Bibliothèque‎ > ‎Ecrits‎ > ‎Livres‎ > ‎Souvenirs d'un alpiniste‎ > ‎

Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

Légendes de Salvan


 Les mœurs et les idées de notre siècle sont chose encore un peu nouvelle pour Salvan. On peut y trouver des vieillards qui se rappellent le temps où, sur la grande place du village, était un carcan marqué aux armes de l'évêque. On peut les entendre raconter comment, lorsque dans les grands jours le prélat venait de Sion leur faire visite, il se rendait sur cette place, où toute la population s'agenouillait autour de lui dans un profond respect, et lui rendait d'abord tous les honneurs dus à un chef temporel, avant d'entrer avec lui à l'église, où elle le révérait comme chef spirituel. Dans ce temps-là, disent-ils, il y avait un gibet sur la route de Saint-Maurice, au pied du Bois-Noir, et un autre auprès de la lugubre entrée des ;gorges du Trient ; et il n'était pas rare d'y voir, le soir, se balancer dans l'ombre le cadavre de quelque malheureux convaincu de magie, qu'on y laissait pourrir à la merci des corbeaux.

D'ailleurs on avait une autre manière de traiter les sorciers, qu'on redoutait à l'égal du diable lui-même ; ils étaient d'ordinaire brûlés, eux et leurs maisons, et leurs descendants portaient le surnom expressif et exécré de Machurés, en patois Mazeros. Mazero ! mot terrible, le dernier que l'on pût dire à un homme pour qui l'on avait épuisé toutes les injures. Si, au milieu d'une violente dispute, quelqu'un pouvait dire à son antagoniste: Fils de mazero ! ce mot tombait sur la tête de l'infâme comme un coup de foudre; il n'avait plus qu'à baisser le front et à dévorer sa honte. Aujourd'hui encore, cette insulte n'a pas perdu tout son effet.

Et cependant, il en fallait peu alors pour être taxé de sorcellerie. Un jour, dans un village de la contrée, un homme avait réussi à faire entrer dans son écurie un char plus grand que la porte par laquelle il avait dû passer. Aussitôt il se trouva des gens pour affirmer que le diable était pour quelque chose dans cette affaire. On traîna cet homme devant le tribunal, et on allait le condamner s'il n'eût pu parvenir à prouver à ses juges que, pour faire entrer le char, il l'avait démonté.

Aujourd'hui encore, il y a en Valais, et surtout le long du Trient, plus d'un chalet où l'on croit fermement aux sorciers et à leurs diaboliques manœuvres. Une vache est-elle malade sans qu'on en puisse immédiatement trouver la cause : on lui a jeté un sort ! Alors on dit des prières, on recourt au curé, et, si le cas est grave, on va jusqu'à Saint-Maurice solliciter les prières de l'abbé. On cite aussi quelques privilégiés, d'ordinaire de sages vieillards, de pieuses femmes, qui ont la réputation de lever les sorts. Il y a quelques années, dans les environs de Salvan, l'un d'eux était considéré comme doué, à cet égard, de la plus merveilleuse puissance. Quant à ceux qui sont soupçonnés de sortilège', les femmes se les montrent du doigt, éloignent les enfants à leur approche, ferment les portes, et évitent tout rapport avec ces misérables, de peur de s'attirer leurs maléfices.

Il est assez naturel qu'avec de telles croyances les habitants de ces montagnes aient plus d'une légende. Salvan en a conservé sa part, et si elles n'ont plus grande créance parmi la génération nouvelle, du moins, pendant les veillées d'hiver, les vieillards, assis sur les gradins du poêle, les racontent aux enfants qui les aiment toujours. Rarement les étrangers, les messieurs de la plaine, parviennent à se faire dire une de ces légendes ; les vieillards les taisent par défiance, et les jeunes gens par indifférence ou par crainte du ridicule. Cependant j'ai réussi, durant divers séjours que j'ai faits dans le village, à m'en faire conter plusieurs, et même par des bouches différentes, ce qui m'a permis de les contrôler. Parmi celles que les Salvanins répètent, il y en a qui ont trait à des localités plus ou moins éloignées de Salvan ; ainsi celle du saint curé de Fully, qui, du pont d'Ardon où il était en prières, exorcisa les damnés, en train de renverser les Diablerets, et préserva ainsi le village tombé sous le coup de la colère céleste. Celle des cloches de Sion, celle du dragon du Saint-Bernard, connues dans tout le Valais, sont aussi très populaires dans ces montagnes. Je m'en tiendrai ici aux légendes qui appartiennent en propre à Salvan ou à ses environs, les donnant telles que je les ai entendues, sauf ce style du montagnard, plein d'une pittoresque vigueur, et que je n'ose tenter d'imiter.


