. Il y a bien, il est vrai,
d'autres plateaux que le sien, mais celui-là est le plus chaud, le
mieux ouvert au soleil, le mieux abrité des vents, le plus rapproché
de la plaine, avec laquelle il peut facilement échanger ses
produits. Le terrain y est excellent et donne non seulement du
seigle, mais de beau blé ; sur les arbres fruitiers autour du
village, de petites pommes, de petites cerises ne mûrissent parfois
pas trop mal. Le plateau des Marecottes, à peine éloigné d'un
quart de lieue, n'a déjà plus le même climat ; souvent il y neige
quand il pleut à Salvan, et l'hiver y est de quelques jours plus
long. Quant aux Fins-Hauts, ils sont décidément trop près de
l'haleine des glaciers.
Salvan devint donc tout naturellement la capitale, et pour bien se
distinguer des autres hameaux d'alentour, se donna le nom pompeux de
Salvan-Ville.
Bon Salvan ! au temps où cette appellation glorieuse lui fut donnée,
il ne comptait assurément pas cent chalets ; mais il avait une
petite église où l'on venait de loin, le dimanche, entendre la
messe, où l'évêque de Sion même ne dédaignait pas d'officier
quelquefois ; il avait une petite place où se tenaient les
assemblées, où l'on rendait la justice et, il faut bien le dire,
hélas ! où, il n'y a pas un siècle, on voyait encore un carcan.
Ce mot sinistre fait renaître d'un coup tous les sombres souvenirs
du moyen âge, de ses servitudes, de ses oppressions et de ses
cruautés. Salvan aussi a dû les traverser, ces temps sombres,
Salvan aussi a porté, et longtemps, le collier de fer féodal. En
voyant aujourd'hui ce village heureux et libre, on a peine à le
croire, tant le beau soleil, l'air pur et le sol hardi de la montagne
nous semblent naturellement unis à l'idée de liberté. Cependant,
si dès le VIe siècle le nom de Salvan apparaît dans
l'histoire, c'est pour constater dans une charte que Sigismond de
Bourgogne, comblant de bienfaits et d'honneur l'abbaye de
Saint-Maurice, lui donne, entre cent autres villages, ce joli
Silvanum qui désormais lui appartient « avec terres, édifices,
esclaves, affranchis, habitants....., forêts, champs, prés,
pâturages, eaux....., meubles, immeubles, dîmes, etc. »
L'abbaye de Saint-Maurice était souveraine et possédait ses
domaines en franc-alleu, c'est-à-dire était libre de tout impôt et
hommage ; les Salvanins, très humbles, étaient ses serfs
mainmortables, attachés à la glèbe ; ils ne pouvaient « ni
tester, ni contracter ; le mariage ne leur était permis qu'avec les
serfs du même maître. » Et malgré les adoucissements graduels que
les grands événements politiques apportèrent à la condition de
Salvan, les abbés, nous dit l'histoire, « y exercèrent jusqu'en
1798 les droits de mère et mixte empire, et d'omnimode
juridiction. »
C'est dire en peu de mots bien des choses, si l'on songe que leurs
seigneuries les abbés étaient à la fois les dispensateurs de la
justice du ciel et de celle de la terre. Sans doute, tout ne fut pas
mauvais sous leur domination ; ils avaient même pour Salvan une
affection particulière ; mais il est à croire que sous cette
autorité jalouse, qui tenait à la fois le carcan et le
confessionnal, qui planait sur la vie publique en même temps qu'elle
s'insinuait au plus secret du foyer, Salvan dut passer douze siècles
qui ne furent point son âge d'or.
Et puis, que d'autres maux en ces temps de ténèbres ! que de fois,
du haut de leur montagne les Salvanins entendirent de grands bruits
de guerre et de malheur s'élever de cette longue plaine du Rhône,
voie naturelle des épidémies des inondations et des armées !
Parfois le fléau passait et sévissait en bas sans les atteindre ;
le petit sentier qui montait alors de la plaine jusqu'à eux était
si étroit et si mauvais ! mais ils n'y échappaient pas toujours, et
alors la peste noire décimait le village, ou la guerre venait tacher
de sang humain leurs beaux rochers.
Et sans parler des grandes guerres qui jetaient le trouble dans toute
la contrée, ils eurent dès l'abord et longtemps, bien des luttes
sanglantes à soutenir contre leurs voisins les Savoyards, pour
maintenir la possession de leurs propres pâturages. Le croirait-on ?
là-haut, près des glaciers, dans la paix des beaux déserts de la
haute montagne, il y eut des combats ; les hommes se disputèrent
avec fureur ces riches pelouses de fin gazon tout étoilées de
gentianes, et mêlèrent du sang à ces purs ruisseaux. Tout le tort
était du côté des Savoyards , paraît-il, puisqu'ils
franchissaient les cols servant de frontière et voulaient s'emparer
des alpages qui n'étaient point sur leur versant. Les Salvanins
durent se défendre avec vigueur. On voit encore près de Valorsine,
au Châtelard, les ruines d'une redoute destinée à protéger le
territoire du Valais ; dans le voisinage sont aussi des vestiges de
fortifications. Une fois, entre autres, au mois d'août 1323, les
gens de Salvan « ayant, dit la chronique, saisi le bétail que les
Savoisiens avaient conduit sur leurs montagnes, ceux de la
Chatellenie de Charosse, Passy, etc., drapeaux déployés, envahirent
la vallée, le fer et le feu à la main ; mais étant tombés dans
une embuscade, ils furent faits prisonniers et durent payer pour leur
rançon 2050 livres maurisoises. »
Ce serait assurément un des plus curieux chapitres de l'histoire du
village que celui de ces temps obscurs et oubliés. En 1798, enfin, à
travers bien des luttes déchirantes et au bruit des canons français
qui tonnaient dans la grande vallée, Salvan fut dégagé de sa
longue servitude et vit s'ouvrir des temps nouveaux, les plus heureux
peut-être que ce village ait traversés jusqu'ici. C'est de ce
moment, du moins, que date sa plus grande prospérité. Un seul nuage
vraiment sombre vint encore la troubler ; ce fut ce qu'on appelle
dans l'histoire du Valais l'affaire du Trient, (1844), une de
ses plus tristes pages.
On avait trouvé moyen de faire croire aux Valaisans qu'il y avait
deux Suisse, la Vieille et la Jeune : la Vieille Suisse, sottement
soumise à un clergé qui la trompait à son profit, et ridiculement
fidèle à des traditions absurdes; la Jeune Suisse, désabusée,
clairvoyante, affranchie de préjugés, et qui, pour marcher plus
vite au brillant avenir qui l'attendait, devait renverser le
gouvernement d'alors. Il y avait à Salvan bien des vrais libéraux
qui ne demandaient pas mieux que d'aller au progrès, mais d'un pas
prudent et sûr, comme on marche à la montagne ; quand il ? virent
que la Jeune Suisse recrutait ses soldats parmi les plus mauvais
sujets de la vallée, quand ils apprirent que sous le couvert du
libéralisme on volait, pillait, brûlait, leurs instincts honnêtes
l'emportèrent sur des idées pour eux un peu neuves et qui n'étaient
pas encore devenues des convictions. Ils se rattachèrent à la
Vieille Suisse et n'eurent plus qu'un souci : défendre leurs foyers
contre l'incendie et le pillage. Inutile de dire qu'ils y étaient
énergiquement encouragés par l'Eglise, qui ne pouvait trouver assez
d'anathèmes contre cette Jeune Suisse, ouvrière du démon. On
assure que le vicaire prit lui-même la carabine.
