Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Rodolfe Toepfer
1799 - 1846
Juste Olivier l'a dit dans de bien beaux vers, pour un écrivain de
la Suisse romande il y a peu de gloire à espérer, s'il ne quitte
pas son pays. Genève même, en littérature, n'a pas qualité pour
consacrer la gloire ; c'est Paris seul qui décerne les couronnes de
laurier. Il faut avouer cependant qu'on a lieu de regretter ce
qu'elles y coûtent parfois à l'intégrité du caractère et à la
fraîche originalité du talent ; et s'il est une rencontre qui fasse
plaisir, c'est celle d'un écrivain de la Suisse française qui, sans
avoir pris la peine d'aller faire sa cour au public parisien, n'en a
pas moins conquis ses suffrages. Tel est le cas de Rodolphe Toepffer.
Il a préféré vivre dans son pays natal, il n'a fait au goût
régnant aucun sacrifice, à la fortune aucune avance ; il n'a pas
même cherché à dissimuler son air provincial, et pourtant il a
reçu d'acclamation, dans la littérature française, une de ces
places de second rang si bien en vue et entourées d'une si
affectueuse estime, qu'elles ont peu à envier à celles du premier.
Toepffer naquit à Genève le 17 février 1799 dans la maison dite
de la Bourse française. Son grand-père était un simple tailleur
venu de Schweinfurth ; mais la famille mit peu de temps à devenir
tout à fait genevoise, et le jeune Rodolphe lui-même ne gardait
aucune trace de cette origine allemande ; à moins que selon
Sainte-Beuve , on n'en veuille « retrouver quelque chose dans
son talent naïf et affectueux. »
Son père, qui lui a survécu, fut un peintre de talent, et l'un des
initiateurs de l'école alpestre. C'est de lui sans doute que
l'aimable écrivain tenait ses goûts artistiques et l'ardente
passion qu'il éprouva toute sa vie pour la peinture. S'il n'avait
écouté que son désir, il se serait livré de bonne heure et
uniquement à cette passion, qui était en lui une vocation évidente
; mais son père tenait à ce qu'il achevât d'abord ses études
classiques. Le jeune Rodolphe obéit, non sans se dédommager par
maint croquis de sa plume rêveuse, sur ses cahiers et sur ses
livres.
Il avait peu de goût pour les études, sauf peut-être pour celle du
grec, qu'il fit avec zèle. Rester courbé de longues heures sur un
livre n'était point son fait. « Je n'ai jamais eu grand penchant à
lire, » avouait-il à Vinet vers la fin de sa vie. « Au bout
d'une demi-heure, — fait-il dire à Jules, qui est à bien des
égards son portrait, — mon esprit ainsi que mes yeux commence à
faire des excursions à droite et à gauche. C'est d'abord sur la
marge de l'in-quarto, où je gratte un point jaune, je souffle un
poil, je détache une paille avec toutes sortes d'ingénieuses
précautions ; c'est ensuite sur le bouchon de mon encrier tout
rempli de petites particularités curieuses dont chacune m'occupe à
son tour, jusqu'à ce qu'enfin, passant ma plume dans la bouclette,
je lui imprime une moelleuse rotation qui me réjouit infiniment... »
Cette manière de lire et d'étudier n'est pas toujours la plus
mauvaise, puisqu'elle a été celle de bien des penseurs, de bien des
poètes surtout. Toepffer en était particulièrement convaincu, et
c'est dans cette persuasion qu'il revendiquera plus tard hautement la
part de la flânerie dans toute éducation bien faite. Il n'était
pas, lui, de ces gens positifs « qui descendent la pente de la vie
sans jamais s'arrêter, dévier du chemin, regarder à l'entour ou se
lancer au delà ; » de ces « automates qui cheminent de la vie à
la mort comme une machine à vapeur de Liverpool à Manchester. » Il
voulait « faire halte pour se reconnaître, » muser, flâner tout
simplement. Car flâner, selon lui, ce n'est point perdre son temps,
c'est raviver par la naïve contemplation des choses « son âme
desséchée sur les bouquins, » c'est « finir sa vie d'emprunt pour
commencer la sienne propre ; » c'est surtout contracter la
disposition à observer, et par suite à classer, à généraliser.
