Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Le Cervin et ses difficultés
Autant
on se faisait autrefois d'illusions sur les dangers des hautes
ascensions, autant, je le crains, on est porté aujourd'hui à s'en
faire sur leur facilité. Réaction naturelle, mais à laquelle la
poésie perd certainement sans que la sécurité augmente pour les
grimpeurs, — Les Alpes
perdent décidément de leur prestige aux yeux des touristes de nos
jours. Les grandes hardiesses de jadis ne sont plus pour nous que
jeux d'enfants. Le Mont-Blanc ? Vulgaire, et d'ailleurs trop
facile. — Le Mont-Rose ?
On y mène promener les dames. —
La Jungfrau ? Un enfant y est monté. Des guides ? Mais
pourquoi faire ? des demoiselles vont seules à la
Dent-du-Midi ; un touriste est monté tout seul au Mont-Rose.
Il
reste encore çà et là dans les Alpes quelques nobles cimes qu'on
respecte ; mais qui sait combien de temps leur prestige va durer ?
Elles sont rares d'ailleurs, et les grimpeurs hardis chaque jour plus
nombreux. Il y a peut-être le Weisshorn, la Dent-Blanche... Le
Cervin, hier encore si redoutable, est en train de perdre son
auréole. Comme le disait un de nos meilleurs clubistes, « sa
cime est devenue un col » ; on y passe pour aller de
Zermatt au Breuil autrement que par le Théodule, et d'une façon
originale. Une jeune fille est arrivée à 1.200 pieds de son sommet,
et il n'a pas dépendu d'elle qu'elle ne l'eût atteint, J'en sais
d'autres, aussi courageuses, qui, l'occasion aidant, n'y feront guère
défaut. Puis, on va bientôt le garnir de crampons et de longues
chaînes de fer ; on y montera comme dans certaines villes on
monte au clocher de la cathédrale les jours de fête.
Depuis
quelque temps, les plus malins se défient du Cervin. Il en impose,
ce grand géant, avec sa méchante figure ; après tout, il
pourrait bien n'être pas plus difficile qu'un autre. Eh bien !
comment l'avez-vous trouvé ? dit-on tout d'abord d'un certain
air aux heureux qui en reviennent. —
Est-il vraiment aussi terrible qu'on veut bien le dire ?
Heureux
que je suis à mon tour, puisqu'il m'a été donné d'en faire
l'ascension l'été dernier, je vais essayer de dire ce que j'ai vu :
si je me trompe dans mes appréciations, qu'on veuille bien n'en pas
accuser ma sincérité.
Je
serais charmé de pouvoir faire du Cervin une peinture rassurante,
engageante même ; cependant on aurait tort de trop s'y
attendre ; ces rudes géants ne sont jamais gracieux, d'une
façon ou d'une autre ils font bien payer leurs faveurs.
La
première et une des graves difficultés du Cervin, c'est qu'il est
haut, bien haut ; on aurait tort de l'oublier. Puis, tout le long il
y faut grimper, des mains autant que des pieds, et sans cesse on y
fait ses évolutions gymnastiques au-dessus ou tout près du vide. On
n'aurait guère de chances d'en atteindre le sommet, si auparavant
l'on ne s'est essayé sur un de ses rivaux d'un accès plus commode.
Il a failli en arriver mal, dit-on, à un touriste qui, dans le mois
d'août dernier, voulut débuter dans les grandes ascensions par
celle du Cervin, Arrivé à l'Epaule, ses mains étaient en sang, il
dut regagner la cabane où il resta deux jours avant de pouvoir
bouger ; un de ses guides fut obligé de descendre à Zermatt pour y
quérir des vivres.
Tout
ceci soit dit pour éviter peut-être à quelques-uns de perdre en
tentatives malheureuses beaucoup de peines et beaucoup d'argent, et
aussi pour détourner de certaines témérités qui semblent devenir
à la mode.
Le
Cervin n'est donc que pour ceux (et certes il n'en manque pas dans
les Clubs alpins, et dans nos Sections romandes en particulier) qui
sont tout à fait sûrs de leurs jarrets et de leur tête. Ce serait
rendre un fort mauvais service aux autres que de les y envoyer.
Aujourd'hui,
pour attaquer le Cervin, on a l'embarras du choix ; l'ascension
se fait également bien du Breuil et de Zermatt : c'est une
affaire de préférence. Le côté italien est d'une escalade plus
rude, les mauvais pas y sont plus nombreux, mais on le dit plus sûr ;
d'ailleurs, en six ou sept endroits on peut s'aider de chaînes ou de
crampons. Le côté suisse n'offre qu'un passage vraiment mauvais,
mais en revanche les avalanches de pierres y sont sans cesse à
redouter. Par des temps de grand vent ou de dégel on y peut courir
de très sérieux dangers.
