Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Les gorges de Sallanche
Qu'ils
devaient être beaux les temps où l'homme, nouveau venu dans son
immense et magnifique domaine, en prenait joyeusement possession, et,
s'avançant à travers les continents déserts, voyait, au détour de
chaque colline, s'ouvrir devant lui des espaces inconnus ! Quel
trouble délicieux il devait ressentir devant ces augustes et
fraîches solitudes, à l'ombre des forêts, au bruissement
mystérieux du feuillage, au grondement sévère des eaux entre les
rochers ! Chaque journée de chasse, à la poursuite du mammouth ou
du renne, chaque migration, à la suite du soleil et des beaux jours,
découvrait mieux à ses yeux l'étendue et la beauté du monde, et
la richesse infinie de cette nature animée par une puissance
invisible. C'est alors, sans doute, dans les moments où une
religieuse admiration débordait de son cour et exaltait sa pensée,
que naquirent les premiers chants, hymnes d'amour à la grande Âme
qui vivait en toutes ces choses, chants dont rien depuis n'a égalé
le pur enthousiasme et la sereine naïveté.
Mais
ces temps ne sont plus ; ces jours solennels et si beaux, où l'homme
prenait possession de la terre, et où retentissaient les hymnes
védiques dans les solitudes de l'ancien monde, sont passés à
jamais. Depuis lors, d'une mystérieuse et intarissable source, les
générations des hommes ont coulé à flots abondants et se sont
répandues sur le monde ; les peuples ont envahi la terre, et,
aujourd'hui vieillie, elle n'aura bientôt plus un lieu où n'ait une
fois au moins résonné le pas de l'homme. Partout il a passé, vécu,
souffert ; tous les lieux sont marqués de ses sueurs et de son sang.
L'antique désert n'est plus ; à peine en reste-t-il des lambeaux.
N'assistons-nous
pas, au pied de nos montagnes, à un des derniers épisodes de cet
envahissement ? Vos
Alpes aussi étaient un désert.
Longtemps, les hommes qui vivaient à leur
pied les regardèrent avec frayeur, ne s'élevant qu'avec émotion
jusqu'aux abords de leurs solitudes glacées. Dans leurs replis se
cachèrent longtemps des vallées sauvages
; au-dessus de
leurs glaciers s'élevaient encore, il n'y a pas un demi-siècle
une foule de cimes vierges et inaccessibles. Combien en reste-t-il
aujourd'hui ? Le
compte en est facile :
une seule se dresse au-dessus de quatre
mille mètres qui n'ait été foulée par
aucun pied humain1.
Les aiguilles les plus fières sont vaincues, les glaciers les plus
inabordables sont parcourus et décrits ; il n'est pas jusqu'aux
gorges les plus affreuses, jusqu'à ces gouffres où la nature
croyait avoir caché pour jamais à tous les êtres vivants les
secrets de ses horreurs, qui ne s'ouvrent devant l'industrie de
l'homme. Chaque année, dix mille curieux visitent les gorges du
Trient, où pas même les hiboux n'ont osé pénétrer.
Ainsi le flot monte, monte sans cesse, soulevé par une force
supérieure ; envahissement fatal que rien ne saurait arrêter et
auquel ceux même qui le déplorent, sont forcés de concourir.
Bienheureux
seulement celui qui sait encore quelque part un vallon où aucun
sentier ne passe, une forêt où n'ait jamais résonné la cognée,
une cascade qui gronde dans un gouffre sur lequel personne ne s'est
penché. Qu'il se hâte d'en jouir, car demain la foule aura
découvert sa solitude et en aura chassé la poésie.
Près de nous, il y en avait un de ces coins perdus ; il avait eu le
bonheur d'échapper longtemps à tous les regards ; seuls quelques
amants discrets et fidèles allaient y goûter la paix pendant les
beaux jours. Mais voici que son heure a sonné ; on l'a découvert,
la spéculation a calculé les intérêts que ses beautés pourraient
produire, et prochainement vont s'ouvrir des galeries et des sentiers
destinés à en faciliter l'accès à la foule des touristes. Ce coin
perdu, qui bientôt sera devenu une curiosité en vogue, c'est la
gorge de la Sallanche.
