Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Les mazots de Plan-Cerisier
« O fortunatos
nimium... »
A
travers le vent, la neige et le brouillard, nous venions de passer le
col de Balme. L'hiver blanchissait le haut des montagnes et
descendait lentement. Au bas du col, dans l'austère vallon du
Trient, les vaches et les génisses s'étaient répandues de tous
côtés au milieu des prés déjà roussis par le gel, cherchant les
dernières touffes d'herbe tendre. Toute la montagne tintait
harmonieusement de leur sonnerie lente et mélancolique.
Au
delà du col de la Forclaz, cependant, sur le versant de la vallée
du Rhône, la température était plus clémente. Il faisait beau, la
fin du jour était douce et dorée.
Nous
descendions à pas tranquilles, admirant l'infinie variété de
nuances que l'automne avait répandues dans les tons rouges et jaunes
des arbres et des buissons. Déjà nous avions atteint la région des
noyers et nous allions toucher la plaine, lorsqu'un bon génie, sans
doute, vint nous prendre par la main et nous révéler, à quelques
minutes de ce grand chemin que nous avions parcouru vingt fois, un
délicieux petit paradis, les Mazots de Plan-Cerisier.
Il
faut vous dire que tout le bas de la grande pente au pied de laquelle
s'étalent Martigny-le- Bourg et Martigny-la-Ville avec leurs prés
et leurs vergers, est couvert par un des plus riches vignobles du
Valais. La terre y est forte, l'exposition excellente, jamais le vent
du Nord ne s'y fait sentir ; et à certains jours d'été, dans
ce fond de vallée qui devient une étuve, il fait une chaleur à
réjouir des palmiers.
Les
gens de Martigny, trouvant peut-être qu'il y a trop à monter et à
descendre pour cultiver ces vignes en pente, les ont en grande partie
vendues à des montagnards des vallées voisines, qui, eux, ne
craignent pas les montées. Mais comme ils demeurent qui à Salvan,
qui dans le Val- Ferret, qui dans le Val-d'Entremont, pour passer la
nuit au temps des travaux ou des récoltes, ils ont là, au milieu
des vignes, de toutes petites habitations, juste ce qu'il en faut
pour abriter provisoirement des montagnards et contenir deux ou trois
instruments de culture, de petits tonneaux, un petit pressoir. Ce
sont ces habitations temporaires qu'on appelle les mazots.
Donc,
suivant le grand chemin que suit tout le monde, nous allions
continuer à descendre sur Martigny-le-Bourg, lorsqu'il nous souvint
qu'un de nos bons amis de Salvan nous avait invités bien des fois à
venir le voir dans sa vigne, au temps de la vendange.
—
Venez me voir au mazot ! — nous disait-il avec insistance, —
vous mangerez des raisins et vous boirez du vin doux. Venez me voir
au mazot !
Cette
fois, nous avions le temps, on devait être en pleine vendange,
c'était l'occasion, ou jamais. Poussés à la fois par l'amitié, la
curiosité et quelque peu la gourmandise, nous quittâmes le grand
chemin et nous prîmes à gauche un sentier gazonné qui entrait
presque immédiatement dans les vignes.
Nous
avions à peine fait deux cents pas que nous vîmes surgir devant
nous le premier groupe de ces fameux mazots. Oh ! je voudrais
vous les peindre ; mais comment dire ? quels mots inventer qui aient
la puissance de vous les mettre devant les yeux tels que je les vois
encore, avec tout leur charme rustique et la finesse de leurs
gracieux détails.
Essayez
de vous figurer, au détour d'un chemin, là, à trente pas devant
vous, au milieu d'un adorable fouillis de vignes dorées et en
désordre, un groupe de petits chalets vieux et noirs, à peine hauts
de six pieds; des chalets en miniature,à demi cachés sous le
fouillis des pampres qui ont envahi leur toit, et ayant, là-dessous,
l'air de sourire comme de bons vieillards que des enfants auraient
couronnés de feuillage.
A
leur vue, ce ne fut entre nous trois qu'un cri de ravissement, tant
ils étaient heureusement groupés, tant ils avaient de grâce à se
découper sur le ciel clair avec la dentelle de leur parure. Mais ce
n'était là que les premiers : un peu plus loin apparaissait un
autre groupe, puis un autre, puis un autre encore ; la pente en
était toute semée : ici deux, là trois ou quatre, ailleurs
tout un petit hameau, et tous plus mignons les uns que les autres,
tous gentiment encapuchonnés dans leur treille aux feuilles d'or.
Comment !
nous avions pu passer tant de fois à quelques pas de ce petit monde
enchanteur et nous ne l'avions pas deviné !
A ce
moment, il était à peu près désert : nous arrivions trop tard ;
les vendanges tiraient à leur fin. A peine si l'on voyait encore çà
et là remuer entre les feuilles jaunies un homme ou une femme
agenouillés et cueillant les dernières grappes. Tout cela était
silencieux comme un rêve.