Ainsi comprise , la flânerie est une autre manière d'étude,
particulièrement profitable aux esprits nés bien faits qui savent
trouver d'eux-mêmes le chemin du beau et du vrai. On a tout lieu
d'en croire le témoignage indirect de Toepffer lui-même, c'est
ainsi qu'il a flâné, et c'est dans ces heures en apparence perdues
à sa fenêtre, ou « sur la marge fleurie des ruisseaux, » qu'il a
formé en lui l'observateur et l'artiste, et qu'il a « humé » le
meilleur de son instruction. Il lui fallait l'école de La Fontaine.
De son éducation littéraire également, ce qui a le plus profité
ce ne furent pas les doctes cours de l'université, mais ses lectures
à la dérobée dans l'atelier de son père. A l'âge où le cœur
est neuf encore, il mit la main sur Florian et ses pastorales, puis
sur Héloïse et Abèlard ; ensuite vinrent Hogarth et ses
vives peintures morales, Montaigne, Rabelais et plus tard J.-J.
Rousseau. A de tels hasards de lectures, il aurait pu y avoir pour
d'autres quelque danger ; mais grâce à ses excellents instincts, il
ne vit ou du moins n'admira dans tous ces auteurs que leurs côtés
vrais et aimables.
Il est facile de voir qu'il reçut de chacun d'eux une vive
impression. On en retrouve la trace dans ses écrits. Notons au
passage ce qu'il dit quelque part de Rousseau, dont il rejetait
d'ailleurs les théories : « Pourrai-je oublier jamais que c'est ce
sincère et vigoureux champion du spiritualisme qui a été pour moi,
à l'âge des ébranlements de croyance et des témérités d'esprit,
le bouclier sauveur contre lequel frappaient sans me toucher les
flèches empoisonnées de Voltaire, de Diderot, de toute cette
phalange brillante et valeureuse de matérialistes déterminés... »
Quant à Rabelais et à Montaigne, un charme, entre plusieurs,
l'attirait particulièrement, c'était leur style. Il en aima tout
d'abord le naturel, le tour commode et familier, les savoureux
gallicismes et l'air d'antique naïveté. Ses premiers essais
littéraires furent des pastiches de ces deux écrivains, et toujours
il s'efforça de se rapprocher de l'ancienne langue, en l'étudiant
soit chez nos vieux auteurs, soit au milieu des paysans, dont il
aimait et recherchait l'entretien. C'est ainsi qu'il se forma un
style tout personnel, mais surtout archaïque, et fort voisin du
style retrouvé de P.-L. Courier, qu'il admirait vivement.
En 1819, ses études achevées, il allait s'élancer dans la carrière
de ses rêves et se donner tout entier à son art chéri, lorsqu'il
se vit arrêté par une épreuve cruelle ; une grave maladie des yeux
venait lui interdire absolument la peinture.
Il se rendit alors à Paris pour y consulter les hommes de l'art ;
mais soit manque de confiance en leur savoir, soit découragement, il
ne consulta, personne, accepta son mal et renonça tristement à
tenir le pinceau.
