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Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

Rodolfe Toepfer

 1799 - 1846


Juste Olivier l'a dit dans de bien beaux vers, pour un écrivain de la Suisse romande il y a peu de gloire à espérer, s'il ne quitte pas son pays. Genève même, en littérature, n'a pas qualité pour consacrer la gloire ; c'est Paris seul qui décerne les couronnes de laurier. Il faut avouer cependant qu'on a lieu de regretter ce qu'elles y coûtent parfois à l'intégrité du caractère et à la fraîche originalité du talent ; et s'il est une rencontre qui fasse plaisir, c'est celle d'un écrivain de la Suisse française qui, sans avoir pris la peine d'aller faire sa cour au public parisien, n'en a pas moins conquis ses suffrages. Tel est le cas de Rodolphe Toepffer. Il a préféré vivre dans son pays natal, il n'a fait au goût régnant aucun sacrifice, à la fortune aucune avance ; il n'a pas même cherché à dissimuler son air provincial, et pourtant il a reçu d'acclamation, dans la littérature française, une de ces places de second rang si bien en vue et entourées d'une si affectueuse estime, qu'elles ont peu à envier à celles du premier.

Toepffer naquit à Genève le 17 février 1799 dans la maison dite de la Bourse française. Son grand-père était un simple tailleur venu de Schweinfurth ; mais la famille mit peu de temps à devenir tout à fait genevoise, et le jeune Rodolphe lui-même ne gardait aucune trace de cette origine allemande ; à moins que selon Sainte-Beuve , on n'en veuille « retrouver quelque chose dans son talent naïf et affectueux. »

Son père, qui lui a survécu, fut un peintre de talent, et l'un des initiateurs de l'école alpestre. C'est de lui sans doute que l'aimable écrivain tenait ses goûts artistiques et l'ardente passion qu'il éprouva toute sa vie pour la peinture. S'il n'avait écouté que son désir, il se serait livré de bonne heure et uniquement à cette passion, qui était en lui une vocation évidente ; mais son père tenait à ce qu'il achevât d'abord ses études classiques. Le jeune Rodolphe obéit, non sans se dédommager par maint croquis de sa plume rêveuse, sur ses cahiers et sur ses livres.

Il avait peu de goût pour les études, sauf peut-être pour celle du grec, qu'il fit avec zèle. Rester courbé de longues heures sur un livre n'était point son fait. « Je n'ai jamais eu grand penchant à lire, » avouait-il à Vinet vers la fin de sa vie. « Au bout d'une demi-heure, — fait-il dire à Jules, qui est à bien des égards son portrait, — mon esprit ainsi que mes yeux commence à faire des excursions à droite et à gauche. C'est d'abord sur la marge de l'in-quarto, où je gratte un point jaune, je souffle un poil, je détache une paille avec toutes sortes d'ingénieuses précautions ; c'est ensuite sur le bouchon de mon encrier tout rempli de petites particularités curieuses dont chacune m'occupe à son tour, jusqu'à ce qu'enfin, passant ma plume dans la bouclette, je lui imprime une moelleuse rotation qui me réjouit infiniment... »

Cette manière de lire et d'étudier n'est pas toujours la plus mauvaise, puisqu'elle a été celle de bien des penseurs, de bien des poètes surtout. Toepffer en était particulièrement convaincu, et c'est dans cette persuasion qu'il revendiquera plus tard hautement la part de la flânerie dans toute éducation bien faite. Il n'était pas, lui, de ces gens positifs « qui descendent la pente de la vie sans jamais s'arrêter, dévier du chemin, regarder à l'entour ou se lancer au delà ; » de ces « automates qui cheminent de la vie à la mort comme une machine à vapeur de Liverpool à Manchester. » Il voulait « faire halte pour se reconnaître, » muser, flâner tout simplement. Car flâner, selon lui, ce n'est point perdre son temps, c'est raviver par la naïve contemplation des choses « son âme desséchée sur les bouquins, » c'est « finir sa vie d'emprunt pour commencer la sienne propre ; » c'est surtout contracter la disposition à observer, et par suite à classer, à généraliser. Ainsi comprise , la flânerie est une autre manière d'étude, particulièrement profitable aux esprits nés bien faits qui savent trouver d'eux-mêmes le chemin du beau et du vrai. On a tout lieu d'en croire le témoignage indirect de Toepffer lui-même, c'est ainsi qu'il a flâné, et c'est dans ces heures en apparence perdues à sa fenêtre, ou « sur la marge fleurie des ruisseaux, » qu'il a formé en lui l'observateur et l'artiste, et qu'il a « humé » le meilleur de son instruction. Il lui fallait l'école de La Fontaine.