Pour
le pittoresque on peut aussi balancer. Cependant, toute montagne qui
a un frappant caractère a aussi un sens où elle est le plus
elle-même, d'où l'on jouit le mieux des grands traits de sa
physionomie : c'est par la Grand-Vire qu'il faut monter à la
Dent-de-Morcles, c'est par la Wengern-Alp qu'il faudrait gravir la
Jungfrau ; le vrai Cervin n'existe que pour la vallée de
Zermatt, et c'est par là qu'il y faut monter. On y a sans cesse sous
les yeux son flanc énorme et sauvage, sa cime fauve et abrupte. Et
puis, ce côté a une histoire, histoire sinistre ; c'est celui
où périrent les malheureux compagnons de M. Whymper ; qui voudrait
gravir le Cervin sans voir le théâtre de cette catastrophe, l'une
des plus terribles qu'aient gardées les annales des grimpeurs ?
M.
Tyndall affirme qu'il y a peu de rochers aussi imposants que ceux du
versant italien. C'est bien probable ; aux environs de la
Tête-du-Lion les sites doivent être singulièrement grandioses ;
cependant il me semble que de ce côté on doit moins se douter qu'on
gravit le Cervin ; on perd les traits essentiels de son
caractère.
Au
reste, si l'on éprouve l'embarras du choix, que l'on fasse comme MM.
Tyndall, Thioly, Giordano, qu'on monte d'un côté pour descendre de
l'autre. J'ai bien du regret que les circonstances ne me l'aient pas
permis. Partant de Zermatt pour descendre au Breuil, ce doit être la
plus belle ascension des Alpes.
Je ne
puis parler avec connaissance de cause que du côté suisse ; pour ce
qui concerne l'autre, on trouvera dans les récits de M, Tyndall,
entre autres, les meilleurs renseignements.
J'ai
dit que de ce côté une chose était surtout à craindre, les
avalanches de pierres. En effet, dès l'abord on y est exposé, et
sous ce rapport le trajet du premier jour, jusqu'à la cabane, est
peut-être le plus dangereux. Nous y avons essuyé pour notre part
une décharge de quelques quintaux ; par bonheur nous pûmes
nous abriter à temps, mon guide en fut quitte pour deux ou trois
cailloux. Au-dessous de l'Epaule on passe aussi dans un couloir où
les pierres roulent à chaque instant. C'est une affaire de chance et
de présence d'esprit. Du reste, sur toute la face qui domine le
Furggengletscher le même danger est plus ou moins à craindre.
Pendant notre séjour à la cabane, il ne se passait guère dix
minutes sans que nous entendissions un roulement lointain ou
rapproché,
Si
l'on veut se donner un avant-goût de l'ascension, c'est l'affaire
d'une journée, en partant de Zermatt. Montant par le Lac-Noir, on
n'a qu'à suivre la longue arête qui va du Hoernli à la base du
Cervin : promenade facile, dans des sites d'un si grand
caractère qu'on ne la regrettera jamais. Outre une vue magnifique et
très rapprochée sur les énormes séracs du glacier du Cervin, on
pourra voir de près les rochers de la pyramide.
A
entendre les guides de Zermatt, c'est par l'arête nord-est que
s'effectue l'ascension ; il n'en est rien, au moins pour la plus
grande partie. Tandis que de Zermatt j'avais étudié avec soin à la
lunette toutes les parties de l'arête, je me suis vu presque
continuellement engagé pendant l'ascension sur la face qui regarde
le Gornergletscher. Ce n'est qu'à l'Epaule qu'on prend l'arête pour
ne plus la quitter.
Cette
face du Cervin est en réalité beaucoup moins effrayante que ne le
fait supposer sa rapidité. De près comme de loin elle est très
raide, à la vérité, mais partout elle est coupée de gradins,
sillonnée de vires et de couloirs qui en facilitent l'accès. Les
vires sont étroites, les couloirs rapides, les gradins faits pour
des jambes de géant ; mais le rocher est presque partout solide
et rarement glissant. C'est donc une grimpée relativement facile et
sans danger, si l'on oublie les pierres ; mais longue, éternelle, et
qui autre part qu'au Cervin pourrait sembler monotone. A la montée,
elle se divise en deux étapes, puisqu'on couche à la cabane qui en
marque à peu près le milieu ; mais à la descente, qu'on fait
d'ordinaire en un jour, elle est pour les jarrets une bien rude
épreuve.
Jusqu'à
l'Epaule on peut cheminer sans le secours de la corde, sauf en deux
ou trois pas où il est plus prudent de l'employer.