Tout le Haut-Valais s'était levé en masse à la voix du clergé. La
Jeune Suisse, trop peu nombreuse, dut fuir; mais pour se replier de
Martigny sur le bas de la vallée, elle ne pouvait éviter de
traverser le Trient, à l'endroit où il débouche brusquement des
gorges dans la plaine et va se jeter dans le fleuve. Passage terrible
! Là, justement, de formidables tours de rochers s'avancent sur la
plaine et dominent verticalement le torrent et la route. Les
Salvanins occupaient l'une de ces tours, la plus basse, la plus
rapprochée du passage, la Tête-des-Tzarfas, d'où le regard et les
balles peuvent tomber à pic sur le pont du Trient.
Ainsi postés, il leur était facile d'écraser l'ennemi qui devait
dénier à leurs pieds. Un détachement de la Jeune Suisse feignit de
vouloir passer le pont, que défendait d'ailleurs un corps formé de
gens de Saint-Maurice et du Val-d'Illiez ; pendant ce temps, la plus
grande partie tentait de traverser le fleuve plus bas, à gué, les
hommes se donnant la main et formant chaîne pour rompre le courant.
Mais, du haut de leur rocher, les Salvanins criblaient également de
balles ces deux colonnes, tandis que la violence des flots du Trient
rompait à tout moment la chaîne et en noyait une partie. Quatre
cents hommes à peine parvinrent à passer ; le reste dut se replier
sur Martigny, laissant des canons embourbés dans les marais et bien
des morts. Fort peu des balles des Salvanins avaient manqué leur
but, et l'on releva au pied des rochers plusieurs cadavres
transpercés , à partir de la tête ou de l'épaule, dans toute leur
hauteur.
Une fois tranquille et libre, dans un si bon air, une si belle
lumière et une activité aussi saine, la population du village et
des alentours ne pouvait qu'augmenter : elle s'accrut bientôt, en
effet, et, depuis, n'a pas cessé de le faire. Il faut dire aussi
qu'on se marie jeune à Salvan, plus jeune que dans beaucoup de
villages voisins ; et si les enfants sont peu nombreux dans chaque
ménage ; du moins ils poussent dru, deviennent des hommes solides
qui ont coutume de fournir vigoureusement leur carrière, jusqu'au
bout et sans broncher.
Cependant la prospérité elle-même ne laissa pas d'amener une lutte
d'un autre genre, non plus entre les hommes, mais contre la nature :
la lutte pour les moyens d'existence. Les bons Salvanins apprirent
par l'expérience la fameuse loi de Malthus, celle-là même d'où
sont nées les hardies hypothèses de Darwin ; loi fatale qui
condamne la population à s'accroître beaucoup plus rapidement que
les produits qui doivent la nourrir. Sans savoir que cette loi fût
formulée en chiffres dans des livres, ils en éprouvèrent toute la
rigueur, et eux aussi durent commencer à combattre pour la vie. Mais
la lutte n'était point sanglante cette fois, et il n'y succombait
que des paresseux.
On se mit donc à tirer parti de toutes les ressources. Sur le
plateau, on étendit les cultures jusqu'à l'extrême bord, en des
endroits vertigineux où d'étroites bandes de terrain penchent déjà
sur l'abîme du Trient du haut de parois effrayantes. Près du
village, entre les mamelons de rochers moutonnés, on mit à profit
tous les creux où l'ancien glacier avait laissé un peu de limon ;
couches minces, simples pellicules recouvrant le roc dur et qu'il
faut bien fumer. Malheureux glacier ! que n'en a-t-il laissé
davantage de ce fin limon du Mont-Blanc, riche en alumine et si
fertile à la culture !
Dans beaucoup de vallées des Alpes, l'exploitation des forêts est
une grande ressource pour les habitants. Ce n'est point le cas des
Salvanins : celles dont il leur serait facile de profiter
appartiennent à Martigny, et quant à la belle forêt qui domine le
village, elle est sacrée, c'est une de ces forêts protectrices
qu'on ne saurait assez respecter. Sans elle, que serait Salvan ?
C'est elle qui arrête les grandes avalanches du Tzâroue, et les
gros blocs qui de siècle en siècle se détachent du dangereux
Scex-des-Granges, menace toujours suspendue au-dessus de la tête des
Salvanins. Qu'on détruise cette forêt tutélaire, et le riant
plateau cultivé et plein de vie ne sera qu'un champ de sauvages
débris. Toutefois, s'ils respectent leurs propres forêts, plusieurs
hommes du village s'engagent comme bûcherons dans les grandes
coupes, souvent désastreuses, que fait la commune de Martigny, de
l'autre côté de la gorge ou vers la Tête-Noire. Quelques-uns sont
flotteurs, et se distinguent entre tous par leur courage et leur
habileté à ce métier, si dangereux sur le Trient.
D'autres, et en grand nombre, travaillent à l'exploitation des
ardoises. Il y a longtemps que, près du chemin qui monte au village,
on avait découvert entre les schistes micacés un filon de bonne
ardoise. On l'avait assez vite épuisé. Mais un beau jour, on en
découvrit un second, puis un troisième, puis d'autres encore.
C'était une petite fortune ; car cette ardoise est fine,
d'excellente qualité, et trouve un facile débit dans les cantons de
Vaud, de Fribourg et de Genève. Pour encourager ces trouvailles, la
commune décida que les carrières appartiendraient à ceux qui les
auraient découvertes, libre à eux de s'associer avec d'autres pour
en tirer profit. Cette exploitation, chaque année plus prospère,
ôta à la culture et aux soins du bétail un certain nombre de bras
: les femmes et les enfants de ceux qui passaient la journée aux
carrières devaient travailler double pour venir à bout de tout
l'ouvrage : mais on n'a pas peur du travail à Salvan.
Aux plus pauvres familles, il s'offre encore d'autres moyens
d'existence: elles vont, en été, garder les vaches dans les vallées
voisines, en Savoie, dans l'Entremont et jusque dans le pays d'Aoste.
Quelques-unes, se fiant à la vigueur de leurs bras et à leur âpreté
au travail, tentent d'affermer des propriétés à la plaine, dans le
canton de Fribourg, mais souvent leur naïveté y est victime
d'indignes spéculations.
Des jeunes gens, se sentant à charge à leur famille, émigrent de
temps en temps, la plupart en France, où ils exercent la singulière
industrie d'enlever le tartre qui se forme sur les parois des
tonneaux. Quelques-uns essaient de l'Amérique, mais reviennent le
plus souvent traînant l'aile et tirant le pied.
