Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Première ascension du Tour-Noir
___
« Et vous,
montagnes, pourquoi y a-t-il en vous
tant de beauté !... »
BYRON.
Que les lecteurs de L'Echo veuillent bien me pardonner si je
viens les entretenir d'une ascension déjà vieille de six ans
(1876); ce n'est pas seulement parce que cette course est une de mes
plus belles, c'est aussi parce que son souvenir me hante ; j'ai comme
un remords de ne l'avoir pas racontée quand il en était temps. On
dit qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire ; cette sage maxime
me servira d'excuse, car je crois bien faire vraiment en essayant de
dire à d'autres toutes les jouissances que m'a fait éprouver la
conquête du Tour-Noir. Au reste, cette sommité est encore si peu
gravie, si peu connue même, qu'aux yeux de la plupart des lecteurs
elle aura quelque nouveauté. Il est probable que plusieurs se
demanderont même tout d'abord : Qu'est-ce donc que ce Tour-Noir ? où
est-il ?
On aurait fort étonné les chasseurs de cimes vierges, il y a six ou
sept ans, si on leur eût dit que, sur l'horizon du golfe de
Montreux, au beau milieu d'un des sites les plus connus de l'Europe,
on pouvait distinguer une aiguille de 3824 mètres, où personne
encore n'avait posé les pieds.
Presque au centre, en effet, de cet amphithéâtre de hautes
montagnes qui forme la grandiose entrée du Valais, le Tour-Noir, qui
était vierge alors, dresse une flèche de granit si droite, si mince
et d'un si parfait équilibre qu'on dirait la flèche d'une
cathédrale. On peut le voir de toutes les pentes qui dominent Vevey,
on le voit même des rues de Montreux ; il se dresse dans l'embrasure
qui s'ouvre entre la tête arrondie du Salentin et le flanc tourmenté
de la Dent-du-Midi ; mais, à la distance où il est, celle-ci
l'écrase de son énorme et magnifique carrure, il n'est plus qu'un
détail et passe le plus souvent pour une dentelure de ses flancs. On
ne se douterait guère que cette petite aiguille domine la
Dent-du-Midi de presque 2000 pieds, qu'elle appartient à la chaîne
du Mont-Blanc, et que, pour en toucher la base, il faut aller jusque
dans le Val-Ferret.
Dans la contrée même où il s'élève, ce beau pic est si peu connu
qu'un des meilleurs guides de
Chamonix, à qui nous en parlions à Orsières le lendemain même de
notre ascension, nous soutint tout simplement qu'il n'existait pas.
Il est bien singulier pourtant que les guides chamoniards, qui
passent souvent la Fenêtre-de-Saleinaz, n'aient pas remarqué, une
fois sur la brèche de ce col sauvage, la magnifique pyramide de
rochers, toute chamarrée de neige et de glace, qui se dressait si
fièrement à une demi-lieue devant eux du côté du sud. Et ce qui
me paraît plus étonnant encore, c'est que tant de grimpeurs des
divers clubs, en quête des dernières virginités et qui passent
leurs soirées d'hiver penchés sur leurs cartes pour y découvrir
des cimes oubliées, n'aient pas pensé à celle-ci et ne lui aient
pas livré un assaut. Elle en valait pourtant la peine : une cime
aussi haute que le Viso, et qui, par sa forme, rappelle le Cervin !
Pour moi qui du bord du Léman la voyais tous les jours, rien de plus
facile que de la remarquer, rien de plus naturel que d'avoir l'envie
d'y monter ; mais dès que j'eus pour la première fois l'occasion de
la voir de près — c'était de la Fenêtre-de-Saleinaz, justement;
— cette envie devint irrésistible. Ce que j'avais pu voir de son
entourage était d'une sauvagerie qui promettait de rares plaisirs.
Le premier de ces plaisirs fut de faire plus ample connaissance avec
la région circonvoisine, afin de dresser un plan d'attaque. Il ne
faut pas avoir voyagé longtemps dans les Alpes pour savoir combien
il est difficile de dire celui de leurs massifs qu'on aime le mieux :
elles sont partout si belles ! Pourtant, après plus de seize -années
de courses dans leur vaste chaîne , et malgré mon admiration
fanatique pour les géants de Zermatt, c'est bien cette extrémité
orientale de la chaîne du Mont-Blanc qui a toutes mes préférences.
Les beautés m'en semblent toujours nouvelles. Je n'ai jamais trouvé
que là je ne sais quel silence, quelle paix grave et pourtant
sereine qui me donne toujours l'illusion d'avoir définitivement
quitté le monde et d'être à tout jamais séparé de son bruit.
O mes beaux déserts d'Argentière et de Saleinaz ! ô mes fiers
granits lançant vos grandes flèches d'or dans le bleu intense du
ciel ! mes blancs névés si purs, dormant comme de grands lacs
polaires entre de fantastiques arêtes ! je ne puis penser à vous
sans enthousiasme, mais je voudrais pouvoir trouver un langage digne
de vos splendeurs pour exprimer les émotions que vous m'avez si
souvent données ; alors ceux qui me liraient ne pourraient plus
tenir dans une chambre et s'écrieraient : Partons ! comment
pouvons-nous tarder à aller voir de si belles choses ! Et une fois
qu'ils les auraient connues, ces solitudes, elles deviendraient aussi
leur rêve ; ils n'aspireraient chaque été qu'à l'heureux moment
où ils pourraient aller là-haut se perdre dans leurs blancs replis
et y oublier le monde.