De
toutes ces habitations, pour la plupart désertes, nous ne savions
trop laquelle devait être le mazot de notre ami. Heureusement voici
trois vendangeurs qui rentrent portant lourdement leurs brantes
pleines. Nous le leur demandons. C'était plus bas, nous disent-ils,
vers les derniers mazots. Alors nous voilà, enfilant les petits
sentiers, au grand frou-frou des feuilles froissées, et prenant
exprès par le plus long.
Nous
arrivons enfin au groupe principal. Les mazots y forment un petit
carrefour, une place large à peine de six pas au milieu de laquelle
se dresse un vieux noyer. Des seules, des hottes, des instruments
rustiques sont encore épars devant quelques chalets. Par une porte
entr'ouverte qui laisse arriver la piquante odeur du moût, on voit
un pressoir qui ruisselle ; près du seuil, à terre, est une
corbeille de raisins de choix qui feraient honneur à la table d'un
roi, serrés, veloutés et purs avec des tons d'ambre et d'opale.
Une
femme est là. Nous lui demandons où demeure notre ami. C'est bien
là, en face ; voilà son mazot, l'un des mieux bâtis et des
mieux soignés, mais la porte en est close. — Il sera bien sûr
remonté en Salvan, nous dit-on, — à moins qu'il ne soit encore
par les vignes. Alors nous nous mettons à sa recherche, souhaitant
secrètement de le trouver le plus tard possible.
Peut-être
n'avez-vous jamais vu que des vignobles vaudois, avec de longues
avenues d'échalas géométriquement plantés à des distances bien
égales : alors vous aurez peine à vous imaginer ces clos valaisans.
Ils ont bien aussi des échalas, mais tout petits et disparaissant
sous les touffes des feuilles; on a bien eu aussi, comme ailleurs,
l'intention de planter les ceps avec une certaine régularité ; mais
on les laisse si longtemps seuls que chacun se tord et se noue à sa
guise ; l'un s'incline vers l'autre, tandis que les sarments, avec
toute la grâce des choses libres et naturelles, s'allongent,
s'entrecroisent, se mêlent, s'embrouillent comme les lianes d'une
forêt vierge ; sous leur enchevêtrement disparaissent les
petits murs en partie écroulés qu'on avait faits autrefois pour
marquer des limites. Au passage on entrevoit çà et là de petits
sentiers tout veloutés d'herbe fine qui fuient et se dérobent,
connus seulement des lézards, qui pendant des mois entiers n'y ont
jamais entendu d'autre bruit que le chuchotement des feuilles.
C'est
au milieu de telles vignes que les petits mazots sont irrégulièrement
dispersés. Pas un seul ne ressemble tout à fait à son voisin. On
en voit, il faut le dire, de coquets et de bien soignés ; il y en a
même un ou deux tout en pierres blanchies à la chaux et autour
desquels on a tâché de réprimer les élans désordonnés de la
végétation. Mais la plupart sont bonnement négligés et frustes.
Ce sont assurément ceux-là que la vigne préfère. Libre et
heureuse, sans voir une main qui chaque jour vient brutalement la
contrarier dans ses inclinations, elle s'empare avec amour du petit
mazot, elle l'entoure, l'embrasse, le recouvre, s'enlace
gracieusement à chacun de ses angles, se suspend en festons, se
déroule en guirlandes, et feuille sur feuille, rameau sur rameau, de
ses lianes souples lui tisse un frais vêtement de verdure.
Il y
a de ces mazots si vieux, si négligés, si affaissés, que sans la
vigne qui les enlace de son réseau, on se demande s'ils tiendraient
encore. A travers les feuilles on entrevoit un indescriptible
arrangement de poutres noires, de pierres chancelantes, de planches
vermoulues, enchevêtrées on ne sait comment, tenant probablement à
force d'habitude. En plusieurs endroits on voit aussi de petites
charmilles formées à l'aide de quelques perches bizarrement
entrecroisées, étroites cages de verdure où on ne peut entrer
qu'en se baissant et où il n'y a guère place que pour deux.
Ah !
parmi les montagnards qui possèdent ces clos, ces mazots, ces
charmilles, il doit bien y en avoir quelques-uns, pourtant, qui
comprennent leur bonheur ! Par une tiède après-dînée d'automne,
quelques jours avant les vendanges, sous un de ces mystérieux petits
berceaux, il a bien dû y avoir parfois un couple aimant, la main
dans la main, qui a compris en quel lieu de délices il lui avait été
donné de s'adorer et de vivre.
Vous
imaginez-vous ce bonheur caché sous le transparent treillis du
feuillage, au pied des grandes montagnes paisibles, avec l'horizon
lumineux là-bas. On est assis sur l'herbe molle, par les mobiles
trouées des pampres, on voit au loin sur la route de la Forclaz
monter et descendre les caravanes qui vont à grands frais à la
recherche du bonheur, tandis que de temps en temps, levant seulement
la main, on cueille une grappe dorée et bien mûre qu'on égrène à
deux en riant et se disant de douces choses.
. . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Nous
ne trouvâmes point notre ami, mais tout en descendant, je rêvais de
l'âge d'or.
|