_______



Les Salvanins possèdent au-dessus de Fin-Haut le pâturage de Fenestrel, où ils conduisent le bétail en juin; ce lieu a été, dit-on, témoin d'un événement étrange.

Un homme du village était un jour monté à Fenestrel pour faire quelques réparations à son chalet avant de venir l'habiter. C'était au printemps, la montagne était encore déserte. Il avait amené avec lui une génisse. La nuit venue, comme il avait encore du travail pour un jour, il fit rentrer sa génisse à l'étable, et monta dormir au fenil. Vers minuit, un bruit de voix et de pas le réveille; ce bruit se rapproche toujours, les pas s'arrêtent enfin devant le chalet, et bientôt une troupe d'hommes entrent et s'installent autour de l'âtre où ils font du feu.

Qui pouvait venir à Fenestrel à cette heure et dans cette saison ? Des chasseurs, des malfaiteurs peut-être ? A tout événement notre Salvanin se tint coi sur son fenil, écoutant de toutes ses oreilles. Ces hommes parlaient le patois de Salvan ; c'étaient bien, comme lui, des montagnards, mais ils n'étaient, assurément, d'aucun village de la vallée, et parfois ils s'entretenaient dans une langue incompréhensible. Le cœur commençait à lui battre.

Cependant ils avaient fait grand feu. L'un d'eux dit tout à coup : « Nous n'avons pas de quoi souper, il nous faut tuer la génisse et la faire rôtir. » A ces mots, le Salvanin trembla de tous ses membres. Qu'était-ce donc que ces hommes, et qui leur avait dit qu'il y avait là une génisse ?...

Deux d'entre eux amenèrent aussitôt la bête, l'assommèrent et se mirent à en faire rôtir les quartiers. Notre homme n'osait remuer, encore moins descendre; il retenait jusqu'à son souffle, à demi mort de peur.

Quand la viande fut rôtie, ils commencèrent à manger. Alors celui qui avait conseillé de tuer la génisse, le chef de la bande apparemment, dit: « Et l'autre, là-haut! il faut aussi lui donner sa part. » « C'est vrai ! fit la troupe, allons-le chercher ! » La trompette du jugement dernier n'eût pas davantage glacé le sang dans les veines du malheureux Salvanin ; il se voyait déjà livré à tous les démons de l'enfer. Quelques hommes montèrent, et, l'ayant saisi, l'apportèrent, plus mort que vif, devant Pâtre, le firent asseoir et lui servirent sa part de viande qu'ils le forcèrent à manger ; puis, sans lui rien dire, le renvoyèrent se coucher. Pour eux, leur repas achevé, ils partirent.

Malgré sa terreur, un sommeil profond s'empara alors du Salvanin, et le soleil brillait déjà sur tout le pâturage quand il se réveilla. Les souvenirs de la nuit lui revenant aussitôt à l'esprit, il écouta... Aucun bruit, au dedans ni au dehors, que celui du vent dans les mélèzes, ou du torrent bondissant à travers le vallon. La lumière du jour rend le courage ; notre homme descendit. Rien autour de l'âtre n'était dérangé, aucune trace de l'affreux repas , pas une goutte de sang sur le sol. Etait-ce donc un rêve, un horrible cauchemar ? Il court à l'étable. O surprise ! il y trouve sa génisse, vivante, ruminant paisiblement, mais avec une plaie saignante à la cuisse, où manquait un morceau de chair, celui-là même que ces hommes lui avaient fait manger.


________



Au-dessus des carrières de Vernayaz, la montagne recèle dans ses flancs un trésor. Les bienheureux qui y pourraient puiser en rapporteraient...


..... plus d'argent que la terre

N'en a, depuis plus de cent ans,

Produit pour l'usage des gens.


Il fut, dit-on, caché là, dans une caverne, par Maximilien d'Autriche qui le commit à la garde du diable. Ce doit être un coffre énorme, rempli d'or et de diamants; d'aucuns, toutefois, prétendent que c'est un veau d'or. Une fois chaque année, dans la nuit de Noël, juste à minuit, le coffre s'ouvre et on y peut plonger; mais il faut passer sans trembler au milieu des apparitions les plus effrayantes que puisse vomir l'enfer, arriver là à la minute précise , et s'enfuir aussitôt.