Quant aux femmes, dans tous les ménages elles font leur large part
de la besogne. L'été, aux champs, elles ne travaillent pas moins
vigoureusement que les hommes, et durant les longs mois de l'hiver,
elles s'occupent à filer, comme on le fait presque partout dans les
montagnes; la plupart, en outre, tissent de belle et forte toile qui
se vend à Martigny, à Saint- Maurice et jusqu'à Bex.
Mais de toutes les ressources, pour ces montagnards, le bétail reste
toujours la principale et la plus facile. Chaque famille a ses vaches
et ses chèvres ; plusieurs ont des moutons. On en aurait bien
davantage si on avait de quoi les nourrir en hiver. C'est la seule
mais fatale limite de cette richesse; car si, l'été, le bétail
trouve une herbe abondante dans les beaux alpages environnants, le
reste de l'année il n'a, pour toute nourriture, que ce qu'il trouve
à brouter autour du village au printemps et en automne, et le foin
ou « la feuille » qu'on a recueillis pour les quatre à cinq mois
pendant lesquels la neige le tient enfermé.
Le nombre de bêtes qu'on peut garder se mesure à ce qu'on a fauché
d'herbe dans tous les rochers accessibles. Aussi, pendant les beaux
jours, les Salvanins qui ne sont pas occupés à la garde des
troupeaux dans les hauts pâturages sont-ils dispersés partout,
faisant les foins, coupant et apportant de l'herbe pour ces
approvisionnements d'hiver.
Dans les années rigoureuses, où la neige reste plus tard qu'à
l'ordinaire, il y a famine et détresse dans les étables. Alors, dès
la première poussée de gazon, les jeunes gens, ceux qui ont le pied
le plus sûr, vont jusque sur le flanc des plus dangereux précipices
de la gorge, couper les moindres touffes de cette herbe nouvelle.
S'il le faut, ils se suspendent à une corde pour aller trancher avec
leur faucille un peu de gazon qui verdit sur une étroite saillie, à
cinq ou six cents pieds au-dessus du noir Trient qui gronde dans son
abîme.
Tout cela, il est vrai, on le voit dans beaucoup d'autres localités
des Alpes, bien qu'il y en ait peu où l'on s'expose à autant de
dangers pour atteindre à une touffe d'herbe ; mais ce qui se voit
moins, c'est une position comme celle de Salvan, qui rende les
approvisionnements aussi difficiles. Son étroit plateau est suspendu
comme une corniche à mi-flanc de la montagne; au-dessus s'élèvent
des pentes rapides, au-dessous s'ouvre l'abîme du Trient; et les
malheureux Salvanins ont aussi souvent affaire au fond de la grande
gorge qu'au sommet des plus hautes forêts. A tout propos, ils
doivent monter ou descendre. Et ce n'est pas seulement le foin et la
feuille qu'il faut ainsi porter à travers monts et vaux, c'est la
litière, c'est le bois pour la provision du foyer, sans compter tous
les produits qu'on tire de la vallée du Rhône ou qu'on y descend.
Fatigantes corvées, par d'aussi rudes chemins ! car, sauf celui de
Vernayaz, ils sont tous trop rapides et trop mauvais pour les bêtes
de somme; naguère, il n'y en avait pas une dans tout le village, et,
jusqu'au labour, tout s'y fait à la force des reins et des bras.
Porter, porter toujours, est donc la condition indispensable de la
vie du Salvanin et l'occupation qui remplit une bonne part de ses
journées. Son paillet, sorte de petit sac rempli de paille,
qu'il pose sur ses épaules en guise de coussin, ne le quitte presque
jamais, c'est le fidèle compagnon de sa vie ; aussi ces montagnards
sont-ils des porteurs comme il y en a peu dans les Alpes. Tout le
monde, dans le village, excelle à ce rude exercice, et les femmes y
prennent une large part, comme aux autres travaux. Cent livres, foin
ou bois, est une charge commune qu'on voit même sur les épaules des
garçons de quinze ans. Et souvent par quels sentiers ! Il en est où
bien des touristes, libres de leurs mains et ne portant que leur
personne, n'oseraient jamais passer : tel est celui des Vannes, qui
serpente, large comme la main, à travers le mur de rochers d'où la
cascade de Pisse-Vache tombe sur la plaine.
Il arrive parfois qu'au bord d'un précipice, la charge se heurte ou
s'accroche à une saillie de rocher, et s'en va rouler dans l'abîme.
Il peut arriver aussi que le porteur l'accompagne, s'il ne sait la
lâcher à temps. De tels accidents ne sont pas rares, et donnent du
sérieux à ces corvées : sur la plupart des mauvais sentiers, on
vous montrera quelque mauvais pas auquel s'attache un funèbre
souvenir.
Ce sont ces « voyages » toujours pénibles et parfois dangereux,
qui rendent l'existence particulièrement dure aux Salvanins. Il y a
tant à porter avant d'avoir bien approvisionné le village pour
l'hiver, que tous, jusqu'aux vieillards et aux enfants, doivent
prendre leur part de la tâche. Aux jours de grandes corvées, où
tout le village est dispersé sur les pentes, il faut voir les hommes
les plus robustes, à moitié ensevelis sous une charge de foin de
cent cinquante livres, descendre, tout ruisselants de sueur, le rude
sentier de la forêt. Au choc de leur pas, on sent trembler le sol.
Quand ils ont passé, à distance, sous cette charge énorme, on ne
voit plus que leurs jambes : on dirait une montagne de foin qui
marche seule.
Et sur l'étroit chemin qui remonte du Trient et dont les dalles sont
usées, polies à force de passage, il faut voir aussi ces longues
processions de porteurs de tout âge, de bonnes vieilles courbées,
avançant péniblement et ayant peine à retenir de la main sur leur
tète blanchie leur charge qui vacille ; d'enfants aussi, fillettes
et garçons, petits, tout petits, mais marchant d'un pas ferme et les
reins déjà forts. Ils vont pieds nus, et sur la tête, une petite
charge de fagots ou de mousse mesurée à leur taille. La mère, qui
suit, portant aussi sa charge, les regarde d'un air de pitié. Le
sentier est rapide, la montée longue, c'est pénible ! Mais il faut
bien avancer ; cette corvée, c'est le pain, c'est la vie de la
famille.
Pauvres petits pieds nus ! que de fois, dans leur vie, ils fouleront
ces mêmes pierres et remonteront ce rude sentier ! que de pénibles
voyages ils auront à faire encore avant d'aller à leur tour se
reposer sous le gazon près de l'église, là où dorment ceux qui, à
force de monter comme eux, les ont usées, ces pierres du chemin !
Ainsi rompus aux fatigues dès leur première enfance, et laborieux
comme ils le sont tous, les Salvanins sont parvenus à remporter
pleine victoire sur cette sauvage nature où ils ont voulu vivre.
L'équilibre s'est maintenu entre l'augmentation des besoins et celle
des ressources, et, grâce à son activité, tout en croissant et
multipliant, cette petite population trouve le moyen de ne pas vivre
trop mal. On n'y connaît pas de riches, mais guère de pauvres, non
plus: sans qu'aucune famille puisse se dispenser du travail, la
plupart sont à leur aise. Les mieux rentes achètent autour de
Martigny des vignes, qu'on leur cède à bas prix; une ou deux fois
l'an ils descendent les voir, le reste du temps ils les laissent
pousser comme elles veulent. Les vendanges arrivées, ils n'ont qu'à
presser de belles grappes venues toutes seules sous ce beau soleil du
Valais, et ils remontent au village avec du vin pour toute leur
année. Ceux qui en recueillent plus qu'ils n'en peuvent boire ne
manquent pas d'acheteurs.