Il y a peut-être bien des personnes à qui le nom même de la
Sallanche serait inconnu, si le tableau de Diday qui en représente
la dernière chute ne l'avait rendu populaire. Mais cette chute,
généralement connue sous le nom de Pisse-Vache, est tout ce que le
monde sait de son histoire. Où est la source de cette belle eau,
toujours limpide, même dans les jours d'orage ? Quels sont les
mystères de la grotte étroite et inaccessible d'où elle descend ?
Beaucoup l'ignorent. Nous allons le dire pendant qu'il peut s'y
attacher encore quelque intérêt de nouveauté.
Si la Dent-du-Midi disparaissait subitement du majestueux ensemble
qu'elle couronne si bien pour Vevey et Montreux, on verrait surgir,
derrière elle et presque à sa place, un massif de montagnes chargé
de magnifiques glaciers, et dont la principale cime ne lui céderait
rien en hauteur. Ce massif, trop caché pour être généralement
connu, est celui de la Tour-Sallière. Avec celui de la Dent-du-Midi,
auquel il se rattache par une arête élevée, il forme la moitié
d'un vaste cirque que de hauts contreforts achèvent de fermer. Au
centre de ce cirque, à un niveau d'environ six mille pieds, est une
magnifique arène, unie, finement gazonnée et sillonnée de nombreux
et limpides ruisseaux. Cette plaine étrange, perdue au milieu de la
montagne, habitée seulement au milieu de l'été par des pâtres qui
y gardent de nombreux troupeaux, est appelée Salanfe par les gens de
la contrée. Là est la source que nous cherchons. Il vaut la peine
d'aller passer quelques heures au bord du ruisseau de Salanfe, à se
perdre entre leurs méandres pour chercher lequel entre tous est le
plus beau et mérite d'être appelé la source de la Sallanche. On
reviendra peut-être de sa visite persuadé qu'ils y ont tous un égal
droit ; mais les heures auront passé si vite qu'on prendra sûrement
l'envie d'y retourner. A la fin, l'on décidera que le ruisseau
principal provient d'un petit glacier situé au fond du cirque, tout
au pied de l'abrupte paroi de la Tour-Sallière. Il traverse
doucement la pelouse, recevant à chaque pas de nouveaux affluents ;
lorsqu'il en atteint l'extrémité, il forme une véritable rivière
aux flots purs et brillants : c'est la Sallanche, à peu près telle
que la reçoit le Rhône. De ce côté, le cirque des montagnes
s'abaisse et s'entr'ouvre par une gorge étroite qui plonge vers la
vallée. Dans son envie de courir le monde, la Sallanche s'y
précipite : mais la gorge est profonde et scabreuse ; d'ici l'on
n'en voit pas la fin ; c'est une rude carrière que celle où elle se
lance. Dès les premiers pas son beau cristal se change en une
brillante écume aux reflets d'acier. Adieu les doux gazons de
Salanfe, adieu les promenades paresseuses au milieu des fleurs ;
c'est sur le sauvage granit que vont rouler ses flots. Elle voudrait
bien s'attarder dans quelque détour, caresser en passant les belles
touffes de rhododendrons en fleurs : mais son destin l'entraîne ;
sans cesse, maintenant, il faut bondir. A peine peut-elle une seconde
se mirer en tournoyant dans quelque creux de rocher. Alors,
comprenant son sort, elle s'y livre avec grâce. Jamais on ne vit eau
plus légère, écume plus moelleuse et plus blanche.
En quelques sauts brillants, elle atteint un endroit où la gorge,
plus spacieuse et soudain aplanie, présente un tapis de verdure,
miniature de Salanfe ; mais, entraînée par l'élan, elle le
traverse avant d'avoir pu ralentir ses flots assez pour en jouir. Ce
berceau vert et charmant, où se trouve un groupe de chalets, c'est
le mayen de Van-Haut
Bien des amateurs, descendant de la Dent-du-Midi , ont suivi
jusqu'ici la Sallanche, l'abandonnant à regret pour descendre par le
sentier de Salvan. Mais on ne pense guère à la suivre plus loin,
car, au-dessous du pâturage de Van, la gorge se change bientôt en
abîme : la Sallanche y bondit de gouffre en gouffre, et, aux sourds
grondements qui remontent des profondeurs, on devine la hauteur et la
violence de ses bonds.