Cette amère déception fut comme un poison qui se répandit
désormais sur sa vie. A demi résigné cependant, il passa une année
à Paris, suivant des cours, écoutant Talma, étudiant l'antiquité,
l'art et la littérature modernes, et se préparant, faute de mieux,
à l'enseignement. Puis il revint à Genève, où il entra comme
sous-maître dans un pensionnat. Ce modeste emploi devait exercer une
notable influence sur son talent et sur sa vie, en lui donnant
l'occasion de faire avec ses élèves des voyages pédestres à
travers les montagnes. Il fit le premier en 1823. Tout sembla
conspirer pour ne lui en laisser qu'un souvenir pénible ; cependant
il sentit tout de suite ce qu'il y a de charmes dans les fatigues
mêmes, et combien, comme il le dit excellemment, « la vraie et
savoureuse mollesse n'est pas celle qui se prélasse sur des
coussins, qui se balance sur des ressorts, mais bien celle qui se
goûte sous les arbres du chemin, sur la pierre nue des montagnes, au
logis surtout, lorsqu'après l'avoir salué de tout loin, on
approche, on arrive, on franchit le seuil, on dépose havresac,
gourde et bâton, pour ne songer plus, durant douze ou quinze heures,
qu'à donner vacance à ses membres et fête à sa lassitude. » A
partir de ce moment, les voyages pédestres devinrent un des plus
grands charmes de son existence, et à la longue il les aima d'une
véritable passion.
S'étant marié, il put fonder lui-même un pensionnat de jeunes
gens. Bien qu'il fût quelque peu sévère et volontiers railleur,
ses élèves le chérissaient. Il écrivait pour leur divertissement
de petites comédies ; chaque été aussi, il les conduisait à pied
à travers le Jura, les Alpes et même l'Italie, exerçant leur
vigueur et leur enseignant les délices des haltes bien gagnées, des
repas rustiques sur le banc des chalets. L'hiver venu, il employait
ses soirées à écrire les voyages qu'il avait faits l'été ; tout
naturellement des croquis à la plume naissait au milieu de chaque
page, et il en résultait des narrations pittoresques, vivantes,
pleines d'humour et de fraîcheur, mais avant tout familières et
destinées seulement à ses compagnons de voyage et à quelques amis.
Ce ne fut que plus tard, lorsqu'il vit naître et grandir sa
réputation d'auteur, qu'il travailla avec plus de soin ces relations
illustrées, et qu'il pensa au public en les écrivant. Ainsi
naquirent les Voyages en zigzag, si répandus aujourd'hui. Il
est facile d'y signaler bien des négligences, ce n'est point la plus
parfaite de ses œuvres ; c'est néanmoins l'une des plus aimées ;
et peut-être est-ce dans ces pages écrites d'une plume libre et
familière, changeant de sujet au hasard des événements, qu'on
surprend le mieux son vrai naturel.
Vers le même temps, dans ses loisirs et en partie pour l'amusement
de ses élèves, il fit aussi ses premiers albums comiques, M.
Vieux-Bois, M. Jabot, le Docteur Festus, M.
Pencil, M. Crépin, histoires pleines de verve folle et de
fantaisies bouffonnes, dessinées à la plume avec la plus
spirituelle finesse. Tout n'y est pas folie cependant, et sous cette
délirante gaieté se cache un moraliste au regard perçant. Ce sont
de vraies comédies en images dont le héros, dans les fantastiques
aventures où il est jeté, montre à nu ses petitesses et ses
ridicules. Jamais la caricature n'a été en même temps aussi
piquante et aussi saine, aussi comique et aussi morale.
Un ami de Toepffer, Eckermann, le compagnon de Goethe durant ses
dernières années, présenta au roi de la critique quelques-uns de
ces cahiers. Goethe les admira vivement, y trouva des pages «
insurpassables, » et, peu après la mort du poète, Eckermann en
parla avec éloge dans le Kunst und Alterthum, citant les
paroles de Goethe : ce fut pour Toepffer l'aurore de la célébrité.
Mais ces croquis à la plume, et même quelques aquarelles faites
dans ses voyages, ne pouvaient satisfaire l'ardente passion qui
couvait toujours en lui ; il y donnait cours, ou plutôt il lui
donnait le change d'une autre manière encore ; dans la Bibliothèque
universelle il écrivait en vieux style des articles sur le salon
de 1826, et sur divers sujets se rapportant à la peinture ou aux
artistes. Ces pages pétillantes de verve et écrites très
rapidement sont sans doute la meilleure image de sa conversation qui,
dit-on, était pleine d'originalité et d'adorables saillies.