Somme toute, le village n'a jamais été plus prospère et n'a jamais
dû offrir au voyageur un aspect plus vivant ni plus gai. C'est
surtout le matin qu'il faut le voir, à l'heure où les premiers
rayons encore dorés viennent l'éveiller et le faire sourire. Ses
chalets, groupés dans l'angle nord du grand carré de verdure, et
s'étendant en deux bras sur les deux bords, se serrent
fraternellement et laissent entre eux des ruelles tout juste assez
larges pour qu'on y puisse passer avec les fardeaux. Immédiatement
au-dessus, jusqu'à la lisière peu éloignée de la forêt, des
champs cultivés s'étagent en petites terrasses inclinées. Comme
tout village bien pensant, il se serre autour de son église, de sa
chère église au clocher svelte, bien blanche et veillant de haut
sur les toits paisibles. Chacun de ses chalets de mélèze bruni
offre au soleil ses galeries, où sèchent, protégées par le large
auvent, les récoltes étalées par petites gerbes; son jardinet
soigné et fleuri, sa ruche peuplée d'abeilles, et son abondante
provision de bois empilée pour l'hiver. A cette heure matinale,
au-dessus des grands toits proprement et pittoresquement couverts
d'ardoise brute, les petites cheminées laissent échapper leurs
fumées bleues ; de tous les foyers on les voit monter légères et
douces, révélant la vie de l'intérieur. Si l'air est calme, elles
s'unissent et forment au-dessus des toits comme un voile de gaze
azurée qui se soulève lentement et semble prendre plaisir à
flotter au-dessus du village avant de le quitter. Dans les prés, les
herbes encore humides étincellent aux clairs rayons du premier
soleil. Le bruit gai des eaux vives qui courent dans de petits
canaux, ces cultures soignées et prospères, ces gens qui de bonne
heure vont et viennent autour des maisons et dans les champs, tout
annonce une grande famille de travailleurs heureux.
Vraie famille, en effet, car il y règne entre tous une entente et
une cordialité qu'on ne trouvera pas souvent ailleurs; et le
meilleur de la fortune de Salvan, ce n'est ni son joli plateau tout
couvert de cultures, ni ses alpages, ni son bétail, ni ses toiles,
ni ses ardoises, c'est bien cet esprit qui fait une seule grande
famille de tous ses habitants. Ils le doivent en partie, sans doute,
à la bonté naturelle de leur caractère , mais beaucoup aussi à la
situation toute particulière qui a isolé et comme suspendu ce nid
heureux et plein de vie au milieu d'un pays de précipices. Il a dû
naître des difficultés mêmes de la vie en cet endroit, car toutes
ces rudes corvées, tous ces dangereux voyages en commun le long des
abîmes rapprochent les hommes, en leur donnant chaque jour
l'occasion de s'entr'aider.
On le sent, cet esprit de famille, rien qu'à entrer dans le village,
rien qu'à en voir de près les chalets : ils ont tous un certain air
d'abandon et de bonté. On le devine encore à la démarche libre et
confiante des gens qui passent ; on le lit dans tous les yeux et
jusque sur l'enseigne de la principale auberge, la vieille auberge de
l'Union. Enfin, il se montre dans la disposition intérieure
du village lui-même, qui offre au centre une petite place carrée
presque complètement fermée par l'enceinte des maisons. Cette
place, sorte de grande salle commune à ciel ouvert, est le foyer à
la fois public et intime de la grande famille, le cœur de Salvan.
Celui qui s'y est assis aux différentes heures de la journée et
pendant les diverses saisons, connaît toute la vie des Salvanins.
C'est là que passent à tout instant hommes et femmes chargés de
leurs fardeaux, c'est là que défilent les carriers qui rentrent le
soir fatigués, un peu pâlis d'avoir travaillé sous terre, et les
vêtements tout gris de la poussière des ardoises; c'est là aussi
que, la journée finie, les enfants jouent, tandis que jeunes gens et
jeunes filles se lancent des œillades, se font des agaceries, et que
les vieux, assis à l'écart et repassant leurs souvenirs, regardent
en souriant s'ébattre la génération nouvelle.
Pour qui aime le spectacle de la vie rustique, c'est du matin
jusqu'au soir un perpétuel divertissement que les scènes de cette
place.
La première, dès l'aube, c'est le départ des chèvres. Il faut
être matinal pour y assister, mais quand une fois on l'a vu, on
s'empresse de sauter à bas du lit chaque matin pour courir le
revoir. Il fait à peine jour qu'on entend au bout du village sonner
le cornet du chevrier, qui avertit les ménagères. Aussitôt, de
toutes parts, les petites clochettes de tinter et les chevrettes
d'accourir sur la place, seules ou par groupes, légères,
proprettes, fringantes, et prêtes à aller se percher où l'on
voudra. Elles arrivent en foule de tous les chalets ; les plus
mutines conduites par une femme ou un enfant encore mal réveillés,
qui les mènent par une corne et viennent les mêler au troupeau. Il
y en a de blanches, tout à fait blanches, il y en a de rousses, de
grises, de brunes, de bariolées et jamais deux pareilles; chacune a
sa physionomie, son port de tête, ses allures, sa manière de vous
regarder avec ses yeux jaunes, à la fois bizarres et doux.
D'ailleurs, toutes sont chèvres de haute montagne: jambe fine,
cornes hautes et flancs légers. En quelques minutes, la place est
remplie ; le chevrier arrive, amenant lui-même une ou deux des plus
récalcitrantes. C'est d'ordinaire un garçon d'une douzaine
d'années, un bâton à la main et portant une petite boîte ronde,
la boîte au sel, passée en bandoulière derrière le dos. Il sonne
un dernier coup de cornet. Toutes ces dames sont prêtes. Alors, au
carillon des mille clochettes, cette foule comique de cornes et de
barbiches s'agite, et le chevrier montrant de son bâton la ruelle
qu'il faut prendre, toutes s'élancent, humant déjà le parfum des
bruyères, impatientes de se voir suspendues sur de beaux précipices,
et broutant à d'inaccessibles buissons.
Plus tard dans la matinée, et tout le long du jour, c'est autour de
la fontaine que règne une perpétuelle animation. Un canal, protégé
d'un petit toit d'ardoises, y sert de lavoir commun ; à côté, un
énorme tronc d'arbre, équarri et creusé, forme un long bassin où
court continuellement l'eau claire, et où le bétail vient
s'abreuver.