C'est là que commencent les grands drames de sa rapide existence. A
partir de cet endroit, elle ne traverse plus que des lieux sauvages
et qui pourront sembler déserts. Ceux qui ne connaissent pas le
vertige et qui ont quelque habitude de l'escalade des rochers,
peuvent tenter de la suivre ; jamais ils ne regretteront le temps ni
les forces qu'ils y auront employés.
On s'engage sur la rive gauche. Plus de sentier ; on avance à
travers les rochers, les sapins et les buissons, suivant de près le
torrent. De tous côtés, les lignes plongent en avant dans un fond
qu'on ne voit pas ; à chaque pas, le site prend une énergie plus
sauvage ; les rochers s'inclinent de plus en plus, et bientôt, à
vingt pas devant soi, on les voit disparaître, et l'on pressent des
escarpements verticaux. Le grondement des eaux, devenu plus violent,
annonce la première chute. On s'approche du gouffre, et, cherchant
une saillie qui le domine, on se penche pour mieux voir. Une
effrayante fissure se présente, étroite et sans fin. La Sallanche
s'y précipite avec fracas, et, dans quatre chutes qui se confondent
en une seule, franchit un abîme de cinq ou six cents pieds. De ces
chutes on ne voit encore que la première, furieuse colonne d'écume
qui tombe en tonnant entre des rochers fracassés. Des blocs éboulés,
singulièrement pris entre les parois de la fente, forment une arche
sauvage sous laquelle elle disparaît.
En se dévalant avec précaution le long des rocs, on atteint
d'autres saillies, de plus en plus avancées sur le gouffre écumant.
A l'une d'elles, on est un peu au-dessous de l'arche, d'où l'on voit
sortir, comme un monstre de son antre, la masse d'écume
bouillonnante et terrible dont les rugissements font trembler la
montagne. La poussière d'eau se jouant au soleil devant la voûte
noire y forme un triple arc-en-ciel.
A mesure qu'on descend, le tonnerre des cascades redouble de
violence, et la fumée argentée, qui, du fond, remonte par bouffées
bien haut dans la gorge, annonce la grandeur de la dernière chute.
Cependant on ne peut continuer longtemps au bord de la fissure sans
s'exposer à de trop mauvais pas. Force est de s'en écarter et de
chercher sur la gauche des passages meilleurs.
S'accrochant aux buissons et aux branches, se laissant glisser dans
les anfractuosités de rochers, on atteint une partie moins escarpée,
d'où l'on peut revenir près des cascades, en remontant un peu par
une bande de terrain qui forme une voie naturelle en travers de la
paroi. Toujours plus étroite, cette voie cesse enfin aux approches
de la fissure. Pour parvenir en vue de celle-ci, il faut escalader
encore une ou deux saillies plus élevées et plus avancées. On se
trouve alors soudain à trois pas du gouffre, à la hauteur où
commence la dernière chute. Le roc est lisse et poli, on ne peut
s'approcher de plus près. Celui dont la tête est ferme s'avancera
et mettra le pied sur la dernière saillie, mouillée et glissante,
et là sera témoin de ce que la langue ne peut dire.
Les eaux, précipitées d'en haut avec un bruit infernal, frappent le
rocher avec tant de violence, que toute la masse rejaillit
obliquement par effrayantes bouffées, qui, l'une après l'autre
s'élancent dans l'abîme en décrivant un arc gigantesque. A chaque
jet d'écume on croit se sentir soi-même emporté dans le vide, et
cette impression, renouvelée sans cesse, tient dans un ébranlement
auquel on ne peut résister longtemps. Cependant, tel est l'attrait
qu'exercent ces déchaînements formidables de forces brutales, qu'on
a peine à en détacher ses regards ; on y revient toujours, comme
fasciné et sous l'effet d'un charme. Il n'est guère de cascade,
même parmi les plus vantées, qui produise un effet plus saisissant.
En revenant un peu sur ses pas, on peut atteindre, par une descente
facile, le fond d'un vallon formé par la gorge qui s'aplanit un
instant au-dessous de la cascade. Ce vallon, où se trouve un pont
formé de quelques pièces de bois, s'appelle le Dalley.
La Sallanche, encore toute frémissante de ses chutes, peut à peine
y calmer son écume et retrouver pour quelques secondes la
transparence de ses flots.