A
mesure qu'on monte, la pente devient de plus en plus raide, et les
saillies plus rares et plus étroites ; cependant, un peu avant
l'Epaule, elle s'adoucit et on trouve de la neige. Suivant l'époque,
ce dernier point peut offrir des dangers ; la neige est ordinairement
mince et exposée au soleil.
L'Epaule
est à peu près la seule halte confortable et même possible entre
la cabane et le sommet. On imagine assez combien le site en doit être
sauvage. Sauf les dômes neigés des cimes voisines, le regard ne s'y
repose sur aucune forme douce ; tout y est rocs déchirés,
pentes glacées ou précipices. C'est là que commencent les
véritables difficultés. Sur plus de deux cents mètres l'arête se
redresse en une suite d'escarpements coupés en plusieurs endroits de
parties verticales ; c'est ce qu'on appelle les Rochers-Rouges.
Vers le milieu ils deviennent impraticables, et l'on est obligé de
s'engager sur la mauvaise pente qui aboutit par un effroyable
précipice au glacier du Cervin ; c'est sur cette pente que le
malheureux Hadow entraîna trois de ses compagnons. On y monte deux
cents pieds peut-être, puis on revient aux rochers de l'arête qui
présentent encore des gradins.
Les
premiers rochers sont les plus escarpés, non les plus mauvais ; on
rencontre une paroi absolument verticale, mais peu élevée ;
d'ailleurs les saillies en sont franches et le roc solide.
L'inclinaison
de la pente à l'endroit où on l'aborde est d'environ 45° ;
plus bas elle plonge et finit par se changer en une immense paroi
surplombante. La neige et la glace s'y sont plaquées dans tous les
creux. Cette pente n'est pas unie, car le rocher s'y montre
beaucoup ; mais on dirait qu'on en a malignement tronqué les
saillies à coups de hache, afin que le pied n'y puisse mordre, et le
verglas recouvre tout ce qui n'est pas sous la neige. Il est
impossible de tailler des pas ; la couche de neige est trop
mince, on rencontre le roc dur et uni à un pouce ou deux.
Sur
un parcours de quelques pieds, on passe là des minutes critiques,
au-dessus d'un effrayant précipice, appuyé du bout de la semelle
sur de mauvaises saillies, et cherchant dans les fissures du roc des
positions pour les doigts. Malheur à ceux qu'un de ces vents
violents et glacés, comme il en règne souvent à ces hauteurs,
saisirait en cet endroit !
On a
peine à comprendre comment, lors de l'accident, la catastrophe n'a
pas été complète. Sans doute, guides et touristes formant une
cordée d'environ 150 pieds de longueur, les derniers étaient encore
engagés dans les rochers et purent saisir d'assez fortes saillies.
Mais sur le milieu de la pente, neuf fois sur dix la chute d'un seul
homme entraînera celle de tous ses compagnons.
L'aspect
de ces lieux doit beaucoup changer, suivant les années et les
moments. La pente doit être meilleure lorsqu'elle est chargée d'une
couche de neige ferme. Avec la neige fondante, ou lorsque la glace
est assez épaisse pour couvrir la plupart des saillies, elle doit
être terrible, ou plutôt impossible. Dans l'état ordinaire, un bon
guide y passerait seul sans courir de sérieux dangers, mais pour un
touriste ce serait toujours une imprudence.
Les
guides craignent davantage l'escalade des Rochers-Rouges ; les
touristes, généralement plus souples mais moins sûrs de leur pied,
trouveront presque toujours la pente plus difficile.
Dans
notre ascension, nous trouvâmes trois cordes qu'on avait fixées aux
plus mauvais endroits ; mais leur solidité était trop peu
certaine et les chances trop graves pour oser s'y fier pleinement.
On
doit les remplacer prochainement par des chaînes qui, cette fois,
solidement fixées, pourront être une excellente garantie et
quelquefois un utile secours.
Si
l'on doit faire ce passage sans compter sur d'autres cordes que celle
de la caravane, le mieux est de n'avancer qu'un à la fois pendant
que les autres prennent, autant qu'il est possible, des positions
solides. Toutes les fois qu'on a l'occasion de donner un tour de
corde à une saillie de rocher, on serait coupable de le négliger.
Les
derniers escarpements des Rochers-Rouges présentent une série
d'assez mauvais pas ; ils sont cependant sans difficultés
sérieuses pour les touristes jeunes, souples et habitués aux
escalades.
Nicolas
Knubel, mon guide, me raconta qu'à la partie la plus escarpée un de
mes prédécesseurs lâcha prise, mais fut efficacement retenu par la
corde.