Le lavoir n'est jamais désert; à Salvan, on semble avoir la manie
de laver. Toutes les femmes lavent, tous les enfants lavent, et c'est
beaucoup si les hommes ne s'en mêlent pas. Quand une fois les
ménagères sont agenouillées au bord du canal, elles en ont pour
des heures à tordre, à presser, à rincer à grands coups de
battoir. Il est vrai qu'en même temps elles font la chronique du
village, car celles de Salvan sont filles d'Eve comme toutes les
autres ; mais elles la font gaiement, à très haute voix, dans leur
patois pittoresque, accidenté comme le pays, rapide et clair comme
la belle eau qui étincelle en tombant dans la fontaine. A leurs
côtés, les enfants tapent, tordent et barbotent, à qui mieux
mieux. Les plus grandes fillettes s'essaient à laver sérieusement
de vrai linge ; les plus jeunes n'en sont encore qu'aux chiffons.
D'un air très entendu, de petites matrones de quatre ans instruisent
dans les secrets de l'art un bambin qui ne sait pas parler, marche à
peine, mais qui est déjà là, accroupi, son chiffon à la main, le
plongeant et le replongeant, tapant
aussi de toute la force de ses petites mains potelées et
maladroites, toutes rougies par l'eau froide. L'eau est profonde d'un
pied, à peine circonstance heureuse, car parfois le courant emporte
le chiffon ; voulant le rattraper, le marmot se penche, et culbute
tout entier dans le petit canal. On le repêche, tout mouillé et
pleurant, sa mère le gronde et l'emmène ; une demi-heure après,
vous le revoyez à la même place qui barbote et qui tape toujours.
Vers la fin de l'après-dînée, le bétail vient s'abreuver, sauf en
été où il est dans les alpages. Alors ce sont d'autres scènes.
Voici d'abord des vaches graves et dont le caractère tranquille
inspire toute confiance ; on les laisse venir et s'en retourner
seules, et elles le font sagement. Leur démarche est belle à voir ;
elles vont d'un pas de philosophe, dodelinant de la tête, et le
regard perdu dans d'insondables méditations ; rien ne saurait les
distraire dans leur route ; parfois, tout au plus, l'une d'elles, à
la fontaine, interrompant le cours de ses graves pensées, allonge la
tête vers un génisson qui s'abreuve vis-à-vis d'elle, le flaire,
le regarde en clignant doucement de ses grandes paupières, puis, par
une fantaisie toute maternelle, se met à le lécher tendrement.
Mais voici de jeunes veaux qui accourent follement la queue en l'air,
caracolant, lançant des ruades. Tout à coup, ils s'arrêtent
effarés, les jambes de travers, le cou penché, regardant dans
l'espace on ne sait quoi qui les effraye. Un moment après, une vache
noire et méchante, qui s'est échappée sournoisement, court sus à
une rivale qu'elle a vue venir. C'est entre elles vieille haine ; il
n'est cris ni coups de trique qui les puissent arrêter. La place
devient une arène ; les deux bêtes s'élancent, échine courbée,
tête basse, cornes en avant ; de tout leur poids elles se heurtent.
Au coup sourd qu'on entend , on croit qu'elles se sont brisé le
crâne. Mais non, les voilà qui reculent et recommencent. Enfin, à
force de cris et de taloches, on finit par les séparer.
Et au milieu de ce carrousel, à travers les ruades de ces énormes
bêtes échappées, les bambins trottinent et se sauvent, à peine
effrayés ; les bêtes beuglent, hommes et femmes crient, et les sons
éclatants du patois salvanin ajoutent à ce divertissant tumulte.
Ces scènes de la place donnent mainte occasion d'observer la
population elle même, sa physionomie et son caractère. Le type
n'est pas sans mélange ; on a même quelque peine à en discerner
les traits essentiels. Ce sont peut-être les femmes qui le révèlent
le mieux. La plupart ont des traits réguliers et fermes, souvent un
beau front, des sourcils noirs, bien marqués et purs, de grands yeux
noirs veloutés, avec un rayon de feu méridional à demi voilé par
des paupières modestes. S'il est à Salvan un caractère commun à
tous les visages, c'est un air avenant et ouvert, naïf et bon
enfant, qui gagne de prime abord la sympathie. Mais la lutte
perpétuelle qu'il faut soutenir contre la montagne donne aux adultes
une expression de fatigue, et aux enfants des traits d'une précoce
maturité. Un garçon de douze ans a le regard positif et sérieux,
le pas ferme, le geste sûr d'un homme de quarante; et les fillettes
ont des airs de petites mères qui ont pris au plus grand sérieux
les soucis et les travaux du ménage ; de bonne heure leur visage se
ride, à vingtcinq ans bien peu sont restées jeunes. Chez tous,
enfants ou adultes, on sent à la démarche, au port de la tête et
des reins l'habitude des lourds fardeaux.
Et cependant, chacun a l'air de prendre gaiement cette rude vie ; les
voix qu'on entend toute la journée sur la place, voix claires et
bien sonnantes, ont des intonations franches et hardies annonçant
que le ressort intérieur n'est point détendu. On chante peu, il est
vrai ; peut-être est-ce défaut de penchant musical, peut-être
aussi est-ce à cause du vague sentiment de la proximité du Trient
et de ses grands abîmes.
Le dimanche et les jours de fête, la jeunesse danserait volontiers ;
mais les arts n'ont pas toujours le temps de fleurir au village, les
ménétriers y sont rares, et voici plusieurs années qu'on n'en a
plus ; le dernier a péri dans les rochers de Van-Haut où il coupait
de l'herbe sur une vire*
trop étroite.
Pour les hommes d'âge mûr, la distraction préférée, c'est le
tir. Ils y sont d'une rare habileté, et ils font volontiers leurs
preuves ailleurs que sur des cibles : le vieux Revaz, des Marecottes,
en était naguère à son six cent vingtième chamois, dans un pays
où les chamois ne sont plus communs. Une autre distraction, bien
chère aussi à la plupart, c'est le cabaret. Mais ils n'y vont que
le dimanche, et, sans y être précisément sobres, ils n'y font
guère d'excès, car ils entrent moins pour boire que pour causer
avec les parents ou les amis venus d'un hameau voisin et qui passent
la journée « en ville. » Le Salvanin est causeur, mais de ces
causeurs qui écoutent aussi volontiers qu'ils parlent. Avec les
étrangers, il est liant, mais timide ; ïl se fait une si haute idée
des gens venus des grandes villes, que devant eux il a honte de son
ignorance et de la grossièreté de sa vie alpestre. Aussi ne les
invite-t-il guère à entrer dans sa maison, et s'il le fait, ce ne
sera qu'après force excuses sur la pauvreté du logis. Il ne se
doute pas du charme qu'il y a pour nous, gens des plaines, à
pénétrer dans un de ces intérieurs et à respirer le parfum de
cette simplicité montagnarde !