C'est dans une des parties les plus inconnues de la chaîne du
Mont-Blanc, entre l'Aiguille-d'Argentière et le Dolent que s'élève
le Tour-Noir. Sa pyramide triangulaire domine directement de chacune
de ses faces trois glaciers, celui de Saleinaz, celui de Laneuvaz et
celui d'Argentière. Elle s'élève sur l'arête même qui sépare
les deux derniers, tout à côté de la sauvage brèche connue sous
le nom de col d'Argentière, le seul passage praticable qui permette
sur ce point de franchir le faîte de la grande chaîne. Aussi, pour
en tenter l'assaut, la voie la plus simple, et peut-être même la
seule possible, est-elle de gagner ce col d'Argentière , soit par le
versant de Chamonix, soit par le Val-Ferret. Seulement ces deux
chemins se ressemblent aussi peu que le jour et la nuit. Par le côté
de Chamonix, une lente et douce pente de glacier mène presque
jusqu'au haut du col ; plus on avance, plus la route est facile, on
ne cesse de marcher sur un tapis de neige, et l'on arrive pour ainsi
dire sans s'en douter. Par le Val-Ferret, au contraire, gagner la
brèche d'Argentière est une entreprise qui a bien son sérieux : de
l'étroit vallon où se tord et se brise le glacier de Laneuvaz, il
faut escalader une vilaine muraille de mille mètres, qui s'est fait
une mauvaise réputation ; et la meilleure preuve que ce côté n'est
pas d'un accès commode, c'est que les cinq ou six premières
caravanes qui y ont passé ont chacune essayé d'un chemin différent,
pour tâcher d'en découvrir un moins mauvais.
Aborder le Tour-Noir par le Val-Ferret, c'est doubler gratuitement sa
tâche, car l'escalade du col est plus longue à elle seule que celle
de l'aiguille. Pourtant, arrivant par Courmayeur et devant passer
ensuite dans la vallée de Bagnes, mes compagnons et moi nous dûmes
prendre cette laborieuse voie pour la montée comme pour la descente.
Je suis loin de le regretter : le vallon de Laneuvaz a des beautés
infernales qu'il vaut la peine de bien voir; on en trouverait peu
dans toutes les Alpes d'une sauvagerie plus brutale. Ce n'est plus la
fraîcheur romantique des vallées bernoises, ni la lumineuse
richesse des Alpes de Zermatt, c'est l'horrible nudité des
précipices gris et des glaces livides. Vous venez de quitter le
Val-Ferret, presque un désert, avec ses chalets pauvres, ses pentes
nues , sa maigre végétation ; vous ne laissez derrière vous que
des horizons fermés et mélancoliques , et par un vaste lit de
pierres roulées, au travers duquel gronde l'eau fangeuse d'un gros
torrent, vous entrez dans un cirque large d'une demi-lieue, où vous
ne voyez plus de toutes parts que le gris fauve du roc , le blanc de
la neige et le bleu du ciel. Ce cirque est formé par la Maya, le
Dolent, les Aiguilles-Rouges, le Tour-Noir, le Darrey, qui s'unissent
en muraille pour mieux vous fermer le passage, et qui déchirent
brusquement l'azur de leurs gigantesques créneaux. On dirait qu'ils
se sont entendus pour défendre l'accès des blanches solitudes qui
s'étendent sur l'autre versant. Comme s'ils avaient à résister à
quelque guerrier pareil à ceux des épopées hindoues, qui pouvaient
arracher des pans de montagnes, ils ont entassé autour de cet
amphithéâtre tout ce qu'ils ont pu trouver d'horreurs : le Dolent
suspend du haut de sa cime des masses de glaces bleuâtres qui
surplombent et qu'il tient toutes prêtes à tomber; les
Aiguilles-Rouges, au-dessus de leur muraille abrupte, dressent une
infranchissable rangée de lances de granit, tandis que du haut de
leurs brèches elles peuvent précipiter des décharges de pierres
dans leurs formidables couloirs ; le Tour-Noir, lui, oppose
simplement la brutalité indomptable des grandes parois de pierre nue
; de toutes parts on ne voit que choses méchantes et menaçantes.
Sur la droite, cependant , un peu de douceur et l'espoir d'un passage
; la blancheur des neiges remonte par grandes ondulations jusqu'au
bord du ciel, où elle découpe à vif sur l'azur un col éblouissant;
mais c'est un leurre ; ce col séducteur et qui paraît facile, au
lieu de franchir la chaîne, vous mènerait perdre dans un des replis
les plus ignorés du glacier de Saleinaz, et après un long voyage,
vous vous retrouveriez sur le même versant. Non, tout est bien
gardé, bien défendu; pas un point faible dans cette formidable
enceinte, et comme si ce n'était pas assez d'obstacles, au bas de
toutes les parois s'ouvre la longue déchirure des rimayes béantes.
Ne croyez pas qu'à distance, au milieu même du cirque, vous soyez
en sûreté ; les pierres lancées du haut de toutes ces murailles
peuvent y atteindre, le glacier est jonché de leurs éclats. De
temps en temps, par les grands couloirs, quelques blocs bondissent,
une petite avalanche roule comme pour s'essayer, puis tout se tait,
et ce cercle de géants est là terrible et immobile, qui vous
regarde et vous attend. Alors, infime et délicat petit être
seulement fait de chair et de sang, vous arrivez devant ces granits
et ces glaces, et vous leur opposez quelque chose de plus fort encore
et de plus indomptable, paraît-il, puisque vous vous dites
tranquillement qu'avec votre volonté, votre intelligence, votre
courage et un peu de patience vous saurez bien passer quand même.
Nous étions quatre, tous quatre aguerris et bien déterminés à
vaincre ; mes trois compagnons étaient M. Turner, jeune Anglais qui
avait fait ses preuves, Joseph Mooser, le guide bien connu de
Zermatt, et François Fournier, de Salvan, excellent grimpeur en sa
qualité d'habile chercheur de cristaux. Nous arrivions des Alpes
Graïes, où nous venions de faire une campagne qui nous avait
accoutumés à la victoire. Un peu inquiets pourtant sur l'issue de
notre entreprise, nous allâmes, dès le matin du 2 août, installer
notre bivouac sous un bloc monstre porté par une ancienne moraine, à
deux pas du glacier de Laneuvaz.