De son éducation littéraire également, ce qui a le plus profité ce ne furent pas les doctes cours de l'université, mais ses lectures à la dérobée dans l'atelier de son père. A l'âge où le cœur est neuf encore, il mit la main sur Florian et ses pastorales, puis sur Héloïse et Abèlard ; ensuite vinrent Hogarth et ses vives peintures morales, Montaigne, Rabelais et plus tard J.-J. Rousseau. A de tels hasards de lectures, il aurait pu y avoir pour d'autres quelque danger ; mais grâce à ses excellents instincts, il ne vit ou du moins n'admira dans tous ces auteurs que leurs côtés vrais et aimables.

Il est facile de voir qu'il reçut de chacun d'eux une vive impression. On en retrouve la trace dans ses écrits. Notons au passage ce qu'il dit quelque part de Rousseau, dont il rejetait d'ailleurs les théories : « Pourrai-je oublier jamais que c'est ce sincère et vigoureux champion du spiritualisme qui a été pour moi, à l'âge des ébranlements de croyance et des témérités d'esprit, le bouclier sauveur contre lequel frappaient sans me toucher les flèches empoisonnées de Voltaire, de Diderot, de toute cette phalange brillante et valeureuse de matérialistes déterminés... »

Quant à Rabelais et à Montaigne, un charme, entre plusieurs, l'attirait particulièrement, c'était leur style. Il en aima tout d'abord le naturel, le tour commode et familier, les savoureux gallicismes et l'air d'antique naïveté. Ses premiers essais littéraires furent des pastiches de ces deux écrivains, et toujours il s'efforça de se rapprocher de l'ancienne langue, en l'étudiant soit chez nos vieux auteurs, soit au milieu des paysans, dont il aimait et recherchait l'entretien. C'est ainsi qu'il se forma un style tout personnel, mais surtout archaïque, et fort voisin du style retrouvé de P.-L. Courier, qu'il admirait vivement.

En 1819, ses études achevées, il allait s'élancer dans la carrière de ses rêves et se donner tout entier à son art chéri, lorsqu'il se vit arrêté par une épreuve cruelle ; une grave maladie des yeux venait lui interdire absolument la peinture.

Il se rendit alors à Paris pour y consulter les hommes de l'art ; mais soit manque de confiance en leur savoir, soit découragement, il ne consulta, personne, accepta son mal et renonça tristement à tenir le pinceau.

Cette amère déception fut comme un poison qui se répandit désormais sur sa vie. A demi résigné cependant, il passa une année à Paris, suivant des cours, écoutant Talma, étudiant l'antiquité, l'art et la littérature modernes, et se préparant, faute de mieux, à l'enseignement. Puis il revint à Genève, où il entra comme sous-maître dans un pensionnat. Ce modeste emploi devait exercer une notable influence sur son talent et sur sa vie, en lui donnant l'occasion de faire avec ses élèves des voyages pédestres à travers les montagnes. Il fit le premier en 1823. Tout sembla conspirer pour ne lui en laisser qu'un souvenir pénible ; cependant il sentit tout de suite ce qu'il y a de charmes dans les fatigues mêmes, et combien, comme il le dit excellemment, « la vraie et savoureuse mollesse n'est pas celle qui se prélasse sur des coussins, qui se balance sur des ressorts, mais bien celle qui se goûte sous les arbres du chemin, sur la pierre nue des montagnes, au logis surtout, lorsqu'après l'avoir salué de tout loin, on approche, on arrive, on franchit le seuil, on dépose havresac, gourde et bâton, pour ne songer plus, durant douze ou quinze heures, qu'à donner vacance à ses membres et fête à sa lassitude. » A partir de ce moment, les voyages pédestres devinrent un des plus grands charmes de son existence, et à la longue il les aima d'une véritable passion.