Profitez cependant de l'occasion, si elle vous est offerte, et entrez
dans un de ces bons vieux chalets. Murs et mobilier, tout y est de
bois, simple et nu, mais délicieusement bruni par le temps ;
d'ailleurs tout est propre : les rideaux sont blancs, les petites
vitres claires, les meubles nets et bien rangés ; peu de chaises,
plutôt des bancs. Près de la fenêtre, un rouet ; au fond de la
chambre le bon poêle à gradins, sur lequel les enfants aiment à se
jucher dans les veillées d'hiver ; à certaines places plus foncées
de couleur, on devine les encoignures préférées, les carreaux qui
donnent aux mains la chaleur la plus douce. Après le lit — un
grand lit si haut qu'il faut bien être montagnard pour y pouvoir
grimper — le meuble capital est la grande armoire de famille ; elle
est en noyer verni, et paraît neuve encore, bien qu'elle ait servi à
plusieurs générations ; c'est qu'on la respecte et qu'on ne l'ouvre
jamais qu'avec égard et lenteur ; les montagnards n'ont pas de ces
mouvements pressés et brusques par lesquels nous fatiguons si vite
tout ce qui est à notre usage. Peut-être aura-t-on occasion de
/ouvrir devant vous, cette armoire ; alors vous la verrez remplie
jusqu'au haut d'une provision de linge bien empilé, d'un blanc un
peu roux, mais solide, car il est fait de cette forte toile qu'on
tisse dans le village. Chaque détail respire l'esprit d'ordre et de
propreté, le contentement facile, l'honnête aisance de gens sages
et économes, qui apprennent et rapprennent chaque jour le prix des
choses, et ce qu'il faut de lourds voyages par les sentiers de la
montagne avant de gagner de quoi s'assurer un peu de repos sur ses
vieux jours.
Aussi n'a-t-on rien dépensé pour le luxe : voyez plutôt, près de
la fenêtre, ce petit miroir acheté à une foire de Martigny, et
fait pour inspirer la modestie ; il aurait probablement sauvé le
malheureux Narcisse. Tout au plus, chez les plus aisés,
trouverez-vous en guise de tableaux des estampes coloriées,
proprement encadrées de bois noir et recouvertes d'un verre qui les
met à l'abri des mouches. C'est peut-être Napoléon Ier et
les grands traits de son histoire ; car elle a fait beaucoup de bruit
dans ces montagnes, et du haut des rochers qui dominent la vallée du
Rhône, on a pu voir passer comme un fleuve d'hommes la grande armée
qui allait franchir le Saint-Bernard. — Mais le plus souvent ce
sont des images saintes, groupées près du lit, autour d'un crucifix
et d'un petit bénitier que surmonte un rameau de buis. On y voit
saint Jean-Baptiste vêtu d'une peau de mouton, le petit Jésus, doux
et rayonnant, ouvrant ses yeux profonds et tendant ses bras aux
hommes ; Marie, surtout, Marie la Vierge si aimée, entr'ouvrant sa
poitrine et montrant son cœur percé de sept poignards par les
iniquités du monde. Toujours aussi, au-dessous du bénitier, est
suspendu un chapelet révélant de pieuses et journalières
pratiques. Car la foi catholique a de fortes racines à Salvan, elle
y est de ferme et très antique tradition : ces contrées furent
évangélisées des premières, peut-être dès l'an 58; en 349
l'évêque saint Théodore siégeait tout près, à Martigny.
L'abbaye de Saint- Maurice est la plus ancienne de l'Occident et en
fut longtemps la plus célèbre ; et c'est là, au pied des énormes
assises calcaires de la Dent-du-Midi, que Maximien, faisant égorger
la glorieuse légion thébaine, envoya au ciel six mille six cents
martyrs*.
Ce souvenir sacré, toujours conservé et souvent rappelé dans les
prêches, a dû être une source vive où se retrempait la foi des
contrées voisines, et en particulier celle de Salvan.
D'ailleurs, sous la longue et vigilante tutelle des abbés de
Saint-Maurice, quel souffle étranger aurait pu venir troubler le
catholicisme salvanin ? Il est donc resté longtemps pur, naïf et
bien vivant, et c'est seulement de nos jours qu'il commence à
s'altérer dans une partie de la population. Le dimanche, cependant,
au son des carillons gais et presque dansants que le petit clocher
lance à toute volée, on voit par tous les chemins arriver très
fidèlement et d'un air recueilli, des familles de montagnards, des
femmes surtout, tenant leur chapelet à la main et leur livre de
prières pieusement serré contre leur sein. Plusieurs ont fait trois
ou quatre lieues pour venir entendre la messe. Peu à peu la place se
remplit: les hommes se groupent et causent, mais sans bruit et
presque à voix basse ; les femmes entrent sans tarder et vont
s'agenouiller sur leurs bancs , car elles ont toujours tant de choses
à dire à la Vierge et aux saints ! Cependant, lorsque le moment de
l'office approche, les hommes à leur tour se dirigent vers le
portail de l'église, tout grand ouvert, et laissant voir au fond
l'autel garni de fleurs et les cierges qu'on allume : un à un, ils
entrent en se signant et fléchissant gauchement leurs rudes genoux.
Les derniers coups du carillon mourant vibrent encore dans l'air,
l'église est pleine ; les nouveaux arrivants se serrent autour du
portail ; un grand silence se fait, et, du dehors, on entend la voix
du prêtre entonner la sainte messe. Des chantres, d'une voix rude
mais parfois belle, chantent en latin des répons qu'ils ne
comprennent pas.
Au milieu de l'office, le curé monte en chaire et fait un court
sermon. Les jours où il voit le monde en noir, et ce sont les plus
nombreux, il se déchaîne contre l'impiété et les noirceurs de ces
bons Salvanins ; il leur ouvre l'enfer tout béant, il en fait monter
jusqu'à eux d'effrayantes bouffées de flammes avec les cris des
damnés et les ricanements des démons. S'il est de bonne humeur, au
contraire, il monte avec eux l'échelle de Jacob, leur entr'ouvre le
paradis, leur en montre les inépuisables splendeurs, la foule
sublime des saints et des anges au pied du trône de Dieu, et
toujours Marie, la douce Vierge si ac cessible aux humbles, et qui,
pour eux, obtient tout de son Fils bien-aimé. Au temps des
élections, il lui arrive souvent de mêler à tout cela des
allusions politiques, et de faire entendre à son troupeau qu'il
s'agit de voter pour le ciel ou pour l'enfer.
La messe finie, aux jours de grandes fêtes, a lieu une procession
autour de la place : au son des hymnes en latin, un peu estropiées
mais chantées à l'unisson d'une voix forte et de tout cœur, la
foule serpente deux ou trois fois, à pas lents, suivie du curé en
chasuble, du vicaire, du porte-croix, des chantres, des enfants de
chœur en surplis, de la bannière dorée et des cierges allumés en
plein soleil.
Telle est leur religion naïve mêlée d'un peu d'idolâtrie.
Peut-être n'en est-elle pas moins vraie après tout. Qu'est-ce donc
que la religion, si ce n'est, sous n'importe quelle forme|, un élan
d'amour vers de saintes hauteurs ? et qui osera dire n'avoir jamais
pensé, dans cet élan, qu'à la seule et véritable image de Dieu ?