Sans autre distraction que le sifflement des marmottes, ou le bruit
des avalanches, nous eûmes tout le loisir d'étudier le col
d'Argentière et les arêtes du Tour-Noir ; et cependant, le soir
arriva que notre plan d'attaque était encore assez mal arrêté. Ce
Tour-Noir était décidément sérieux ; il nous posait un problème
qu'on ne pouvait résoudre à distance. Etait-il possible de
traverser sa face abrupte pour gagner l'arête qui domine le glacier
de Saleinaz ? si oui, victoire ; si non, probablement défaite. De
telles incertitudes ne sont pas un des moins palpitants intérêts
dans le grand jeu des ascensions.
La nuit vint, une nuit sévère ; le ciel était couvert de nuages,
et il faisait si noir que la vague blancheur des névés perçait à
peine l'obscurité. Nous avions allumé sous notre bloc un feu de
genévriers ; ses reflets mobiles faisaient danser nos ombres sur les
rochers voisins, ou éclairaient soudainement des blocs plus
éloignés, qui surgissaient alors de la nuit comme de pâles et
bizarres fantômes. Quand notre frugal souper fut achevé, et que
chacun se fut arrangé sur sa couchette faite de branches de
rhododendrons et de touffes d'herbe, il se fit un grand silence : on
n'entendit plus que le grondement éteint des torrents dans le fond
du Val, par instants le pétillement des braises dans notre petit
foyer, ou plus rarement les détonations des pierres roulant à
travers les grands couloirs. A la respiration égale de mes
compagnons, je pus juger bientôt qu'ils s'étaient endormis ; je
savourai alors d'autant mieux ma solitude, et ne désirant pas même
trouver trop tôt le sommeil, je passai une partie de ma nuit à
écouter tous ces bruits inaccoutumés à suivre, aux reflets
intermittents qu'il jetait sur les rochers, les dernières
palpitations de notre feu qui s'éteignait, et à me dire qu'il était
délicieux de rompre parfois la vie monotone des villes, de se jeter
ainsi en plein monde sauvage, et d'y retrouver au moins pour un soir
l'existence qu'ont dû mener nos ancêtres dans leurs forêts.
A l'aube, nous étions debout. Dans notre ignorance à peu près
complète des chemins qu'avaient suivis nos devanciers pour franchir
la muraille du col d'Argentière, nous nous y prîmes à notre façon
; et le fait est qu'il y aurait vingt façons de s'y prendre dont
aucune n'est particulièrement à conseiller. Voici quelle fut la
nôtre. Un énorme éperon rocheux naissant au-dessous du col même
soutient sur ce point la muraille et avance jusqu'au milieu du
glacier de Laneuvaz ; on dirait un des contreforts ruinés de la tour
de Babel. Le mieux nous sembla de gagner au plus tôt la crête de
cet éperon, car elle promettait de nous conduire assez facilement
jusqu'au col. La principale difficulté était d'en gravir la base,
partout coupée à pans vifs. Nous l'abordâmes par le côté sud,
assez près de son extrémité ; à force de gymnastique , nous pûmes
nous hisser par un couloir très étroit, très court, plutôt une
cheminée, qui fit lâcher à Mooser quelques-unes de ses
exclamations les plus énergiques.
Une fois sur l'arête du contrefort, on n'a plus au-dessus de soi
pendant trois heures jusqu'au sommet du col que les difficultés
assez communes dans les hautes ascensions: des granits raides et
polis à traverser, des entassements d'énormes blocs brisés à
tourner ou à gravir, de courtes arêtes de neige roulées en
corniche ou effilées en lame de rasoir qu'il faut suivre sans
broncher. Enfin l'on arrive à une dernière pente de rocailles
brisées et comme pilées, semée de débris de cristaux qui
étincellent au soleil, et l'on est sur la grande arête, l'arête
dorsale de la chaîne du Mont-Blanc, crête déchiquetée s'il en fut
jamais, toute hérissée d'aiguilles tranchantes qui se penchent et
se tordent comme si elles se faisaient de mutuelles menaces.
Sur le revers, du côté de Savoie, se déploient en pente douce les
vastes névés d'Argentière, si beaux, si blancs, si purs, qu'ils
nous invitaient tout naturellement à descendre. Mais nous avions
mieux à faire : le col vaincu, nous nous tournons vers notre pic. Il
était là, tout près ; nous n'en étions séparés que par une
courte et facile arête. Pourtant, qui eût reconnu ici la svelte
aiguille qu'on voit des bords du Léman? Nous étions maintenant
devant une tour informe, une lourde tour de deux cents mètres,
penchée de tout son incalculable poids sur le glacier d'Argentière,
qu'elle menace. Dans cet air si pur, ses belles roches d'un gris
fauve, illuminées par le soleil, devenaient éclatantes et se
détachaient crûment en lumière sur le bleu foncé du ciel. Rien
n'est fier, rien n'est fort comme ces granits quand on les voit ainsi
de près, dressés et suspendus dans les airs malgré leur poids
énorme. On dirait qu'ils se sont soulevés d'eux-mêmes ; et
lorsqu'on rampe à leur pied, lorsqu'on touche de ses pauvres petites
mains leur formidable rudesse, il semble qu'on se promène sur la
carapace de quelque énorme monstre endormi.
Nous n'en avions que trop bien jugé d'en bas, l'arête sud du
Tour-Noir, celle devant laquelle on arrive, est inaccessible : elle
monte brusquement par gradins de dix ou vingt mètres, dont plusieurs
sont en surplomb. Une reconnaissance poussée sur le revers
d'Argentière nous prouva bien vite que ce côté était impraticable
également. De toute nécessité il fallait traverser la face
orientale , c'est-à-dire presque un mur.