Abordant enfin par une autre face encore son sujet de prédilection,
il voulut faire un simple traité sur le Lavis a l'encre de Chine.
Mais, comme il le dit lui-même, sur le terrain de l'art « les
menues questions tiennent aux grosses ; » il se laissa
complaisamment entraîner des unes aux autres, et écrivit, sous le
titre de Menus propos d'un peintre genevois, tout un volume
d'études sur la peinture, une véritable esthétique. La forme
humoristique de l'ouvrage pourrait tromper sur sa valeur. Sans rien
avoir du tour abstrait et sévère des traités composés par les
philosophes, ces causeries n'en renferment pas moins quelques-unes
des analyses les plus habiles et les plus fines qui aient été
écrites sur ce sujet ; elles apportent plus d'une pierre solide à
l'édifice de l'esthétique future. Mais, avant tout, c'est l'œuvre
d'un artiste, qui ne peut parler du beau sans s'émouvoir et sans
essayer de le faire jaillir à chaque pas sous sa plume ; de là tant
de pages toutes brûlantes de sa passion pour le beau, de là aussi
tant de détours charmants, de hors-d'œuvre exquis, parmi lesquels
le chapitre sur l'âne est resté célèbre. Toepffer s'est
particulièrement complu dans cet ouvrage, il l'a caressé avec
prédilection de longues années et jusqu'à sa mort, qui nous a
privés des derniers chapitres.
D'autres travaux, cependant, et même de pure érudition,
l'occupaient aussi: il donna en 1824 une édition des harangues de
Démosthènes avec notes. En 1832, alors qu'il commençait à être
connu comme écrivain dans la Suisse française, il fut nommé
professeur de belles-lettres générales à l'Académie de Genève,
et bien qu'il ne fût pas né pour les hautes études, il sut occuper
cette chaire treize ans, aimé et respecté de ses collègues , très
attaché de cœur et d'esprit à l'Académie.
Le premier de ses ouvrages, qui annonça vraiment à la littérature
un maître nouveau, fut l'opuscule intitulé la Bibliothèque de
mon oncle (1832), formant le milieu de l'Histoire de Jules,
qu'on a depuis publiée tout entière sous ce titre. L'année
suivante, parut un autre petit chef-d'œuvre, le premier volume du
Presbytère. Dans ces deux morceaux, Toepffer se révélait
comme un humoriste original , rappelant Xavier de Maistre sans lui
ressembler, et excellant surtout à rendre les plus intimes émotions
de l'adolescence. Ces pages, restées uniques en leur genre, étaient
le fruit tardif des heures perdues à la fenêtre ou sur l'herbe des
prés, car elles ne sont guère autre chose que l'histoire même de
toutes ses jeunes flâneries.
La même année il publia Elisa et Widmer, simple et navrant
récit d'un hymen célébré au bord de la tombe. Cette veine
heureuse une fois ouverte, les œuvres se succédèrent rapidement.
De 1833 à 1840 parurent successivement : l'Héritage, la
Traversée, la Peur, le Lac de Gers, le Col
d'Anterne, la Vallée du Trient, le Grand
Saint-Bernard. Ces écrits, réunis aujourd'hui en un volume avec
la Bibliothèque de mon oncle, sont de toutes les œuvres de
Toepffer la plus populaire à l'étranger, et celle qui lui a valu
ses lettres de noblesse dans la littérature française ; les autres
n'y eussent peut-être pas suffi : il atteignait enfin à cet art
supérieur qui s'impose, à Paris comme ailleurs, en dépit de tout
provincialisme et de toute couleur trop exclusivement locale.