Ce lieu encore est connu de plusieurs touristes : on y vient
quelquefois, en montant par Salvan, admirer les cascades ; mais on
s'arrête là, jugeant la gorge impraticable, au-dessus comme
au-dessous. Il est vrai que le site est à lui seul une assez grande
récompense des deux heures d'efforts qu'il faut pour l'atteindre
depuis la plaine. Mais combien il a plus de charmes pour celui qui,
venant de franchir les sauvages parois du Dalley, va s'asseoir parmi
les blocs moussus de la rive droite, et se retournant du côté des
cascades, contemple de là le chemin qu'il a parcouru en compagnie de
la Sallanche ! Pour celui qui la connaît dès sa source, combien il
la retrouve, là encore, jusqu'au sein des plus grandes fureurs et
entourée des plus affreux précipices, gracieuse, pure, brillante,
sachant toujours, même dans les plus violentes colères, se donner
quelque grâce. Voyez là-haut, sous la première chute, les
brillants panaches de fumée dont elle accompagne chacun de ses élans
! Voyez la riche poussière qui du bas de l'abîme remonte et forme
au devant des rochers sombres un voile argenté !
Couché sur la mousse, et seul avec cette nature, encore telle que
l'a faite le Créateur, séparé du monde dont on aime alors à
chasser tous les souvenirs, on peut rester longtemps dans ces lieux
sauvages, enivré de la senteur des sapins, de la fraîcheur de
l'air, et captivé par le majestueux grondement des eaux. De telles
heures ne sont-elles pas parmi les plus belles de l'existence ? La
poitrine aspire à grands traits l'air pur, le sang circule plus
librement, on se sent dispos et léger.
La pensée aussi, dégagée des préoccupations du monde ; libre de
ses chaînes journalières, s'envole, joue avec les flots dans la
lumière, se balance avec la cime des pins, ou suit l'aigle qui plane
dans l'azur ; elle franchit les temps et l'espace, elle s'unit à
toute cette antique et sauvage nature ; elle l'embrasse avec amour,
et bientôt, rempli de doux et harmonieux sentiments, on retrouve
quelque chose de la paix et du bonheur des premiers âges ; au fond
de son cœur on ressaisit quelques sons de ces premiers hymnes que
les hommes chantaient au désert.
Celui qui aura suivi la Sallanche depuis sa source jusqu'en ce lieu
ne pourra plus la quitter ; la vît-il s'élancer dans les plus
affreux abîmes, il tentera de l'y suivre encore.
Van-Haut
et le Dalley sont des sites visités par bien des voyageurs ; mais
là, dans la gorge de Vannes, commence le véritable inconnu. Nul ne
s'aventure dans cette dernière partie, hormis les plus hardis
faucheurs du hameau des Granges qui vont miander,
comme ils disent, ou couper l'herbe, jusque sur les rochers abrupts
qui dominent la vallée du Rhône.
Au-dessous du pont gronde encore une cascade large, bruyante,
richement divisée ; puis les eaux se réunissent, la gorge
s'assombrit et se resserre, elle s'encombre de blocs. Des traces de
sentier s'enfilent entre les fougères, sur la rive droite. On suit
de près la Sallanche, toujours bruyante et bondissante, qui
resplendit au soleil. Mais comment descendre aussi vite qu'elle ? Ne
faut-il pas s'arrêter à chaque pas pour admirer et jouir.
Entre
les hautes parois couronnées de pins sombres, le soleil verse des
flots de pure lumière qui inondent les profondeurs et y font partout
éclater la vie. De toutes parts une végétation puissante et pleine
de sève assiège les rochers et en dissimule l'âpreté. Tout ce qui
laisse la moindre prise, tout ce qui n'est pas lisse et vertical, est
envahi et recouvert. De la moindre fissure sortent des tiges noueuses
et fortes, couronnées d'un feuillage frais ; et, sur les flancs des
parois verticales, de vieux pins ont pris pied dans les fentes, et
ont grandi avec opiniâtreté, collés au roc et balançant leurs
branches sombres au-dessus de l'abîme. On a peine à comprendre que
tant de vie puisse sortir de rochers si durs.