On a souvent des surprises dans les grandes ascensions. Cette fois il
nous en était réservé une très heureuse : ce terrible mur se
trouva fort commode à traverser; juste à hauteur voulue, une sorte
de vire faite, il est vrai, bien plus pour des sabots de chamois que
pour des souliers de montagnards, nous traçait un passage dans toute
sa largeur ; je ne me rappelle guère avoir traversé plus
commodément un aussi vilain précipice. La paroi tombe directement
par un saut de huit cents mètres sur le glacier de Laneuvaz. Elle
doit être constamment labourée par des avalanches de pierres, car
dans la partie que nous traversions, tout est brisé avec une
effrayante violence ; partout on voit les angles tranchants et
l'éclat blanchâtre de la pierre fraîchement cassée, dans tous les
creux, des amas de poussière et de menus débris. Les secousses
répétées de ces avalanches ont fissuré la montagne jusque dans
ses entrailles ; pas un roc qui tienne ; les saillies que vous voulez
saisir vous restent à la main.
Nous passons lestement, ne jetant qu'un rapide coup d'œil sur ce
précipice de Laneuvaz, qui vaudrait cependant bien la peine d'être
contemplé un moment. La pente traversée, autre surprise ; nous nous
trouvons sur une belle arête, faite de rochers aussi solides que
ceux de la face étaient chancelants, mais si escarpée, que par
endroits c'est une véritable échelle.
Alors — ô délicieux souvenir ! — alors commence la grande
gymnastique aérienne, la vertigineuse grimpée comme aux flèches de
Strasbourg ; alors viennent ces émouvants passages où, suspendu sur
mille mètres d'abîme, l'on tient du bout des doigts, du fin bord de
la semelle à de simples rugosités du granit qu'on ne peut appeler
des saillies, mais pourtant si solides et si sûres qu'avec un peu
d'habitude on est absolument certain de ne pas tomber. Et se prenant
corps à corps avec ces rudes et fiers rochers, on se suspend, on se
hisse, on se tord dans des attitudes qui eussent fait la joie de
Michel-Ange ; de temps en temps on regarde entre ses pieds, ou l'on
penche la tête par-dessus son épaule pour contempler les
profondeurs, tandis qu'en soi-même on bénit le ciel d'avoir les
membres souples , le pied sûr, la tête libre de vertige, et de
pouvoir se livrer sans peur à cette enivrante et incomparable
gymnastique.
Ah ! les beaux moments, et l'indicible plaisir ! L'oiseau peut-il
bien avoir autant de jouissance à voler que l'homme à grimper ces
audacieux campaniles ? Quand je songe à ces escalades, je ne puis
m'empêcher de les considérer comme les plus belles heures de mon
existence. Peut-être dois-je l'avouer à ma honte, mais rien en ce
monde ne m'a donné une joie aussi vive et aussi franche que ces
grimpées sur de beaux granits, à dix mille pieds dans les airs ;
jamais je ne me suis senti plus complètement heureux que lorsque
avec deux ou trois solides et braves compagnons, je chevauchais,
comme au Tour-Noir, à califourchon entre deux précipices, sur
quelque arête bien terrible.
C'est parfaitement insensé, j'en conviens; et avec un tel amour du
monde sauvage, je me sens bien peu digne des bienfaits de la société.
Mais aussi pourquoi donc sommes-nous condamnés à passer une si
grande part de notre existence dans nos cages ridicules ? Qu'en
aurait-il coûté à la nature de s'arranger de manière que notre
civilisation pût se développer, non tout à fait dans les airs,
comme la Cité des oiseaux d'Aristophane, mais dans ce monde brillant
des hautes cimes ? Ne pensez-vous pas que, devant ces grands
horizons, dans cet air si limpide, cette lumière si franche, et au
milieu de tant de choses pures et fortes, l'homme n'aurait jamais pu
devenir mauvais ?
Il y a là du moins une question à soumettre aux philosophes,
surtout à ceux qui pensent avec le précepteur de Candide que tout
est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que la nature ne
nous a donné que des instincts conformes à nos besoins. Pourquoi
donc a-t-elle mis dans le cœur de tant de malheureux un si
invincible amour pour ces hautes cimes, où elle nous interdit de
vivre ?
Pour l'heure, sans chercher à résoudre ce difficile problème, nous
étions tout à la joie de l'escalade, et nous grimpions avec
d'autant plus d'ardeur que nous étions sûrs de tenir le bon chemin.
Pourtant, au moment d'atteindre les derniers rochers de l'arête,
nous eûmes une courte angoisse ; trois sommets surgirent à la fois
devant nous ! le Tour-Noir avait trois sommets ! Qui l'eût supposé
à le voir de loin ? Et s'ils étaient séparés par des brèches
profondes et infranchissables ! si l'on ne pouvait atteindre le plus
élevé ! Allions-nous peut-être échouer piteusement à quelques
pas du but ? On a aussi de ces surprises à la haute montagne. Mais
non, les trois sommets étaient à nous ; des arêtes faciles les
reliaient l'un à l'autre ; un dernier et joyeux élan nous
réunissait bientôt tous les quatre sur le faîte suprême du
Tour-Noir.
Il faut bien, n'est-ce pas, que l'antique poésie soit absolument
morte dans nos pauvres âmes modernes pour qu'en un moment pareil il
ne se soit encore trouvé personne qui fît éclater un de ces hymnes
pleins d'un beau délire, tel qu'en savaient chanter les poètes
primitifs. Tout notre lyrisme ne sut. hélas ! se traduire que par un
échange de fortes poignées de mains, et par des cris sauvages, des
iodler insensés qui durent effrayer les chamois jusque dans
leurs plus profondes retraites.