S'étant marié, il put fonder lui-même un pensionnat de jeunes gens. Bien qu'il fût quelque peu sévère et volontiers railleur, ses élèves le chérissaient. Il écrivait pour leur divertissement de petites comédies ; chaque été aussi, il les conduisait à pied à travers le Jura, les Alpes et même l'Italie, exerçant leur vigueur et leur enseignant les délices des haltes bien gagnées, des repas rustiques sur le banc des chalets. L'hiver venu, il employait ses soirées à écrire les voyages qu'il avait faits l'été ; tout naturellement des croquis à la plume naissait au milieu de chaque page, et il en résultait des narrations pittoresques, vivantes, pleines d'humour et de fraîcheur, mais avant tout familières et destinées seulement à ses compagnons de voyage et à quelques amis. Ce ne fut que plus tard, lorsqu'il vit naître et grandir sa réputation d'auteur, qu'il travailla avec plus de soin ces relations illustrées, et qu'il pensa au public en les écrivant. Ainsi naquirent les Voyages en zigzag, si répandus aujourd'hui. Il est facile d'y signaler bien des négligences, ce n'est point la plus parfaite de ses œuvres ; c'est néanmoins l'une des plus aimées ; et peut-être est-ce dans ces pages écrites d'une plume libre et familière, changeant de sujet au hasard des événements, qu'on surprend le mieux son vrai naturel.

Vers le même temps, dans ses loisirs et en partie pour l'amusement de ses élèves, il fit aussi ses premiers albums comiques, M. Vieux-Bois, M. Jabot, le Docteur Festus, M. Pencil, M. Crépin, histoires pleines de verve folle et de fantaisies bouffonnes, dessinées à la plume avec la plus spirituelle finesse. Tout n'y est pas folie cependant, et sous cette délirante gaieté se cache un moraliste au regard perçant. Ce sont de vraies comédies en images dont le héros, dans les fantastiques aventures où il est jeté, montre à nu ses petitesses et ses ridicules. Jamais la caricature n'a été en même temps aussi piquante et aussi saine, aussi comique et aussi morale.

Un ami de Toepffer, Eckermann, le compagnon de Goethe durant ses dernières années, présenta au roi de la critique quelques-uns de ces cahiers. Goethe les admira vivement, y trouva des pages « insurpassables, » et, peu après la mort du poète, Eckermann en parla avec éloge dans le Kunst und Alterthum, citant les paroles de Goethe : ce fut pour Toepffer l'aurore de la célébrité.

Mais ces croquis à la plume, et même quelques aquarelles faites dans ses voyages, ne pouvaient satisfaire l'ardente passion qui couvait toujours en lui ; il y donnait cours, ou plutôt il lui donnait le change d'une autre manière encore ; dans la Bibliothèque universelle il écrivait en vieux style des articles sur le salon de 1826, et sur divers sujets se rapportant à la peinture ou aux artistes. Ces pages pétillantes de verve et écrites très rapidement sont sans doute la meilleure image de sa conversation qui, dit-on, était pleine d'originalité et d'adorables saillies.

Abordant enfin par une autre face encore son sujet de prédilection, il voulut faire un simple traité sur le Lavis a l'encre de Chine. Mais, comme il le dit lui-même, sur le terrain de l'art « les menues questions tiennent aux grosses ; » il se laissa complaisamment entraîner des unes aux autres, et écrivit, sous le titre de Menus propos d'un peintre genevois, tout un volume d'études sur la peinture, une véritable esthétique. La forme humoristique de l'ouvrage pourrait tromper sur sa valeur. Sans rien avoir du tour abstrait et sévère des traités composés par les philosophes, ces causeries n'en renferment pas moins quelques-unes des analyses les plus habiles et les plus fines qui aient été écrites sur ce sujet ; elles apportent plus d'une pierre solide à l'édifice de l'esthétique future. Mais, avant tout, c'est l'œuvre d'un artiste, qui ne peut parler du beau sans s'émouvoir et sans essayer de le faire jaillir à chaque pas sous sa plume ; de là tant de pages toutes brûlantes de sa passion pour le beau, de là aussi tant de détours charmants, de hors-d'œuvre exquis, parmi lesquels le chapitre sur l'âne est resté célèbre. Toepffer s'est particulièrement complu dans cet ouvrage, il l'a caressé avec prédilection de longues années et jusqu'à sa mort, qui nous a privés des derniers chapitres.

D'autres travaux, cependant, et même de pure érudition, l'occupaient aussi: il donna en 1824 une édition des harangues de Démosthènes avec notes. En 1832, alors qu'il commençait à être connu comme écrivain dans la Suisse française, il fut nommé professeur de belles-lettres générales à l'Académie de Genève, et bien qu'il ne fût pas né pour les hautes études, il sut occuper cette chaire treize ans, aimé et respecté de ses collègues , très attaché de cœur et d'esprit à l'Académie.