Un talent aussi varié que le sien devait avoir quelque peine à
trouver une forme où il pût à la fois se montrer sous ses
meilleurs aspects et s'élever à toute sa hauteur ; cette forme, il
la rencontrait dans la nouvelle, demi légère, demi sérieuse,
tantôt simple esquisse, tantôt miniature de roman, mais qui avant
tout doit être fine de dessin, et où la grâce, la sensibilité et
l'esprit sont des qualités essentielles. Et puis on peut aussi la
dessiner sur un coin de paysage, et il n'a pas perdu les occasions.
Plus châtié que dans la plupart de ses autres écrits, un peu moins
libre d'allures, on le retrouve néanmoins presque tout entier dans
ces gracieux récits. Le peintre s'y montre presque à chaque page.
Sans parler des paysages, que Toepffer excelle à faire rêver sans
les décrire, les personnages de ses nouvelles sont bien moins les
créations dramatiques d'un romancier que des portraits faits sur
nature avec sa pittoresque finesse, flamande et gauloise à la fois.
Il n'a guère fait autre chose que peindre « selon son cœur » ce
qu'il voyait autour de lui et dans les souvenirs de sa jeunesse.
L'histoire de Jules c'est la sienne ; Charles, dans le Presbytère,
sauf la situation et les aventures, c'est lui encore ; presque
toujours, du reste, il aime à parler par la bouche de ses héros ;
les figures de M. Prévère, de M. Bernier, de M. Latour, ces doux et
nobles vieillards, se confondent en une seule que l'auteur a
personnellement connue ; et quant à ses jeunes filles, la juive à
part, n'ont-elles pas l'air d'être les enfants d'un seul et même
souvenir ?
Le Presbytère, une fois achevé, forma à lui seul un volume
un peu long peut-être, mais où la vérité des caractères rachète
ce qui peut manquer à la variété.
Au milieu de toutes ces œuvres, Toepffer écrivait encore de temps à
autre dans la Bibliothèque universelle des articles de
critique, ou plutôt de véritables et mordantes satires en prose, la
plupart contre les tendances nouvelles qu'il croyait fâcheuses, et «
l'esprit du siècle, » dont il détestait les allures subversives,
la manie du progrès et la présomption.
Son nom grandissait cependant. Dès 1835 Xavier de Maistre, ayant lu
le premier livre du Traité du lavis, lui envoya une belle plaque
d'encre de Chine avec les plus sincères éloges. Plus tard, lorsque
parurent les Nouvelles, l'auteur du Voyage autour de ma
chambre reconnut dans ces pages si gracieusement humoristiques un
talent frère du sien, et le salua hautement comme son successeur.
Sainte-Beuve qui aimait alors, comme il l'avoue, à « sonner le
premier coup de cloche de la célébrité » pour le public parisien,
lui consacra un élogieux article, et dès lors Toepffer, déjà
signalé par Goethe à l'Allemagne, et doublement patronné auprès
du public de Paris, devint un auteur à la mode et prit rang parmi
les bons écrivains français.
La révolution qui éclata à Genève, le 22 novembre 1841, vint un
moment troubler sa vie d'artiste et le plonger dans la politique. Il
ne s'en mêla nullement par goût, mais pour s'opposer, de toutes ses
forces de citoyen dévoué, à des changements qu'il jugeait
dangereux pour son pays. L'un des rédacteurs les plus en vue du
Courrier de Genève, il prit une vive part à la lutte ; et
sans l'ardeur et presque la violence qu'il y mit quelquefois, on ne
se fut peut-être pas douté de tout le feu que renfermait cette âme
d'ordinaire douce et tranquille.