Notre victoire était complète, et la cime, étroite arête brisée
à demi couverte de neige, était absolument vierge de tout vestige
humain. Le roc suprême, dont je cassai la fine pointe, afin de la
garder comme une relique, n'était qu'un petit bloc de granit
blanchâtre, tacheté de vert, et juste assez grand pour y tenir les
deux pieds. Chacun de nous commença par se donner la satisfaction
enfantine d'y poser les siens à son tour, et de faire du regard le
tour de l'horizon pour bien constater sa royauté.
Nous étions alors à 3824 m., suivant la plus récente carte
fédérale ; à 3843 m. selon la carte du capitaine Mieulet ; soit,
pour mettre tout le monde d'accord, à trois mille huit cents mètres
environ au-dessus des plus grands trônes de l'Europe.
Le beau temps nous permettait une longue halte. Juchés, plutôt
qu'assis , sur des blocs branlants, les jambes pendantes sur les
précipices qui s'ouvraient aux flancs de notre gigantesque clocher,
nous pouvions jouir tranquillement d'un de ces spectacles devant
lesquels on pense tout naïvement qu'on est heureux d'être au monde
et d'avoir de bons yeux.
Les plus ardents admirateurs des Alpes me laisseront dire, je crois,
sans m'accuser de blasphème, que si les vues panoramiques des hautes
cimes pouvaient avoir un léger défaut, ce serait peut-être celui
de se ressembler un peu. Dieu me garde de m'en plaindre ! elles sont
si belles ! Tout ce que je veux dire, c'est que lorsqu'on en a vu
beaucoup, il devient difficile d'avoir des surprises. Pourtant, cette
fois, et bien qu'ayant le souvenir encore tout frais de quelques-uns
des belvédères les plus vantés des Alpes Pennines et des Alpes
Graïes, je fus saisi ; ce que je voyais avait pour moi quelque chose
de vraiment nouveau.
Ce n'est certes point par son étendue que le panorama du Tour-Noir a
de quoi surprendre ; on n'aurait pas besoin de monter bien haut pour
en avoir un plus vaste ; toute une moitié du cercle de l'horizon est
masquée par les grandes cimes immédiatement voisines. Mais là,
justement, dans cette portion orientale de la chaîne du Mont- Blanc
qui se développait devant nous, là était le spectacle ; et il m'a
si complètement absorbé que je ne sais plus très bien ce que l'on
voyait au nord, à l'est, ni au sud. C'était sans doute la colonne
serrée des Alpes bernoises, la foule agitée des hautes cimes
valaisannes et les groupes élégants des massifs italiens ;
c'étaient encore, je crois, les douces montagnes vaudoises avec un
coin du Léman, et plus loin, par-dessus le long pli monotone du
Jura, les collines de France dont la houle se perdait dans les
vapeurs. Tout cela, si beau que ce fût, je m'en souviens à peine,
ou je le confonds avec ce que j'ai souvent pu voir de tant d'autres
sommets ; mais ce que je ne puis oublier, ce que je reverrai toute ma
vie, c'est le massif des Aiguilles tel qu'il m'apparut de là-haut
pour la première fois. Rien de ce que j'avais vu jusqu'alors dans
d'autres régions des Alpes n'y ressemblait ; cette vue était d'un
autre ordre ; elle était pour moi la révélation d'une forme de
beauté alpestre que j'avais à peine soupçonnée. Imaginez un homme
passionné pour l'architecture, et qui entre pour la première fois
dans une belle cathédrale gothique. Peut-être un mot sur la
structure de ces montagnes aidera-t-il à comprendre ce que nous
avions sous les yeux.
On sait que le massif du Mont-Blanc est fait tout entier de roches
cristallines et particulièrement de granit ; or ce granit, dans
toute sa masse, est fendu par feuillets réguliers que les forces
terrestres en leurs mystérieuses révolutions ont redressés à peu
près verticalement.. Dans une telle position, ces gigantesques
feuillets de pierre ont offert des voies faciles aux agents
extérieurs qui depuis des milliers de siècles travaillent à les
ruiner ; ceux-ci n'ont eu qu'à profiter de leurs interstices, et à
ciseler la roche en suivant ses joints naturels ; se détachant par
plaques et par lames, les feuillets les moins compactes ont été
détruits les premiers; ils ont laissé debout les plus résistants,
qui, à mesure qu'ils commençaient à se ruiner à leur tour, ont
pris des formes aiguës d'obélisques, de dents de peigne, d'
aiguilles, comme le dit le nom si expressif de la plupart des
sommités de cette chaîne.
D'autres massifs dans les Alpes, celui du Finsteraarhorn, par
exemple, présentent la même structure, mais aucun avec cette
imposante unité de style et dans de telles proportions. On dirait
une œuvre voulue, d'où un artiste aussi puissant que sévère a
élagué tout ce qui n'exprimait pas son unique idée. Comme dans un
bel édifice où un même motif dirige le développement des piliers
et des voûtes aussi bien que celui des moindres fleurons, partout
ici on retrouve cette forme mère, l'aiguille, le mince obélisque de
granit: c'est en formidables groupes d'aiguilles que s'élancent les
plus hautes cimes de la chaîne, c'est en échelonnements d'aiguilles
que descendent leurs contreforts, et c'est encore en aiguilles, en
milliers de petites aiguilles, que sont ciselées leurs plus minces
arêtes.
L'effet du hérissement vertical de toutes ces pointes de granit est
extraordinaire ; on dirait une colossale cristallisation ; ou plutôt
on pense à une ville fabuleuse, tout entière bâtie en style
gothique et remplie de cathédrales qui auraient mille, quinze cents,
deux mille mètres de haut ; les unes simples et massives , comme
celle de Châlons, d'autres effilées, comme celle de Coutances,
d'autres ciselées, dentelées, aériennes comme celle de Cologne ;
ici serrées en groupes, là, noblement rangées en avenues ; mais
toutes élevant au ciel avec le même élan grave leurs immenses
flèches de pierre et les mille clochetons de leurs contreforts et de
leurs arêtes.
