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Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

Le mal des montagnes


Ce qu'on a nommé mal de montagne n'est point un mal aussi nettement caractérisé que le mal de mer ; c'est plutôt la forme que prennent des indispositions diverses lorsque le corps est soumis aux conditions physiologiques anormales de l'ascension des montagnes. Bien des montagnards donnent ce nom au vertige que les voyageurs prennent parfois au bord des précipices. Mais ce qui est le plus généralement connu sous le nom de mal de montagne, c'est ce malaise qui désenchante si souvent les courses et dont le caractère le plus régulier est une faiblesse excessive qui rend la locomotion presque impossible.

Il est important de remarquer qu'il se manifeste très fréquemment dans la région moyenne des Alpes, entre s et 10 000 pieds , c'est-à-dire à une hauteur où l'air suffit aux besoins de la respiration, et où l'on ne peut guère tenir compte, pour l'expliquer, de l'intoxication par excès d'acide carbonique. A 14 ou 15 000 pieds, le malaise qu'éprouvent même parfois les plus robustes montagnards présente des caractères différents.

Le mal de montagne affecte tout particulièrement les personnes qui ont peu l'habitude de la montagne, et surtout celles qui mènent une vie sédentaire. Les anémiques y échappent rarement. Les novices qui débutent par une forte course ont grande chance de payer le tribut.

Deux causes paraissent le déterminer le plus fréquemment : l'indigestion et l'inanition.

Le travail de l'ascension tend à produire ces deux états. La digestion est souvent troublée par une action violente, qui modifie la circulation au profit des organes locomoteurs et au détriment de l'estomac. L'inanition se produit à la fois par défaut de recette, dans le cas de digestion nulle ou imparfaite, et par excès de dépense, par le travail de l'ascension. Pour la plupart des habitants des villes, ce travail est excessif, il dépasse la mesure des forces normalement disponibles, et pour qu'il soit fourni sans malaise, il faut une surexcitation du système nerveux.

Ordinairement, cette surexcitation est produite parles circonstances mêmes de l'ascension ; les causes en sont variées et plusieurs agissent simultanément. Les plus fréquentes sont :

1° Le plaisir, la joie même de l'ascension;

2° La curiosité, tenue en éveil par des objets nouveaux ou frappants ;

3° Une forte préoccupation de l'esprit (conversation intéressante, observations scientifiques ou artistiques) ;

4° L'émulation (lorsqu'on est plusieurs) ;

5° La crainte, la frayeur et autres sentiments analogues qui, dans le danger, mettent en jeu l'instinct de conservation ;

6° La fraîcheur de l'air; (si l'on tient compte de la complication de ses effets, il lui reste encore un rôle assez marqué dans l'excitation).

Lorsque la surexcitation nerveuse vient à faire défaut et que l'organisme est laissé à ses forces normales, elles défaillent ; il se produit un malaise plus ou moins intense qui se traduit ordinairement par la pâleur, l'essoufflement, le battement des carotides, faiblesse extrême , surtout des jambes, besoin irrésistible de repos, soif, dégoût des aliments, etc., etc., enfin nausées et même vomissements.

D'ordinaire le repos procure un soulagement instantané, de sorte qu'avec des haltes très fréquentes, l'on peut, dans cet état, accomplir de longues et pénibles montées.

Ce malaise se produit surtout sur la neige molle, le gazon , les pentes d'éboulis, où la marche est pénible, dans les vallons et sur les longues pentes, en général partout où la marche est à la fois fatigante et monotone.

Il se produit bien rarement durant la grimpée des rochers ou sur les arêtes, très rarement aussi dans les expéditions difficiles ou dangereuses.

Une conversation intéressante, ou simplement l'observation attentive du paysage, en préservent souvent. M. E. J. a remarqué que les jeunes gens qui faisaient les courses sans intérêt ni émulation, et seulement pour suivre leurs camarades, en étaient le plus souvent atteints.

Si l'on mesure son pas à ses forces, on recule les atteintes du mal, ou on les évite même complètement.

Citons deux cas entre mille : M. B. l'éprouve invariablement toutes les fois qu'il monte d'un bon pas ordinaire; au contraire, il atteint toujours sans aucun malaise des cimes de 7 à 8000 pieds en allant avec plus de lenteur. M. R., jeune Anglais de 18 ans, très robuste, aguerri d'ailleurs par quinze jours d'excursions dans les montagnes , devant faire le lendemain de l'ascension du Breithorn et du Petit-Cervin, celle du Rimpfischhorn (4203 m.), et partira deux heures du matin, encore fatigué de la veille, eut le mal de montagne avec tous ses caractères jusqu'aux nausées, dès les premières montées. Néanmoins, en marchant lentement et faisant souvent halte, il atteignit sans trop de peine le sommet, ayant gravi environ 2600 m. dans cet état. L'indisposition augmentait toujours sur la neige, cessait presque dans la grimpée des rochers. A la descente, elle avait disparu.