C'est qu'en lui le beau et le bien ne faisaient qu'un, il les aimait
d'une même passion et s'y dévouait tout entier. Or le bien, il le
voyait dans l'ordre établi, c'est-à-dire dans la continuation du
passé. Nourri presque uniquement d'antiquité et d'études
littéraires, ignorant les sciences, d'ailleurs artiste, père de
famille, et chef d'institution, voilà bien des raisons pour se
refuser aux idées nouvelles et pour être conservateur. Toepffer
l'était très décidément. Il était trop intelligent toutefois
pour ne pas comprendre la légitimité des aspirations modernes ;
mais il sentait toute la difficulté des réformes sociales : « J'ai
été de tout temps, dit-il dans une lettre, profondément
respectueux et reconnaissant pour les braves gens qui se donnaient la
peine de nous gouverner, si bien que j'ai toujours passé pour un
englué premier numéro, quand je n'étais . pourtant qu'un homme de
sens, qui, sachant combien c'est ennuyeux de gouverner, et combien il
est rare qu'on s'y prenne bien et honnêtement, avait l'esprit d'être
content comme ça et de ne désirer rien autre. »
Il croyait peu d'ailleurs aux grands résultats qu'on attendait de
l'avenir ; aussi ne pouvait-il souffrir ce progrès d'affiche, ce
progrès Panurge que proclame la foule, progrès imprudent et
fanfaron qui ne sait aller au mieux qu'en détruisant violemment le
bien, à l'avenir qu'en renversant à grand bruit le passé. Sa
droiture morale surtout se révoltait, s'enflammait d'une « sainte
et effroyable colère » en face de ceux qu'il appelait « des
ministres infidèles, des désorganisateurs de nations, des
démoralisateurs de peuples. » Et puis, il faut aussi le comprendre
pour son excuse, le peintre était au moins pour moitié dans la
haine que le conservateur avait vouée à ce progrès qui s'accomplit
toujours au rebours du pittoresque : les canaux, les chemins de fer,
les usines lui gâtaient la nature. On s'explique aisément que
l'artiste révolté mît quelque violence à combattre contre leur
envahissement.
Au sortir de cette tourmente politique, et revenu à sa vie paisible
au milieu de sa famille et de ses pensionnaires, la première chose
que Toepffer publia, fut sa narration d'un voyage fait l'année
précédente avec ses élèves autour du Mont-Blanc, son dernier
Voyage en zigzag, plus écrit en vue du public, mais non moins
naturel, et seulement plus soigné. Cette fois, mieux servi peut-être
par les circonstances, il sembla avoir voulu réunir tout ce qu'il y
a de charme dans ses autres voyages. Il y abonde en fraîches
peintures, en détails pittoresques , en figures spirituellement
dessinées ; et à certaines pages reviennent aussi des pensées plus
graves et plus pénétrées que de coutume, comme s'il avait
pressenti que ce beau voyage était bien pour lui le dernier.
La peinture et les Alpes restèrent jusqu'à la fin ses deux plus
vives passions. Les unir en une seule, et reproduire sur la toile les
grandes scènes des montagnes, eût été son rêve ; si l'infirmité
de sa vue l'empêcha de l'accomplir, il montra du moins à d'autres
le chemin du paysage alpestre , et applaudit de tout cœur aux
premières tentatives de Diday ainsi que de Calame, son ami et le
plus hardi des pionniers de l'art dans ce nouveau domaine.
Toepffer avait environ quarante-cinq ans lorsque sa santé, sans
qu'on en sût d'abord la cause, déclina d'une manière inquiétante.
C'était sans doute le contre-coup de ses amères déceptions
politiques. Peut-être aussi expiait-il l'ardeur qu'il avait déployée
dans la lutte, et les nuits passées à rédiger des articles pour le
Courrier de Genève.