Et cette cité fantastique, énorme, sur laquelle semble avoir passé
on ne sait quel cataclysme, dort dans le plus funèbre silence, à
demi ensevelie sous les neiges d'un perpétuel et magnifique hiver.
Maintenant — car je n'ai rien dit encore du Mont-Blanc lui-même —
qu'on se représente au delà de ce féerique ensemble, bien
au-dessus des plus fières de toutes ces aiguilles, et montant avec
une tranquille lenteur dans les dernières hauteurs d'un ciel glacé,
la masse énorme du Mont-Blanc, fabuleusement surchargée de neiges
éblouissantes et de glaces diaphanes.
Oh ! combien tout cela était grand, noble, austère, magnifique !
Comment ai-je pu redescendre de là-haut ! comment n'y suis-je pas
resté, comme ces brahmanes de l'Inde antique qui pouvaient, dit-on,
demeurer mille ans sans boire ni manger, abîmés dans leur extase au
milieu des hautes solitudes de l'Himalaya. En notre siècle sans foi,
de tels miracles sont devenus impossibles, et je crois bien, hélas!
que nous buvions et que nous mangions tout en admirant ces splendeurs
; mais du moins, je plaignais du fond de mon âme les gens qui ne
savent pas s'arracher aux prétendus plaisirs des villes pour venir
apprendre sur ces granits ce que c'est que jouir ; je plaignais
davantage encore le nombre si grand de ceux qui aspirent à ce monde
des hautes cimes et sauraient l'admirer, mais qui n'ont aucun espoir
de le voir jamais.
Et j'en venais à me demander quel serait l'effet que pourrait
produire une telle vue sur une personne sensible aux beautés de la
nature, mais ne connaissant que les plaines ; je me figurais qu'on
l'eût transportée sur ce sommet les yeux bandés, sans préparation,
sans avertissement, et qu'elle se fût trouvée là tout à coup.
Quels transports d'admiration ! dites-vous ? Non, mais plutôt : quel
saisissement ! quelle horreur ! Il y aurait de quoi devenir fou
peut-être. Nous autres alpinistes, nous pouvons admirer, parce que
nous arrivons sur ces hauts sommets préparés par d'insensibles
transitions ; mais la première impression de celui qu'on y
transporterait tout à coup ne serait que l'étonnement et l'effroi.
Ce qui le saisirait tout d'abord, ce ne serait pas comme nous, la
magnificence des neiges et des glaces du Mont-Blanc, ni le fier
élancement de son cortège d'aiguilles ; ce serait la vue soudaine
de toutes les horreurs immédiatement voisines, les abîmes ouverts
de tous côtés, cet énorme vide du fond duquel on ne voit monter
que de grandes formes fracassées et effrayantes, indescriptibles
mélanges de neige et de rochers, qui ne ressemblent à rien de connu
et n'ont pas encore de nom dans nos langues ; ce seraient les flancs
mêmes du Tour-Noir, pareils aux ruines de quelque donjon démantelé
par une explosion formidable ; ce seraient ces empilements de rocs
brisés, effroyablement penchés sur le vide, ces vertigineux
couloirs dont la fuite fait frissonner, ces glaces méchantes
plaquées aux flancs roides des granits, et qui semblent demander la
mort de quelqu'un ; et par-dessus toutes ces choses horribles, les
étranges caprices de ces entassements de neige dont nos plus grands
hivers ne donnent pas d'idée ; ici débordant en lèvres épaisses
le long d'une arête, là miraculeusement suspendus à des murailles,
ailleurs coiffant bizarrement une rangée d'aiguilles et les faisant
ressembler à des fantômes. Si familiarisé que je fusse avec les
scènes des hauts sommets, ce qui nous entourait était si
extraordinaire que je ne pouvais le contempler moi-même sans
éprouver un vague effroi.
Six ans sont écoulés depuis l'heure trop heureuse où je voyais ces
choses ; bien des détails m'échappent, aujourd'hui que je voudrais
les décrire ; mais d'autres sont restés que je n'oublierai jamais.
Je revois encore, par exemple, à deux cents mètres au-dessous de
nous, l'arête infernale des Aiguilles-Rouges, dardant sa rangée de
lances sombres; un peu plus loin et à notre niveau, le Dolent, avec
sa pure cime de neige, audacieusement surplombante; au-delà,
l'Aiguille-de-Triolet, un vilain cône de roc noir cuirassé de
glaces grises et tout en affreux précipices ; puis le sinistre et
énorme mur des Grandes-Jorasses, à sa droite l'Aiguille-du-Géant,
mince, penchée et menaçante, l'Aiguille-de-Rochefort, une longue et
fine lame de stylet sortant d'une belle croupe de neige. Je revois
surtout — et elle me fait frissonner même en imagination — la
formidable chaîne qui compose ce crescendo sans pareil: lés
Courtes, les Droites, l'Aiguille-Verte, offrant de notre côté une
muraille ininterrompue de cinq kilomètres partout rayée du haut en
bas de couloirs de neige presque verticaux , et dont les derniers,
ceux de l'Aiguille-Verte, sont les plus terribles qu'il y ait dans
les Alpes. Enfin, tout près de nous et à peine au-dessus de notre
niveau, avec ses splendides rochers montant comme un faisceau de
grands tuyaux d'orgue, l'Aiguille-d'Argentière, si éblouissante au
soleil qu'elle semblait faite de neige et d'or.
Mais que puis-je donc faire avec des mots dans une langue qui n'en a
pas encore pour peindre ces sortes de beautés ? Et quel poète
surtout eût pu dignement exprimer ce qu'éprouvaient nos cœurs à
la pensée que nous étions les premiers à fouler cette cime, les
premiers à voir cet indescriptible tableau ?