Rien n'offre un plus beau contraste de vétusté et de jeunesse que
cette gorge dans une matinée de printemps. Partout les vieux
schistes ruinés sont recouverts d'une végétation éclatante de
fraîcheur. Le feuillage des jeunes frênes tremble sous la brise,
les vertes fougères s'inclinent et se balancent, les flots argentés
se jouent dans la lumière et par-dessus leur bruit, arrive par
intervalles le grondement sonore des cascades supérieures. C'est une
fête de bruits, de mouvements, de lumière et de couleurs.
Le sentier, frayé pour des chèvres bien plus que pour les hommes,
descend à travers les hautes herbes et les buissons, ou des éboulis
de roches micacées et brillantes ; la gorge est étroite, et l'on
chemine toujours à quelques pas du torrent.
Ici, la Sallanche en a fini avec les grandes chutes et les fougueuses
colères ; cependant la pente est encore accidentée et rapide, et
elle écume autour des blocs qui cherchent à entamer sa route. Mais
enfin, elle approche avec une rapidité fatale du but que lui a
marqué le destin. Elle n'a plus qu'une chute à faire dans la
solitude avant de voir s'ouvrir devant elle la grande vallée du
Rhône. Aussi, comme elle y étale une dernière fois sa souplesse,
sa grâce et toutes les richesses de son ondoyante écume ! Comme
elle y multiplie ses gerbes éblouissantes ; plus un seul flot ; tout
est perles et poussière, tout resplendit et scintille. C'est le
dernier de ses jeux dans le secret de la montagne, et c'est bien l'un
de ses plus beaux. Comme le cygne qui chante à sa dernière heure,
comme la flamme qui se ravive au moment de s'éteindre, avant d'aller
se perdre dans les eaux bourbeuses de la plaine, elle veut revoir la
lumière, pour laquelle elle était née, et où elle aurait tant
aimé à vivre : tous ses flots s'y élancent à la fois ; tous,
jusqu'à la moindre goutte en ravissent encore un rayon. Puis elle
retombe et rentre dans son lit scabreux où elle court encore quelque
temps. Soudain, les parois s'écartent, la vallée du Rhône s'ouvre
béante, et un dernier précipice l'y fait tomber.
Une spéculation maladroite s'est emparée de cette dernière
cascade, et, pour en tirer bénéfice, a réussi à la gâter. C'est
la célèbre Pisse-Vache, dont on a réglé les gerbes et resserré
les flots pour laisser passage à une galerie.
Amère destinée que celle de la Sallanche ! Aimer la solitude et les
monts, et mourir ainsi au grand jour, devant toute la vallée, entre
des mains profanes, et ayant une plaine pour tombeau !
Pour nous, nous la quittons ici. Cette chute finale est
perpendiculaire ; partout, à l'entour, sont des précipices qu'on ne
saurait franchir. Il faut s'éloigner sur la gauche pour descendre
obliquement dans cette direction.
Ce dernier trajet offre plusieurs passages vertigineux et qui ne sont
pas sans danger.
Telle est, dans une rapide esquisse, le cours de la gracieuse et
limpide Sallanche ; telles sont les beautés encore secrètes qui
bientôt vont être offertes en pâture à la curiosité de tous.
Lorsqu'on en a joui quelques fois solitaire, on ne peut réprimer un
regret en les voyant livrer à la foule des curieux ; et non pas
seulement à ceux qui sauront en jouir, qui en rapporteront de
poétiques impressions et de beaux souvenirs ; mais à ceux aussi
qu'amènera la mode, qui viendront pour être venus, et qui
traverseront sans comprendre.
Pourtant, n'est-il pas mieux, en dépit de ce mal nécessaire, que la
foule les connaisse, et qu'un plus grand nombre en puisse désormais
jouir ? Nous-même, n'écrivons-nous pas ces lignes dans l'intention
d'amener à la Sallanche quelques visiteurs de plus ?... Ce qu'il
faut regretter, hélas ! c'est cette fatalité qui fait qu'en ce
monde on ne peut jouir d'une solitude sans la troubler de ses pas, ni
cueillir une fleur sans la faire mourir.
1 L'auteur
avait sans doute en vue la Dent du Géant (4'233m) ; or après
nombre de tentatives infructueuses, elle a été gravie le 29
juillet 1882 par M. V.Sella, accompagnés des intrépides Maquignaz,
et le 20 août de la même année par M. W. Grahama (note de Eugène
Rambert)
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