Aux froids docteurs de distinguer entre Dieu et les autres
personnages célestes, à l'orgueil de mesurer la Vierge et les
saints et de trouver qu'ils n'ont qu'une taille humaine. Pour ces
humbles montagnards, le paradis, qu'ils rêvent et auquel ils
aspirent, est si haut, il est illuminé d'une telle splendeur de
gloire et de félicité, qu'en leur éblouissement ils n'essaient
point de distinguer le roi de la fête des brillants serviteurs qui
l'entourent. Marie, Joseph, saint Pierre, saint Jean, saint Maurice,
maintenant transfigurés, sont des grands, des saints, à jamais purs
et illustres; tandis qu'eux, pauvres gens de la montagne, ils sont
des petits, des simples, de grossiers et misérables pécheurs. A
quoi leur servirait de distinguer ? Ce qu'ils voient avant tout,
c'est ce ciel ineffable auquel tendent tous leurs désirs, cette fête
éternelle et lumineuse, où, à leur tour, revêtus de splendeur, il
leur sera donné de se mêler à la foule bienheureuse et de se
reposer à jamais dans la joie. Et cet espoir est pour eux un soutien
dans les rudes corvées. Sans doute plus d'une de ces bonnes vieilles
qui remontent péniblement, peut-être pour la millième fois, le
sentier escarpé de la gorge, pense par moments au ciel, et alors sa
charge lui devient un peu plus légère.
Ce serait se faire illusion, cependant, de croire que tous font de ce
beau rêve le guide de leur vie : c'est le cas d'un petit nombre
d'âmes, les meilleures et les plus humbles; le reste se conduit
peut-être moins dans l'espoir du ciel que dans la crainte de l'enfer
; et même, comme partout, il y en a qui ne croient plus ni à l'un
ni à l'autre. Signe grave pour Salvan, le nombre de ces esprits
forts augmente de jour en jour. On en voit beaucoup plus qu'autrefois
qui rient et causent pendant la messe, et qui, au sortir de l'église,
ne craignent pas de gloser sur le sermon. Le curé, du haut de la
chaire, se voit obligé de tonner de plus en plus fort contre les
incrédules pour se faire écouter. Il le fait quelquefois avec une
belle énergie, et il a des traits d'à-propos et d'éloquence que
Bridaine n'eût pas désavoués. Un jour, entre autres, des esprits
forts du village sortaient au milieu d'un sermon qui les avait trop
directement touchés.
— Allez, fit le curé en les suivant d'un regard sévère et d'un
geste prophétique, allez !.... Vous pouvez sortir de l'église....,
mais je vous déclare que vous ne sortirez pas de l'enfer !
La marée de ce qu'on appelle le progrès et de ce qui l'est
peut-être, après avoir presque tout transformé dans les villes et
les campagnes de la plaine, aborde maintenant la montagne. Chaque
jour, elle monte plus haut sur le flanc des Alpes; déjà elle a
pénétré au cœur de bien des vallées, et il n'est guère d'abri
si reculé qu'elle n'ait un peu touché de ses flots. Elle monte, et
devant elle la naïve religion d'autrefois, les mœurs antiques, les
traditions de simplicité, et trop souvent aussi d'honnêteté,
reculent et s'évanouissent. Voici qu'elle aborde ce Salvan, naguère
si rustique; il change, il a déjà changé même, et la description
qu'on vient de lire, va devenir d'année en année moins fidèle.
Ici, comme ailleurs, cette transformation s'est accusée tout d'abord
dans l'habillement. Voyez cette foule qui vient encore assez
régulièrement le dimanche à l'église, cherchez-y le costume de
jadis. Les hommes, déjà, ne l'ont plus ; tous ont abandonné
l'habit brun, à queue et à grands boutons dorés, la culotte
étroite, les bas blancs et bien tirés , les souliers à boucles, et
si ce n'était un ou deux vieillards qui en ont conservé quelque
partie, vous ne vous douteriez pas que tel fut autrefois le costume
des Salvanins. Les femmes seules y sont restées plus fidèles.
Contrairement à ce qui se passe à la plaine, elles sont les
dernières à se laisser gagner aux modes nouvelles. Vous les voyez
encore pour la plupart avec leur jupe courte, leur corsage noir serré
à la taille, leurs manches bouffantes, et coiffées du bizarre
chapeau valaisan, qu'entoure une épaisse couronne de ruban plissé.
Avec cette divination du cœur, particulière aux femmes, elles
sentent que l'habit de la plaine amène les idées et les vanités de
la plaine, qu'entre ses plis et sous sa doublure se glissent
l'incrédulité et les mœurs de nos grandes villes, ces mœurs dont
le curé parle avec tant de colère. Elles aussi, bien certainement,
sont vaines à leur manière; dans la grande armoire de famille,
toute jolie fille de Salvan possède, n'en doutez pas, deux ou trois
garnitures de riche ruban brodé d'or, de quoi en changer son chapeau
chaque dimanche. Mais elles tiennent à leur ajustement montagnard,
parce qu'elles tiennent aux coutumes et à la religion de la
montagne. Cependant, ce flot qui monte les gagnera une à une, et
celles qui ont à leur chapeau valaisan les plus belles garnitures
seront certainement gagnées les premières.
Cette inexorable marée du progrès et des mœurs modernes, bien des
causes à la fois l'amènent à Salvan ; les plus apparentes sont
peut-être le chemin de fer, les journaux, mais pardessus tout les
étrangers. Depuis quelques années ils se sont aperçus que la
Forclaz n'est pas la seule route par laquelle on puisse aller à
Chamonix, que par Salvan le chemin est aussi court et pour le moins
aussi beau. Alors la commune, qui déjà avait eu l'idée d'exploiter
les gorges du Trient en y construisant une galerie visitée
maintenant chaque année par dix mille voyageurs , a fait changer le
vieux sentier, si mauvais, en un bon chemin uni, large et commode, où
peuvent passer les mulets ; c'est le chemin actuel, si pittoresque
dans les cinquante-trois contours qu'il fait en une lieue de montée.
Cette innovation a eu plein succès. Chaque jour, dans la belle
saison, de brillantes caravanes traversent le village et même s'y
arrêtent une heure ou deux pour s'y rafraîchir. En voyant passer
ces heureux voyageurs, à qui la vie semble si facile et dont la main
n'a qu'à s'entr'ouvrir pour laisser tomber de l'or, les Salvanins se
prennent à songer. Ils considèrent leur existence si pénible, si
chèrement achetée, leurs rudes corvées à travers les mauvais
sentiers de la montagne, et ils sentent naître en eux des désirs
tout nouveaux ; ils entrevoient une manière bien plus lucrative et
plus facile de gagner leur vie, ils prennent en dégoût le paillet,
et se laissent aller à l'espoir d'en finir bientôt avec leurs
éternels voyages.
Il leur faudrait vraiment bien de la vertu pour résister à cette
séduction. Les enfants mêmes l'éprouvent aujourd'hui. Asseyez-vous
à côté de ce gamin qui, au bord du sentier, vient de poser sa
lourde charge; si vous parvenez à le faire causer, au bout d'un
moment il vous dira en poussant un soupir : « Tout de même, la vie
est bien pénible à Salvan; il faut tant travailler! porter tant de
voyages ! » — Et puis, il reprendra probablement après un moment
de silence : « Au moins si nous pouvions avoir une bonne route pour
les voyageurs, comme à la Forclaz ! Eux, ils ont une route à
chars; c'est pour ça qu'il y passe tant de monde, et des plus
riches, de ceux qui vont en voiture jusqu'à Chamonix. »
C'est là, maintenant, l'ardente ambition des Salvanins : détourner
de leur côté au moins la moitié de la foule qui, chaque année, se
jette sur la vallée célèbre ou en redescend.