Car, veuillez nous croire, bonnes gens qui du fond de votre fauteuil
prêtez si charitablement aux grimpeurs des pensées mesquines, il y
a bien autre chose qu'une simple satisfaction de l'orgueil à fouler
un sommet où nul pied ne s'est encore posé : il y a une sensation
poignante, unique et qui va droit au plus profond de l'âme ; c'est
de se dire que depuis des temps incalculables que ces rochers
existent et dressent leur fière nudité dans le ciel, aucun homme
n'y est encore venu, qu'aucun regard n'a vu ce que vous voyez, que
votre voix est la première à rompre un silence qui dure là depuis
le commencement du monde, et qu'il vous est donné, à vous, homme
pris au hasard dans la foule, d'apparaître en ce lieu sauvage comme
le premier représentant de l'humanité. Alors on se sent comme
investi d'une fonction religieuse ; il semble qu'il y ait quelque
chose de sacré dans cet instant où s'accomplit sur un point nouveau
l'hymen de la terre et de l'homme ; et je n'imagine pas que nulle
part, pas plus sur un sommet des Alpes qu'au milieu des prairies de
l'Australie, l'on puisse fouler un sol vierge et en avoir conscience
sans éprouver une profonde et grave émotion.
Quand nos sauvages ancêtres prirent les premiers possession du sol,
alors couvert de forêts où s'étalent aujourd'hui nos cultures et
nos villes' s'ils arrivaient sur une éminence, ils élevaient un tas
de pierres, un cairn, comme disent encore les alpinistes
anglais, qui ont conservé ce vieux mot celtique. Ainsi faisons-nous
toujours lorsque nous atteignons une cime vierge de nos montagnes,
obéissant plutôt à une sorte d'instinct qu'à une immémoriale
tradition ; et ce cairn, pour nous comme pour nos ancêtres,
n'est pas seulement un monument de vanité personnelle ; il veut dire
avant tout : l'homme est venu ici ; désormais ce point de la terre
est à lui.
Et même, dans la pensée du grimpeur, ces pierres veulent parfois
dire tant d'autres choses qui ne sont pas uniquement de la vanité !
Pendant qu'il les entasse de ses mains, des sentiments si divers
s'agitent dans son âme ! sentiments dont souvent il n'a que
vaguement conscience, et dont l'homme qui vit dans son fauteuil ne
saurait avoir le moindre soupçon. Là-haut, devant cette nature
énorme et sévère, il vient de bien autres pensées que dans un
boudoir ou à l'opéra. On voit le monde, l'homme, la vie d'un bien
autre regard. L'humanité n'est plus rien, elle a disparu ; c'est à
peine si l'on en devine les traces à de petits points et à de
petites égratignures blanchâtres au fond des replis bleus des
vallées. On se voit seul devant l'effrayant déroulement des
espaces, et l'on est saisi, comme nulle part, de la pensée que
l'univers est formidable en son mystère, qu'aucune religion, aucune
philosophie ne nous en donne une idée vraie, et que plus nos yeux
s'ouvrent, plus ce mystère grandit. La vue de cette immensité vide
fait peur ; on se demande avec plus d'anxiété que jamais ce que
l'on est, où l'on va, si vraiment on ne doit plus revoir ce monde si
beau auquel le cœur s'attache ; si ce cœur lui-même, ce foyer
d'amour qu'on sent brûler dans sa poitrine, n'est qu'une petite
flamme qui palpite un instant pour s'évanouir dans on ne sait quelle
nuit. Que ces choses nous viennent clairement à l'esprit ou qu'on
n'en ait qu'une impression confuse, on les pense néanmoins ; et s'il
y a de la joie dans ce petit monument par lequel on est un peu fier
d'attester sa victoire, il y a aussi une larme, larme du cœur sinon
des yeux. Volontiers on graverait sur ces dalles : Et ego in
Arcadia ! Hommes, mes frères, qui viendrez ici, moi aussi, âme
vivante et aimante, j'ai vu un moment ce que vous voyez ; moi aussi
j'ai palpité d'émotion en en contemplant la mystérieuse beauté....
Oh ! pendant que vous êtes à la lumière, prononcez mon nom ;
faites-moi revivre un instant dans votre pensée ! Rochers, vous qui
existerez si longtemps, laissez durer le plus possible ce souvenir de
moi !
Il se peut que de telles pensées ne se soient pas mêlées à
l'érection de tous les cairns, pourtant j'aime à croire que
tous ceux qui ont eu le bonheur d'en élever un sur quelque sommet
des Alpes ne l'ont pas fait avec une parfaite indifférence et pour
la seule satisfaction d'y laisser leur nom ; je puis assurer du moins
qu'il y avait autre chose dans le sentiment avec lequel je me mis,
aidé de mes compagnons, à construire une petite pyramide sur le
sommet du Tour-Noir. Les matériaux abondaient autour de nous ; en
quelques minutes elle fut dressée. Mais nous n'avions pas de
bouteille, rien qui pût conserver pour les siècles futurs le billet
sacramentel où étaient inscrits nos noms et la date de notre
ascension. Faute de mieux, nous le déposâmes entre deux pierres
plates , en le laissant dépasser un peu, pour qu'il attirât le
regard des prochains visiteurs.
Cher petit billet ! il a dû voir là haut de rudes hivers. Y est-il
encore? le gel et le dégel qui font sauter des quartiers de roche
auront-ils respecté cette petite feuille de papier?... Ce que je
sais, c'est que le regretté Nicolas Knubel*,
mon brave guide et compagnon dans tant d'escalades, l'a retrouvé
l'année suivante, alors qu'il croyait faire avec un grimpeur anglais
la première ascension du Tour-Noir; et qu'en apprenant ce détail,
j'ai éprouvé le même plaisir que s'il m'avait dit avoir trouvé
nos noms gravés sur une pierre au fin fond des déserts de la
Mandchourie.