Il achevait Rosa et Gertrude, qu'il écrivit d'un seul jet et
d'après un rêve, quand, son état s'aggravant, il fut obligé
d'aller prendre les eaux de Lavey. Elles ne lui firent aucun bien ;
au contraire, le mal empira et se révéla dans toute sa gravité ;
c'était une maladie de foie qui laissait peu d'espoir. La mort
s'approchait sûrement, alors qu'il était encore dans la force de
l'âge et dans la plénitude de son talent. Il fut cruellement frappé
par cette annonce d'une fin prochaine. Malgré des jours de noir, qui
étaient devenus de plus en plus fréquents, il s'était fortement
attaché à ce monde dont il savait si bien jouir par les yeux et
l'esprit, et surtout par le cœur ; il chérissait bien vivement son
excellente famille, et goûtait un des plus doux plaisirs à ce qu'il
appelait si bien « le charme obscur des affections solides, » aux
longues soirées passées en causeries entre de vieux amis de choix ;
il aimait d'un amour toujours croissant l'art et la nature, ses
courses libres avec ses joyeux élèves, dans les Alpes, l'été; et,
encore plein d'un jeune enthousiasme, il voyait clairement qu'il
fallait dire adieu à tout cela. « Une bouillante amertume gonfle
mon coeur, » écrit-il à cette pensée.
Quand il apprit la gravité de son mal, bien qu'il eût peu de
confiance dans les ressources de la médecine, il fit tout pour
guérir. Il se rendit à Vichy, où il passa tristement l'été sans
grande amélioration. De retour, et durant l'hiver de 1844 à 1845,
comme s'il se cramponnait à la vie, il se reprit à travailler avec
un redoublement d'ardeur. Il retrouva par moments assez de gaieté
pour faire deux nouveaux albums comiques : M. Cryptogame et
1'Histoire d'Albert. Il écrivit un Essai de physiognomonie,
et une bonne partie de ses Menus Propos. A cette époque
justement, il disait dans une lettre à Vinet, avec qui il était lié
d'une respectueuse amitié : « Je crois qu'aucun homme, armé de
deux excellents yeux, n'en a tiré la savoureuse jouissance que je
tire de mes deux mauvais.
L'été revenu, Toepffer fit un nouveau séjour à Vichy, plus
inutile encore, car le mal était décidément sans espoir. Quand il
fut rentré à Genève, son état ne lui permettait plus d'écrire
longuement. Alors il voulut se passer une fantaisie de condamné; il
se mit à peindre à l'huile, plaisir qu'il n'avait pu s'accorder
depuis l'âge de dix-huit ans ! Aidé des conseils de Calame, il fit
en deux mois d'assez nombreux tableaux, qui témoignaient d'une
aptitude remarquable. Mais enfin son mal le força à quitter le
pinceau. Il le fit sans trop d'amertume, et cette fois considérant
avec calme la mort qui s'approchait. Sa foi chrétienne, qui avait
toujours été profonde et naïvement confiante, l'avait enfin amené
à une douce résignation.
Le 8 juin 1846, il mourut au milieu des pleurs d'une famille qui
l'entourait de l'affection la plus vive et la plus tendre. Cette fin
prématurée fut à Genève un événement ; une foule nombreuse et
douloureusement émue le suivit jusqu'à sa dernière demeure. La
perte était grande en effet pour tous ceux qui avaient
personnellement connu cet esprit délicat, ce cœur excellent; pour
son pays qui, toute opinion politique mise à part, avait à
regretter en lui un citoyen d'une vertu antique ; pour l'art et la
littérature, qui voyaient s'arrêter, au milieu d'une carrière
pleine de promesses, un écrivain original dont les œuvres avaient
toujours su concilier la beauté artistique avec la beauté morale.
Peu d'auteurs, toutefois, ont laissé en mourant une aussi grande
part d'eux-mêmes dans leurs écrits. Toepffer est de ceux dont on
peut dire qu'ils continuent à vivre dans leurs ouvrages. Avec le
temps, son nom a encore grandi. Les Nouvelles, les Menus
Propos, les Voyages, si populaires en Suisse, se sont de
plus en plus répandus dans le public français ; et quel que soit
désormais le jugement des siècles à venir, ils auront au moins à
reconnaître que les œuvres de l'aimable et pittoresque écrivain
genevois ont fait beaucoup pour initier le public moderne aux beautés
de la nature alpestre. C'est là une gloire que Toepffer partage avec
ses deux grands concitoyens H.-B. de Saussure et J.-J. Rousseau.
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