Plusieurs, connaissant à peu près l'endroit, ont eu le courage de tenter l'entreprise ; et l'on m'a affirmé que, maintenant même, la nuit de Noël ne se passe guère sans que quelques Salvanins avides et crédules n'aillent roder dans le bois à la recherche du trésor; toujours en vain, hélas! car ou ils ne voient rien, ou ils sont repoussés par des monstres étranges. L'un d'eux, par exemple, sur le point d'y arriver, fut arrêté sur un pont par deux boucs énormes, qui luttaient, en se heurtant du front avec tant de violence que de leurs cornes il jaillissait du feu.

Une fois pourtant, deux hommes, protégés par les prières du curé de Salvan, parvinrent [au trésor. Il y a de cela bien des années ; mais le nom de ce curé, véritable saint s'il en fut jamais, vit encore dans la mémoire du village ; il s'appelait Pochon.

« Allez au trésor, avait-il dit à ces deux hommes ; allez, et ne craignez rien ; prenez autant que vous pourrez, sans vous laisser gagner par la frayeur, quoi que vous puissiez voir ou entendre ; de l'église où je serai, je travaillerai pour vous; le diable n'aura sur vous aucun pouvoir. »

Ils y allèrent. Des feux étranges éclairaient la caverne où gisait le trésor; un gros bouc était accroupi sur le coffre. Comme ils le forçaient à se lever, l'animal leur dit en grognant et avec des regards terribles : « Heureusement pour vous que Pochon pochonne ! Si Pochon ne pochonnait pas, vous seriez perdus. »

Ils ouvrirent le coffre; des flots de pièces d'or resplendirent devant leurs yeux éblouis ; ils y plongèrent les mains et commencèrent à puiser.

Mais des grondements effrayants retentissaient dans la caverne, des flammes jaillissaient du sol et couraient le long des parois, et, levant les yeux, ils virent au-dessus de leurs têtes d'énormes meules suspendues par des fils que le feu commençait à dévorer. C'en était trop pour leur courage, ils s'enfuirent à toutes jambes.

Le curé les voyant revenir, leur dit: «J'ai bien vu que le courage vous a manqué. Pourquoi n'avoir pas eu confiance en ma promesse ? D'ici je vous protégeais ; vous étiez invincibles. »

Il avait en effet travaillé avec tant d'ardeur, dit-on, que durant l'opération il avait dû changer sept fois de chemise.


________



Salanfe, l'incomparable plaine, située à 6000 pieds entre la Dent-du-Midi et la Tour-Sallière, n'a pas, que je sache, encore de légende. Cependant, peu de sites au monde sont mieux faits pour en faire naître. Lorsqu'on s'y promène par une nuit de septembre, alors que les troupeaux l'ont quittée et que tout est dans le silence, il ne faut pas avoir l'imagination bien vive pour y être ému de je ne sais quel trouble secret qui, au moindre événement tant soit peu étrange, se changerait en frayeur. Ce cirque grandiose ne serait-il pas un plus fantastique théâtre pour un sabbat monstrueux que les gorges les- plus sombres du Brocken ? A lui seul il serait assez vaste pour contenir toutes les sorcières, tous les démons, tous les farfadets, tous les gnomes de l'univers.

Le seul lieu hanté des esprits, dans le voisinage*, est le glacier de Plan-Névé, longue et blanche terrasse dont on voit le bord au sommet des vastes pentes d'éboulis derrière lesquelles se dressent les Dents-du-Midi, C'est là que, au dire des montagnards, sont relégués les damnés de la contrée. Du haut de leur froid domaine, où on les entrevoit parfois la nuit ou pendant les orages, ils font rouler de temps en temps des pierres et des avalanches. A leur tête doit être un certain Peney, du village d'Evionnaz, et voici les événements qui l'y ont amené.

Le beau pâturage de Salanfe appartenait primitivement, chose fort naturelle, à la commune de Salvan. Saint-Maurice ayant fait valoir certaines prétentions sur cette magnifique plaine, un procès s'en suivit. Le chanoine était tout puissant et devait l'emporter. Il eut gain de cause ; la commune de Salvan perdit Salanfe ; tout au plus fut-il permis au président d'y conserver un chalet et d'y mener ses vaches. Cette perte resta longtemps sur le cœur des Salvanins. Peney, surnommé le Rouge, avait beaucoup parlé contre eux durant les débats; peu après il mourut ; c'était un coup du ciel, sans doute. Le lendemain de sa mort, une femme d'Evionnaz qui ignorait encore l'événement, suivant le sentier du Plan de la Jeur, au-dessus du Bois-Noir, le rencontre monté sur un cheval blanc et se dirigeant vers la montagne de Jorat.