Le premier de ses ouvrages, qui annonça vraiment à la littérature un maître nouveau, fut l'opuscule intitulé la Bibliothèque de mon oncle (1832), formant le milieu de l'Histoire de Jules, qu'on a depuis publiée tout entière sous ce titre. L'année suivante, parut un autre petit chef-d'œuvre, le premier volume du Presbytère. Dans ces deux morceaux, Toepffer se révélait comme un humoriste original , rappelant Xavier de Maistre sans lui ressembler, et excellant surtout à rendre les plus intimes émotions de l'adolescence. Ces pages, restées uniques en leur genre, étaient le fruit tardif des heures perdues à la fenêtre ou sur l'herbe des prés, car elles ne sont guère autre chose que l'histoire même de toutes ses jeunes flâneries.

La même année il publia Elisa et Widmer, simple et navrant récit d'un hymen célébré au bord de la tombe. Cette veine heureuse une fois ouverte, les œuvres se succédèrent rapidement. De 1833 à 1840 parurent successivement : l'Héritage, la Traversée, la Peur, le Lac de Gers, le Col d'Anterne, la Vallée du Trient, le Grand Saint-Bernard. Ces écrits, réunis aujourd'hui en un volume avec la Bibliothèque de mon oncle, sont de toutes les œuvres de Toepffer la plus populaire à l'étranger, et celle qui lui a valu ses lettres de noblesse dans la littérature française ; les autres n'y eussent peut-être pas suffi : il atteignait enfin à cet art supérieur qui s'impose, à Paris comme ailleurs, en dépit de tout provincialisme et de toute couleur trop exclusivement locale.

Un talent aussi varié que le sien devait avoir quelque peine à trouver une forme où il pût à la fois se montrer sous ses meilleurs aspects et s'élever à toute sa hauteur ; cette forme, il la rencontrait dans la nouvelle, demi légère, demi sérieuse, tantôt simple esquisse, tantôt miniature de roman, mais qui avant tout doit être fine de dessin, et où la grâce, la sensibilité et l'esprit sont des qualités essentielles. Et puis on peut aussi la dessiner sur un coin de paysage, et il n'a pas perdu les occasions. Plus châtié que dans la plupart de ses autres écrits, un peu moins libre d'allures, on le retrouve néanmoins presque tout entier dans ces gracieux récits. Le peintre s'y montre presque à chaque page. Sans parler des paysages, que Toepffer excelle à faire rêver sans les décrire, les personnages de ses nouvelles sont bien moins les créations dramatiques d'un romancier que des portraits faits sur nature avec sa pittoresque finesse, flamande et gauloise à la fois. Il n'a guère fait autre chose que peindre « selon son cœur » ce qu'il voyait autour de lui et dans les souvenirs de sa jeunesse. L'histoire de Jules c'est la sienne ; Charles, dans le Presbytère, sauf la situation et les aventures, c'est lui encore ; presque toujours, du reste, il aime à parler par la bouche de ses héros ; les figures de M. Prévère, de M. Bernier, de M. Latour, ces doux et nobles vieillards, se confondent en une seule que l'auteur a personnellement connue ; et quant à ses jeunes filles, la juive à part, n'ont-elles pas l'air d'être les enfants d'un seul et même souvenir ?

Le Presbytère, une fois achevé, forma à lui seul un volume un peu long peut-être, mais où la vérité des caractères rachète ce qui peut manquer à la variété.

Au milieu de toutes ces œuvres, Toepffer écrivait encore de temps à autre dans la Bibliothèque universelle des articles de critique, ou plutôt de véritables et mordantes satires en prose, la plupart contre les tendances nouvelles qu'il croyait fâcheuses, et « l'esprit du siècle, » dont il détestait les allures subversives, la manie du progrès et la présomption.

Son nom grandissait cependant. Dès 1835 Xavier de Maistre, ayant lu le premier livre du Traité du lavis, lui envoya une belle plaque d'encre de Chine avec les plus sincères éloges. Plus tard, lorsque parurent les Nouvelles, l'auteur du Voyage autour de ma chambre reconnut dans ces pages si gracieusement humoristiques un talent frère du sien, et le salua hautement comme son successeur. Sainte-Beuve qui aimait alors, comme il l'avoue, à « sonner le premier coup de cloche de la célébrité » pour le public parisien, lui consacra un élogieux article, et dès lors Toepffer, déjà signalé par Goethe à l'Allemagne, et doublement patronné auprès du public de Paris, devint un auteur à la mode et prit rang parmi les bons écrivains français.