Une
fois ces derniers rochers franchis, le Cervin est vaincu. La pente se
radoucit de plus en plus ; on y pourrait courir si le verglas
qui recouvre souvent les rochers ne commandait les précautions. Au
bout de quelques minutes on atteint la cime dont le point culminant
est formé par une crête de neige si fine qu'on n'y peut poser le
pied. L'arête continue, tranchante et accidentée, et environ deux
cents pieds plus à l'ouest forme un autre sommet un peu moins élevé.
Est-il
besoin de dire que le monde de pics hérissés, de glaciers
étincelants qu'on découvre de ce royal sommet est immense et
sublime ? Comme sur les autres cimes du même rang, c'est un
spectacle si étonnant et si grand que, chétif qu'on est, on se sent
incapable de l'embrasser et d'en jouir. Il n'est pas beau, au sens
ordinaire de ce mot ; à qui n'est pas habitué aux scènes
sauvages de cette dernière et suprême région, il pourrait paraître
affreux. Il ne doit guère y avoir, dans toute la chaîne, de sommet
où les Alpes se présentent plus hérissées, plus menaçantes, plus
sombres, malgré les neiges et les glaciers.
Mais
quelle situation pour le grimpeur qui jouit de ce chaos de
précipices, qui aime ces scènes et qui commence à en épeler le
sens !
Cependant,
est-ce l'admiration qui remplit le plus l'âme dans les instants
qu'on passe sur cette crête, perdue dans l'espace ? C'est
toujours, je crois, le sentiment de la victoire. II faut l'avouer, on
ne monte pas au Cervin pour voir. Et pourquoi donc, alors, si ce
n'est pour satisfaire l'orgueil ? s'écrie aussitôt la foule
des gens prudents et sensés, la foule le des moralistes.
Non,
on n'y monte pas pour voir seulement, mais non plus pour chercher, au
péril de sa vie, une gloire vraiment trop peu prisée pour la payer
si cher ; non plus pour jouer témérairement et à plaisir avec
le danger ; on monte au Cervin pour le vaincre, et tout vrai
grimpeur doit sentir en lui qu'il y monterait, fût-il seul dans
l'univers et n'eût-il que les cieux et les monts pour témoins de sa
victoire. Où donc, d'ailleurs, trouver une cime qui tente et
passionne davantage ?
Sur
le sommet flotte encore à un bâton le foulard attaché en guise de
drapeau par le malheureux Michel Croz ; sauf cela, aucune trace
que celles de la foudre, qui seule, pendant des siècles que nul ne
peut compter a visité ce sommet.
La
descente semble effrayante lorsqu'on se place là-haut en
imagination. En réalité, elle nous parut presque plus aisée que la
montée ; du moins, pour nous, elle se fit plus gaîment. Mais
elle est interminable, infinie, et sans un guide sûr on courrait le
risque de perdre bien du temps dans l'uniforme dédale des vires et
des couloirs de la grande pente. On peut coucher encore à la cabane
si l'on veut se ménager au retour ; elle est admirablement
suspendue aux flancs du colosse, et bien close ; mais on
l'atteindra généralement assez tôt pour ne pas résister à
l'envie d'en finir le jour même et de revoir Zermatt1.
Que
dire, pour résumer ces renseignements et ces appréciations, sinon
qu'il est difficile ou même impossible d'assigner à une ascension
de cette sorte sa véritable valeur comme difficulté.
Les
comparaisons qu'on pourrait faire demanderaient une carrière de
touriste plus remplie que n'est encore la mienne, et encore
seraient-elles fausses le plus souvent. Il entre dans un tel problème
des données trop nombreuses et trop variables pour qu'on puisse le
résoudre. La question change avec les voyageurs, avec le temps, avec
l'année, avec mille circonstances qu'on ne peut compter, ni
prévoir ; à chaque expédition elle n'est plus la même.
Ce
qu'on peut dire, je crois, avec quelque justesse, c'est que la
catastrophe de 1865 parle peut-être un peu trop à l'imagination et
rend le Cervin plus redoutable qu'il n'est en effet ; mais, à
coup sûr, pas de beaucoup.
Dans
des conditions ordinaires, il ne me paraît pas être ce que les
Alpes ont de plus mauvais. On pourra faire dans nos Alpes voisines du
Léman, à la Cime-de-l'Est de la Dent-du-Midi, à la Tête-à-Pierre
Grept, et ailleurs, plus d'une course qui sera comme un avant-goût
du Cervin et pourra servir de préparation à ceux qui voudraient
éprouver d'abord leur adresse et leur force.
(Echo
des Alpes, 1870)
1 La
durée totale de l'expédition est d'environ 20 heures ainsi
réparties : de Zermatt au refuge, 7 h. ; du refuge au
sommet, 4 h. (et souvent plus) ; descente et retour à Zermatt, 9 h.
|