Notre cairn achevé, et après avoir bien dévoré des yeux une
dernière fois tout ce qui nous entourait , il fallut redescendre,
enfin. Nous reprîmes exactement tous les passages de la montée sans
les trouver plus mauvais.
On se figure que le plus difficile est toujours de descendre, c'est
un pur préjugé : si l'on n'est pas sujet au vertige, on trouve la
descente presque toujours plus facile ; elle coûte évidemment moins
d'efforts, et pour peu qu'on ait le goût des précipices le plaisir
est bien plus vif, puisqu'on les a constamment grands ouverts devant
soi. J'ai questionné sur ce point bien des grimpeurs et bien des
guides; la plupart de ceux qui sont incurablement atteints de
l'absurde amour des casse-cou m'ont paru de cet avis.
Il m'arriva cependant une aventure qui faillit donner un tour
dramatique à cette descente. A la traversée de la paroi qui domine
le glacier de Laneuvaz, la vue des mille petites aiguilles de
cristaux qui brillaient parmi les débris nous fascina si bien,
qu'oubliant toute prudence, et certains qu'il devait y avoir dans le
voisinage quelque riche veine et peut-être des fours, nous nous
détachons et partons en chasse chacun de notre côté. Il y avait en
effet de fort belles veines, qui doivent, en certains endroits,
s'entr'ouvrir en fours tapissés de diamants ; et l'on pourrait
promettre une bonne récolte à celui qui consacrerait une journée à
chercher des cristaux dans ces parages : deux de nous rapportèrent
de magnifiques plaques de cristaux fumés, et des pointes très pures
d'un pouce de diamètre. Mais pendant ce temps, j'avais réussi à me
mettre dans la position la plus critique où je me sois jamais trouvé
dans les Alpes. Une veine que je voulais suivre m'avait conduit au
plus raide du précipice, sur des rocailles pourries, si bien que je
me trouvai tout à coup pendu par les mains à de misérables
aspérités, sans pouvoir trouver de trou ni de saillie pour mes
pieds, que je ne pouvais même pas voir. Ce que je voyais le mieux
au-dessous de moi, c'était le précipice du glacier, qui
m'attendait. J'avoue qu'en ce moment je ne l'admirais plus du tout ;
et je garde la plus profonde reconnaissance à mon vilain petit
rocher d'avoir bien voulu attendre, avant de céder sous mes mains,
que le plus proche de mes compagnons fût venu m'indiquer où je
pouvais placer mes pieds.
Là-dessus, les gens raisonnables vont triompher et me démontrer
combien il est absurde d'aller, comme les chèvres de la fable, «
promener son caprice » en de pareils endroits.
Eh bien ! voyez comme les cerveaux sont différents ! Cette
expérience me fit faire des réflexions toutes contraires, et j'en
tirai une morale tout opposée. Le seul reproche que je sus me faire
fut de m'être si étourdiment mis dans un pareil embarras. Comment
avais-je pu me hasarder sans plus d'examen sur ces détestables
rocailles ? Il était clair que mon ardeur à chercher des cristaux
m'avait ôté le jugement.
Considérant donc que c'était la cupidité, et non l'amour des
précipices, qui avait failli me perdre, j'en tirai l'aphorisme
suivant, de la vérité duquel je suis resté convaincu : il est
dangereux d'aller dans les précipices pour autre chose que pour le
plaisir de grimper.
Qu'on en veuille aux cristaux, aux plantes ou aux chamois, dans la
fièvre de sa recherche on risque souvent de s'engager sans réflexion
dans des passages dont on n'est plus capable de se tirer sans secours
; tout au contraire, celui qui grimpe pour grimper ne perd pas un
instant de vue son but ni ses moyens; grimper, pour lui, est un art,
et, comme tous les artistes, il apporte un soin jaloux à
l'exécution. La première chose qu'il fait est de juger d'un coup
d'œil l'endroit où il veut s'engager, de calculer les chances de
succès et les moyens de retraite : il sait toujours où il est ,
parce qu'aucune autre préoccupation n'a troublé son esprit. Dans de
telles conditions il est bien rare qu'il ait de fâcheuses surprises.
Je gagerais que les chèvres qui périssent pour s'être aventurées
dans de trop mauvais pas sont presque toutes des chèvres gourmandes.
Notre chasse aux cristaux eut encore pour inconvénient de nous faire
perdre un temps précieux. Le jour déclinait, il fallait se hâter;
dans notre précipitation à boucler et à reprendre nos sacs, que
nous avions laissés près du col en montant , le possesseur de la
plus belle plaque de cristaux l'oublia sur un roc, où elle a dû
depuis resplendir tout l'été au soleil.
A mi-chemin du col au glacier, pour couper au plus court et
expérimenter une route meilleure, nous voulûmes descendre par les
escarpements du flanc nord de l'éperon. Expérience faite, c'est une
voie qu'on ne saurait conseiller qu'à ses plus mortels ennemis. La
plupart des caravanes descendent maintenant de ce côté, mais
quittent beau coup plus haut l'arête, et atteignent le glacier de
Laneuvaz par des passages beaucoup plus faciles.
Quand nous fûmes au bas de la paroi et que nous eûmes sauté la
belle rimaye qui en défend l'abord, il nous restait juste assez de
jour pour sortir du glacier. La nuit nous prit à l'entrée du désert
de pierres qui occupe tout le fond du Val. Une heure plus tard, si
quelque pâtre attardé se trouvait encore dans le voisinage du
torrent de Laneuvaz, il aura dû raconter, en rentrant au chalet,
qu'il avait vu parmi les blocs errer dans l'obscurité quatre damnés
qu'on entendait par instant tomber en poussant des imprécations.
* Il
a péri depuis au Lyskamm avec deux de ses frères.
|