La révolution qui éclata à Genève, le 22 novembre 1841, vint un moment troubler sa vie d'artiste et le plonger dans la politique. Il ne s'en mêla nullement par goût, mais pour s'opposer, de toutes ses forces de citoyen dévoué, à des changements qu'il jugeait dangereux pour son pays. L'un des rédacteurs les plus en vue du Courrier de Genève, il prit une vive part à la lutte ; et sans l'ardeur et presque la violence qu'il y mit quelquefois, on ne se fut peut-être pas douté de tout le feu que renfermait cette âme d'ordinaire douce et tranquille.

C'est qu'en lui le beau et le bien ne faisaient qu'un, il les aimait d'une même passion et s'y dévouait tout entier. Or le bien, il le voyait dans l'ordre établi, c'est-à-dire dans la continuation du passé. Nourri presque uniquement d'antiquité et d'études littéraires, ignorant les sciences, d'ailleurs artiste, père de famille, et chef d'institution, voilà bien des raisons pour se refuser aux idées nouvelles et pour être conservateur. Toepffer l'était très décidément. Il était trop intelligent toutefois pour ne pas comprendre la légitimité des aspirations modernes ; mais il sentait toute la difficulté des réformes sociales : « J'ai été de tout temps, dit-il dans une lettre, profondément respectueux et reconnaissant pour les braves gens qui se donnaient la peine de nous gouverner, si bien que j'ai toujours passé pour un englué premier numéro, quand je n'étais . pourtant qu'un homme de sens, qui, sachant combien c'est ennuyeux de gouverner, et combien il est rare qu'on s'y prenne bien et honnêtement, avait l'esprit d'être content comme ça et de ne désirer rien autre. »

Il croyait peu d'ailleurs aux grands résultats qu'on attendait de l'avenir ; aussi ne pouvait-il souffrir ce progrès d'affiche, ce progrès Panurge que proclame la foule, progrès imprudent et fanfaron qui ne sait aller au mieux qu'en détruisant violemment le bien, à l'avenir qu'en renversant à grand bruit le passé. Sa droiture morale surtout se révoltait, s'enflammait d'une « sainte et effroyable colère » en face de ceux qu'il appelait « des ministres infidèles, des désorganisateurs de nations, des démoralisateurs de peuples. » Et puis, il faut aussi le comprendre pour son excuse, le peintre était au moins pour moitié dans la haine que le conservateur avait vouée à ce progrès qui s'accomplit toujours au rebours du pittoresque : les canaux, les chemins de fer, les usines lui gâtaient la nature. On s'explique aisément que l'artiste révolté mît quelque violence à combattre contre leur envahissement.

Au sortir de cette tourmente politique, et revenu à sa vie paisible au milieu de sa famille et de ses pensionnaires, la première chose que Toepffer publia, fut sa narration d'un voyage fait l'année précédente avec ses élèves autour du Mont-Blanc, son dernier Voyage en zigzag, plus écrit en vue du public, mais non moins naturel, et seulement plus soigné. Cette fois, mieux servi peut-être par les circonstances, il sembla avoir voulu réunir tout ce qu'il y a de charme dans ses autres voyages. Il y abonde en fraîches peintures, en détails pittoresques , en figures spirituellement dessinées ; et à certaines pages reviennent aussi des pensées plus graves et plus pénétrées que de coutume, comme s'il avait pressenti que ce beau voyage était bien pour lui le dernier.

La peinture et les Alpes restèrent jusqu'à la fin ses deux plus vives passions. Les unir en une seule, et reproduire sur la toile les grandes scènes des montagnes, eût été son rêve ; si l'infirmité de sa vue l'empêcha de l'accomplir, il montra du moins à d'autres le chemin du paysage alpestre , et applaudit de tout cœur aux premières tentatives de Diday ainsi que de Calame, son ami et le plus hardi des pionniers de l'art dans ce nouveau domaine.

Toepffer avait environ quarante-cinq ans lorsque sa santé, sans qu'on en sût d'abord la cause, déclina d'une manière inquiétante. C'était sans doute le contre-coup de ses amères déceptions politiques. Peut-être aussi expiait-il l'ardeur qu'il avait déployée dans la lutte, et les nuits passées à rédiger des articles pour le Courrier de Genève.