— Où vas-tu ainsi, Peney ? lui demanda-t-elle. — A Plan-Névé, avec les autres, dit-il brusquement et d'une voix sourde, puis il disparut. Depuis, c'est un fait avéré qu'en punition de sa méchanceté le Rouge Peney, monté sur son cheval blanc, mène la ronde des damnés sur le sauvage plateau du glacier. C'est lui, dit-on, qui, en 1836, précipita dans la gorge de St-Barthélemy l'éboulement de glace et de rochers qui jeta la terreur à Evionnaz et dans les hameaux du voisinage.


________



Terminons par l'événement dont on a le mieux gardé la mémoire dans le village, parce qu'il est de plus fraîche date. Il est entièrement vrai, d'ailleurs, et ce qu'on va lire est plutôt le récit d'une mystification qu'une légende.

Un jour, le garde-forestier de Salvan vint trouver, tout ému, le président de la commune. Il avait vu dans le bois un homme étranger au pays, et d'allures singulières. Il s'était approché de lui, lui avait demandé son nom et ce qu'il faisait là, et cet homme lui avait répondu : « Je suis un tel, mort tel jour en 162... (et il indiquait une date précise)- Pendant ma vie, poursuivit-il, je venais souvent la nuit dérober du bois dans la forêt de la commune; en expiation de ce péché, Dieu m'a condamné à y errer jusqu'au jour du dernier jugement. Si vous êtes une bonne âme, et si mon sort vous fait pitié, allez demander aux Salvanins qu'ils me pardonnent, car, sans leur pardon, je ne puis rentrer en grâce devant Dieu. »

A cette nouvelle, rempli de terreur et de pitié, le président promit de présenter à toute la commune, le dimanche suivant, la requête de cette âme malheureuse. La messe finie, en effet, le son du tambour rassembla les paroissiens sur la place du village. Le président fit faire cercle autour de lui, et, d'une voix grave, solennelle et profondément émue, répéta le récit du garde-forestier, présent à ses côtés, et qui inclinait de temps en temps la tête, comme pour approuver la fidélité du récit.

Le président dépeignit avec un touchant accent de conviction les souffrances de cette âme en peine, et plus d'un Salvanin, ne se sentant pas moins coupable, écoutait tremblant de frayeur. Enfin il dit: « Pour témoigner que vous pardonnez à ce malheureux, et que vous le tenez quitte du bois qu'il a dérobé à la commune, ôtez vos chapeaux ! » — Aussitôt toutes les têtes se découvrirent. — « C'est bien, reprit-il, je vous remercie au nom de cette pauvre âme. » Puis, s'adressant au garde-forestier : « Hâte-toi de lui porter sa délivrance ! va lui dire que toute la commune lui pardonne, heureux que nous sommes de pouvoir le tirer de peine, afin qu'il intercède pour nous à son tour. »

Le garde remonta au bois, annonça au revenant son pardon, et, depuis, ne le revit plus jamais. Cependant, deux ou trois malins qui connaissaient notre garde pour n'être point homme à rencontrer des fantômes, devinant qu'il y avait anguille sous roche, l'avaient suivi de loin dans le bois et l'avaient épié, sans apercevoir ni entendre le moindre entretien avec le prétendu revenant. L'un d'eux au retour, suggéra l'idée maligne de consulter le registre mortuaire de la paroisse. Le revenant avait indiqué la date précise de sa mort, il était donc facile de vérifier la vérité de ses paroles; les décès sont assez rares dans la commune de Salvan pour qu'il n'y ait pas matière à confusion. On ouvrit le registre, on chercha; mais ni au jour, ni au mois indiqué on ne trouva le nom rapporté par le garde. Dans tout ce mois, il n'y avait eu qu'une mort, celle d'une petite fille.

Les jeunes gens en firent des gorges chaudes dans le village ; mais la leçon avait porté coup, et, à dater de ce jour, la forêt fut plus facile à garder.

* Voir toutefois la légende du monstre du Jorat dans les Souvenirs de deux étés, p. 37. (Ed.)