Les diverses causes de surexcitation nerveuse varient de puissance selon les individus et les circonstances ; toutefois, parmi les plus fortes il faut remarquer l'émulation, et par-dessus tout le danger et les sentiments qu'il produit. Le dégagement de forces qu'il peut provoquer est extraordinaire. Des individus haletants, épuisés, incapables d'avancer, retrouvent soudain toute leur vigueur, sitôt que l'instinct de conservation les réveille. Tout grimpeur pourrait en citer des cas en foule.

M. E. J., montant en hiver à la Pointe-d'Orny (32781!), indisposé de l'estomac et ayant peu mangé, est pris du mal de montagne assez subitement sur une pente de neige de 430 et de 700 pas, monotone à gravir; il arrive au haut épuisé, absolument incapable de faire un pas. Après un long repos et une collation, ce n'est qu'à grand'peine et en s'arrêtant vingt fois qu'il atteint le dernier sommet, à cinq minutes de distance. Lorsqu'il fallut redescendre la grande pente de neige, au bas de laquelle se trouvaient un escarpement de rocher et une crevasse, il était encore d'une extrême faiblesse. Or cette descente demandait de la prudence et une certaine dépense de force; le premier devait descendre à reculons, creusant chaque pas en frappant plusieurs coups de la pointe du pied. M. J., plus expérimenté que son compagnon, dut se charger de cette tâche. Dès les premiers pas toute sa vigueur lui revint ; vers le milieu, la neige devenant dure et un vent glacial commençant à souffler, la situation devenait plus sérieuse. M. J. sentit alors son énergie augmenter encore. Elle dura jusqu'à la fin des difficultés ; mais dans le reste de la descente, il éprouva un grand abattement, et dans la dernière heure, comme une sorte d'ivresse.

Un exemple frappant de la puissance de l'excitation que cause le danger est celui de M. Ed. B., jeune homme de 18 ans, doué d'une grande force de volonté, mais d'un tempérament un peu délicat. Après une année d'une vie très sédentaire et cinq jours de séjour à la montagne, il part pour l'ascension du Rothhorn (4223 m.). S'étant refroidi deux jours auparavant , dès le début il est incommodé de diarrhée ; à la cabane de Mountet, lieu du bivouac, il vomit ce qu'il a pris dans le courant de la journée.

Le lendemain matin, il essaye de déjeuner, mais il vomit de nouveau. Cependant, malgré sa faiblesse, il veut partir et faire au moins une partie de l'ascension. Après deux heures de marche, il mange un jaune d'œuf et boit un peu de thé coupé de vin. Arrivé devant les difficultés (et celles du Rothhorn sont des plus sérieuses), son état n'a guère changé, mais il veut absolument arriver au sommet.

Dans les rochers, il grimpe comme s'il n'éprouvait rien. Vingt minutes au-dessous du sommet, une grosse pierre se détache au-dessus de lui et, en tombant, lui écrase l'extrémité du pouce droit; il perd une certaine quantité de sang. Cependant il faut passer par dessus le sommet si l'on veut descendre à Zermatt où se trouve un chirurgien. Il préfère ce parti. Toujours dans le même état et buvant seulement quelques gorgées de thé, il commence à descendre, après quelques minutes de halte au sommet. Le temps est menaçant, la descente est des plus difficiles , elle l'est surtout pour M. B. qui ne peut se servir de sa main droite et à qui l'on ne peut aider. Toutefois il l'exécute avec toute l'énergie nécessaire, sans se plaindre et même en sifflant. Imaginant un nouveau chemin pour abréger la descente, on s'engage au contraire dans des difficultés, et, à la nuit, les grimpeurs se trouvent encore à environ 3500 «>. Ils marchent quelques heures sur un terrain de pierres roulantes, très pénible; enfin à une heure du matin, ils s'arrêtent dans les pâturages, la nuit étant trop noire pour qu'on pût trouver le sentier qui descend à Zermatt. Ils dorment jusqu'à quatre heures, à demi blottis sous une meule de foin. Le jour venu, ils descendent à Zermatt. M. B. n'est pas plus fatigué que ses compagnons (peut-être moins ?).

Comme il a passé au lit les deux journées suivantes, il n'a pas été facile de constater si cette grande dépense de force a été suivie d'une dépression. Autant qu'on en pouvait juger, ce n'était point le cas. M. B. avait donc été environ seize heures en action, dont au moins sept d'une gymnastique pénible, dans l'état le plus défavorable et sans autre nourriture qu'un jaune d'œuf, un peu de thé et un morceau de sucre. La surexcitation causée par le sérieux de la situation et sa force de volonté avaient fourni sans doute ce travail excessif.

Plusieurs touristes ont constaté qu'à la fin d'une course longue et fatigante l'on se trouve parfois dans une surexcitation maladive, anormale, analogue à celle de l'intelligence dans certains cas d'excès de travail.

Les aliments d'épargne, thé, café, coca, etc., paraissent fournir une tonicité persistante des muscles qui préserve du mal de montagne.

M. E. J. n'a eu qu'à se louer des effets du thé coupé de vin et surtout de la quinine.

De très nombreuses expériences lui ont permis de constater que les aliments gras, lard cru, beurre, etc., sont les meilleurs à la montagne.