Puis, on s'aperçoit aussi que Salvan lui-même pourrait bien être
un séjour agréable aux étrangers, qu'ils y trouveraient autant
d'agréments et de curiosités qu'ailleurs. Les touristes aiment,
dit-on, les grands rochers affreux, les eaux sauvages, les cascades
épouvantables, les glaciers, les sommets d'où l'on découvre
beaucoup de pays. Eh bien, où trouver de pires rochers que ceux des
gorges vus du haut du Scex, ou de la Pare ; de plus belles cascades
que celles du Dalley ; une cime d'où l'on voie plus loin de tous les
côtés que celle de la Dent-du-Midi ? sans compter la Tour-Sallière,
le Pic-de-Tanneverge, la Cime-del'Est, pour ceux qui trouvent leur
plaisir à grimper dans les précipices. Salvan ne pourrait-il pas
devenir lui aussi un petit centre pour les étrangers, être à lui
tout seul un but d'excursion ou de voyage ?
On se dit tout cela ; alors on construit un hôtel, on médite des
routes, des chemins à mulets, des pavillons; on suppute les
dépenses, les avances à faire, les chances à courir dans les
premières années, avant la vogue. Et devant ces nouvelles
ressources, les esprits les plus éveillés, les plus ardents, les
jeunes surtout, s'élancent en tendant les deux bras ; les vieux,
plus défiants, ne sachant trop où on les mène ainsi, résistent et
retiennent. Plusieurs sentent que cette fièvre du progrès est un
mal dont leur cher Salvan pourrait bien mourir. Tout au contraire de
cette génération nouvelle qui court au progrès en lui tendant les
bras, ils voudraient pouvoir reculer dans le passé et mieux s'y
cacher encore entre les replis de leurs montagnes. Il y en a qui
évitent de traverser la place lorsqu'ils y voient des étrangers;
ils s'en vont silencieusement par les ruelles étroites des vieux
chalets, jetant parfois à la dérobée un regard singulier sur ces
messieurs en voile bleu et ces dames élégantes qui descendent de
leur monture et remplissent la place de bruit et de vanité.
Et ils n'ont pas absolument tort, ces pauvres vieillards. Le vrai
Salvan simple et naïf, celui qui n'était qu'une grande famille,
unie et heureuse malgré ses labeurs, s'en ira de jour en jour.
Lentement, mais fatalement, quelque chose lui succédera qui portera
encore son nom, mais n'aura plus grand'chose de son charme rustique
d'autrefois.
On appelle avec ardeur les étrangers. — Oh ! qu'on se rassure !
ils ne manqueront pas de venir. Le chemin de Salvan vaut bien tous
ceux qui conduisent à Chamonix, et il y a], en effet, dans les
environs mêmes des sites d'une beauté vraiment rare et originale.
Puis on trouverait difficilement un séjour plus sain, plus lumineux,
plus ouvert au beau ciel du Valais, plus riant malgré les sévérités
qui l'entourent, et qui fût, comme celui-là, à la fois tout voisin
de la plaine et tout à fait retiré sur la montagne.
Oui, les étrangers viendront, ils apporteront de l'or. Mais . devant
eux, que de choses s'en iront pour ne plus revenir jamais ! Avec eux,
ils apporteront la ville, dont ils ne savent se passer. Il leur
faudra des hôtels, et pour se hâter de leur en faire, on abattra
l'un après l'autre ces antiques chalets de bois qui, dans les
petites ruelles, s'entre-soutiennent encore, penchés l'un sur
l'autre comme de vieux compagnons fatigués.
Alors, sans doute, peu d'hommes porteront le paillet; ils seront les
uns guides, les autres restaurateurs, d'autres, marchands de
minéraux, de fleurs des Alpes et de bois sculpté ; mais ce ne sera
plus seulement le dimanche et pour le plaisir de causer qu'ils iront
au cabaret. Alors aussi, sur les mauvais sentiers, on rencontrera
moins d'enfants portant de lourdes charges de litière ou de fagots;
mais on en verra peut-être, à chaque tournant de route, tendre sans
rougir la main aux touristes , en leur offrant un petit bouquet de
fleurs hâtivement cueillies dans un pré voisin.
Puis, qu'on n'en doute pas ! devant les ressources nouvelles, la
convoitise fera son œuvre ; la concurrence naîtra, il se trouvera
que le cœur humain est à Salvan ce qu'il est partout ailleurs, et
la lutte pour l'existence, de fraternelle qu'elle y était jadis,
deviendra individuelle et égoïste, et le jour, enfin, où les
voitures, pleines de brillants voyageurs, passeront au milieu du
village, le jour où une grande route ouvrira sa petite place, intime
encore et à demi fermée, cette route détruira le foyer et
dissipera pour jamais l'antique esprit de famille, l'âme du vieux
Salvan. Heureux encore les Salvanins, si quelque chose de leur
honnêteté ne s'en va pas avec les vieux chalets, les vieux costumes
et les vieilles mœurs !
Seraient-ce là des craintes vaines et une perspective assombrie à
plaisir ? Hélas ! non. Tel a été le sort de plusieurs localités
des Alpes qui ont dû leur perte à leur beauté; tel a été surtout
celui d'un village célèbre, si tristement dégénéré aujourd'hui
, et dont l'exemple est placé assez près des Salvanins pour qu'ils
en puissent tirer profit.
Mais, qui peut arrêter les choses dans leur cours ? Ce serait bien
perdre sa peine que de vouloir persuader les Salvanins qu'ils avaient
jusqu'ici la plus réelle de toutes les fortunes dans la simplicité
de leurs désirs.
* La
Tête-Noire est célèbre ; mais la Tête-de-Vannes, la
Tête-des-Larzes, la Tête-des-Crêtes, la Grand'-Tête, etc., qui
s'étagent par gradins énormes au-dessus de la cascade de
Pissevache, sont de plus frappants témoins de l'action du glacier.
* Le
mayen est le premier pâturage auquel montent les troupeaux au
retour de la belle saison, avant d'aller s'établir dans les plus
hauts alpages.
** A
une heure et demie au-dessus de Salvan, à l'entrée du vallon
d'Emaney, l'auteur a trouvé dans une fente de rocher, au milieu de
la forêt, une hache en bronze longue de 15 centimètres. Ce n'est
cependant là qu'une indice assez vague, car le fer a dû être
introduit plus tard à la montagne qu'à la plaine.
* Peut-être
ce point était-il déjà occupé par les Savoyards qui, débordant
par-dessus le col des Montets, commençaient leurs empiétements sur
les vallées voisines.
* On
sait que les montagnards appellent vires des sortes de
sentiers naturels, d'ordinaire très étroits, qui traversent les
pentes de rochers, et marquent le plus souvent la séparation entre
deux assises dont l'une est en retrait sur l'autre.
* Tradition
très controversée d'ailleurs.
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