Bibliothèque‎ > ‎Ecrits‎ > ‎Livres‎ > ‎Souvenirs d'un alpiniste‎ > ‎

Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

La vallée perdue


Qu'il me soit permis de communiquer aux lecteurs de l'Echo une lettre qui m'a été adressée dernièrement, et d'y répondre ici même : la question qu'elle pose intéressera sans doute les nombreux alpinistes qui ont visité la chaîne du Mont- Rose, et peut-être se trouvera-t-il parmi eux quelqu'un de mieux renseigné que moi.

Voici cette lettre ; on me pardonnera de la citer en entier parce qu'elle m'a paru charmante :


« Cher Monsieur,

» Votre connaissance des Alpes du Valais m'engage à vous adresser une question. Avez-vous entendu parler de la Vallée perdue, qui doit se trouver quelque part dans le massif du Mont-Rose ?

» J'ai appris le nom et l'existence de cette vallée à Anzeindaz, de la bouche de Jean-Pierre, vacher de Philippe Guyon. C'était un jour de pluie, de lourds brouillards remontaient lentement les éboulis ; dans le chalet, un grand feu éclairait les poutres brunies et jetait de brillants reflets sur les chaudières. Jean- Pierre, tout content d'avoir un auditeur, me racontait des histoires en surveillant ses fromages. C'est alors qu'il me parla de cette Vallée perdue, vallée mystérieuse , entourée de tous côtés par des glaciers et jusqu'à présent inabordable. Elle n'est pas déserte cependant; c'est là, au contraire, que viennent hiverner tous les chamois du pays, et non seulement ceux de la grande chaîne valaisanne , mais aussi ceux des Alpes les plus éloignées, même ceux des Diablerets, du Haut-de-Cry, de Paneyrossaz. Le fond de la vallée est arrosé par un affluent secret de la Viège ; sur une rive croît une rangée de pommiers, sur l'autre une rangée de pruniers. — « Ce ne sont pas des blagues, disait Jean-Pierre ; la preuve en est qu'en automne les pommes rouges de ces arbres ressortent dans la Viège par quelque passage souterrain. »

» Vous devinez si cet Eden a été le but des chasseurs de chamois; mais ils y perdaient leur peine. Enfin, un chasseur des Anniviers, plus heureux que ses devanciers , y arriva, et qui plus est, en revint. Quel chemin avait-il pris ? qu'avait-il vu ? Le vieux sournois se garda bien de le dire. Il mourut au printemps avec son secret.

» Des touristes anglais tentèrent aussi l'aventure ; ils couchèrent six nuits sur le glacier, sur des matelas qu'ils avaient apportés. Ils ne parvinrent pas à trouver le passage; mais, à l'aide de leurs lunettes, ils purent examiner la vallée, et se convaincre de l'existence des chamois , et même des pommiers.

» Je vous serai bien reconnaissant si vous pouviez me donner quelques renseignements sur cette singulière vallée. Il me paraîtrait étonnant que vous n'en eussiez pas entendu parler. En ce cas , je me ferais des reproches, Monsieur, d'exciter votre curiosité : les mauvais génies qui habitent la vallée, mécontents, dit-on, d'avoir vu leur retraite profanée, on fait mourir le chasseur anniviard ; s'il vous arrivait malheur , je ne m'en consolerais pas.

» Veuillez agréer, etc. » M. D.


Rien ne pique autant la curiosité qu'un mystère, et rien non plus n'excite le courage comme un grand danger auquel on est très sûr d'échapper. Si cette lettre m'était arrivée dans la saison des courses, j'aurais, je l'avoue, pris un certain plaisir à braver la colère des mauvais génies, et, à défaut de la bénédiction du curé de mon village, muni de bonnes cartes du Club et de deux yeux passablement sceptiques, je serais parti à la recherche de la Vallée perdue.

Malheureusement, le mois de janvier n'est pas le moment d'aller explorer les vallées du Mont- Rose, surtout si l'on veut y voir des pommiers. Il est vrai que c'est bien plutôt le temps où l'on peut aller passer quelques veillées avec ses amis ,de la montagne, dans de bons vieux chalets valaisans, assis sur les gradins du poêle, à écouter les légendes du pays ; mais je ne pouvais ; retenu à la maison, force m'était bien de m'en tenir, pour la Vallée perdue, à mes souvenirs et à ma bibliothèque.