Il achevait Rosa et Gertrude, qu'il écrivit d'un seul jet et d'après un rêve, quand, son état s'aggravant, il fut obligé d'aller prendre les eaux de Lavey. Elles ne lui firent aucun bien ; au contraire, le mal empira et se révéla dans toute sa gravité ; c'était une maladie de foie qui laissait peu d'espoir. La mort s'approchait sûrement, alors qu'il était encore dans la force de l'âge et dans la plénitude de son talent. Il fut cruellement frappé par cette annonce d'une fin prochaine. Malgré des jours de noir, qui étaient devenus de plus en plus fréquents, il s'était fortement attaché à ce monde dont il savait si bien jouir par les yeux et l'esprit, et surtout par le cœur ; il chérissait bien vivement son excellente famille, et goûtait un des plus doux plaisirs à ce qu'il appelait si bien « le charme obscur des affections solides, » aux longues soirées passées en causeries entre de vieux amis de choix ; il aimait d'un amour toujours croissant l'art et la nature, ses courses libres avec ses joyeux élèves, dans les Alpes, l'été; et, encore plein d'un jeune enthousiasme, il voyait clairement qu'il fallait dire adieu à tout cela. « Une bouillante amertume gonfle mon coeur, » écrit-il à cette pensée.

Quand il apprit la gravité de son mal, bien qu'il eût peu de confiance dans les ressources de la médecine, il fit tout pour guérir. Il se rendit à Vichy, où il passa tristement l'été sans grande amélioration. De retour, et durant l'hiver de 1844 à 1845, comme s'il se cramponnait à la vie, il se reprit à travailler avec un redoublement d'ardeur. Il retrouva par moments assez de gaieté pour faire deux nouveaux albums comiques : M. Cryptogame et 1'Histoire d'Albert. Il écrivit un Essai de physiognomonie, et une bonne partie de ses Menus Propos. A cette époque justement, il disait dans une lettre à Vinet, avec qui il était lié d'une respectueuse amitié : « Je crois qu'aucun homme, armé de deux excellents yeux, n'en a tiré la savoureuse jouissance que je tire de mes deux mauvais.

L'été revenu, Toepffer fit un nouveau séjour à Vichy, plus inutile encore, car le mal était décidément sans espoir. Quand il fut rentré à Genève, son état ne lui permettait plus d'écrire longuement. Alors il voulut se passer une fantaisie de condamné; il se mit à peindre à l'huile, plaisir qu'il n'avait pu s'accorder depuis l'âge de dix-huit ans ! Aidé des conseils de Calame, il fit en deux mois d'assez nombreux tableaux, qui témoignaient d'une aptitude remarquable. Mais enfin son mal le força à quitter le pinceau. Il le fit sans trop d'amertume, et cette fois considérant avec calme la mort qui s'approchait. Sa foi chrétienne, qui avait toujours été profonde et naïvement confiante, l'avait enfin amené à une douce résignation.

Le 8 juin 1846, il mourut au milieu des pleurs d'une famille qui l'entourait de l'affection la plus vive et la plus tendre. Cette fin prématurée fut à Genève un événement ; une foule nombreuse et douloureusement émue le suivit jusqu'à sa dernière demeure. La perte était grande en effet pour tous ceux qui avaient personnellement connu cet esprit délicat, ce cœur excellent; pour son pays qui, toute opinion politique mise à part, avait à regretter en lui un citoyen d'une vertu antique ; pour l'art et la littérature, qui voyaient s'arrêter, au milieu d'une carrière pleine de promesses, un écrivain original dont les œuvres avaient toujours su concilier la beauté artistique avec la beauté morale.

Peu d'auteurs, toutefois, ont laissé en mourant une aussi grande part d'eux-mêmes dans leurs écrits. Toepffer est de ceux dont on peut dire qu'ils continuent à vivre dans leurs ouvrages. Avec le temps, son nom a encore grandi. Les Nouvelles, les Menus Propos, les Voyages, si populaires en Suisse, se sont de plus en plus répandus dans le public français ; et quel que soit désormais le jugement des siècles à venir, ils auront au moins à reconnaître que les œuvres de l'aimable et pittoresque écrivain genevois ont fait beaucoup pour initier le public moderne aux beautés de la nature alpestre. C'est là une gloire que Toepffer partage avec ses deux grands concitoyens H.-B. de Saussure et J.-J. Rousseau.