Les souvenirs ne m'ont rien fourni ; j'avoue que je ne me rappelle pas avoir jamais entendu en Valais la moindre allusion à aucune vallée perdue' ni retrouvée. Mais ouvrant le classique des classiques en matière alpestre, le vieux de Saussure*, voici ce que je lis dans son Voyage autour du Mont-Rose :

» Il y a dans le pays une ancienne tradition sur une vallée remplie de beaux pâturages, dont on dit que l'accès a été fermé par des nouveaux glaciers. On ajoute que cette vallée se nommait Hohen-Laub et qu'elle appartenait au Valais. Sept jeunes gens de Gressoney, encouragés par un vieux prêtre, entreprirent, il y a six ans, la recherche de cette vallée, et dirigèrent leur course vers cette gorge dont la cime se voit de chej eux, au nord du village. Ils allèrent, le premier jour, coucher sur les rochers les plus élevés à l'entrée des neiges , et le second, après six heures de marche sur ces neiges, ils arrivèrent au bord de la gorge. Là, ils virent sous leurs pieds, au nord, une vallée entourée de glaciers et d'affreux précipices, couverte en partie de débris de rochers, et traversée par un ruisseau qui arrosait de superbes prairies avec des bois vers le fond sur la droite, mais sans aucun vestige d'habitations ni d'animaux domestiques. Persuadés que cette vallée était bien celle qu'on regardait comme perdue, ils revinrent, très glorieux de leur découverte, ils en firent beaucoup de bruit, et on en écrivit même à la cour de Turin. Pour constater la réalité de leur découverte et pour en tirer quelque avantage réel, il fallait parvenir à descendre dans cette vallée ; c'est ce qu'ils tentèrent deux ans après leur premier voyage ; ils retournèrent au bord du précipice , munis de crampons, de cordes et d'échelles, mais n'obtinrent aucun succès ; ils revinrent, en disant que les escarpements étaient d'une hauteur si prodigieuse, qu'aucune échelle ne pouvait aider à les franchir.

Cette singulière histoire, dont on m'avait parlé à Turin comme d'un fait avéré, piquait vivement ma curiosité. Arrivé à Gressoney, je me hâtai de prendre des informations , et je fus très étonné de voir tous les paysans à qui j'en parlais m'assurer que c'était une fable, ou que du moins il n'existait dans leurs montagnes aucune vallée inaccessible ; je ne trouvai que la personne qui avait fait le plus de bruit de cette découverte et un de ses proches parents, qui me soutinrent l'existence de cette vallée ; mais ils la soutenaient d'une manière si affirmative, que j'étais fort ébranlé. Enfin, comme je me trouvais avec ces deux personnes sur la place du village , remplie de monde à l'issue de la messe, j'aperçus dans la foule un chasseur qui m'avait fortement soutenu la non-existence de cette vallée inhabitée ; je l'appelai, je le mis en face de celui qui assurait l'avoir vue, et je lui demandai s'il pourrait soutenir son dire en sa présence ; il affirma que oui, qu'il le soutiendrait. Alors le patron de la découverte lui dit : « Comment pouvez-vous soutenir que cette vallée n'existe pas, puisque vous êtes vous-même un des six avec lesquels je l'ai vue ?... » — Et c'est justement parce que j 'y étais que je soutiens que cette vallée n'est point inhabitée, puisque j'y ai vu des vaches et des bergers. » L'autre voulut nier, mais il se fit une huée générale qui lui ferma la bouche, et la question me parut décidée.

Ensuite, lorsque de la cime du Rothhorn j'ai bien vu la situation de la gorge d'où ces chasseurs avaient cru faire cette découverte, j'ai été convaincu que la vallée qu'ils avaient en vue était précisément celle de l'alpe de Pédriolo.... En effet, cette vallée est située au nord de cette gorge, et doit se présenter de là exactement comme celle que décrivent ces chasseurs. Et si l'on considère que les chalets de Pédriolo sont dans la partie de la vallée la plus basse, la plus éloignée de la gorge et derrière des rochers qui les dérobent entièrement à la vue des cimes méridionales, on concevra que si les troupeaux paissaient dans les pâturages situés au nord au-dessous des''chalets, au moment où les chasseurs de Gressoney vinrent pour la première fois sur le bord de cette gorge, ils n'ont dû voir dans cette vallée ni habitations, ni troupeaux. Et il est permis de supposer que s'ils en ont aperçu dans leur second voyage, ils n'auront pas voulu renoncer à l'honneur de leur découverte, et avouer qu'ils n'auraient vu qu'une vallée connue et habitée. Mais peu à peu, comme cela arrive pour l'ordinaire, le secret s'est divulgué et la vérité a prévalu. »


Assurément, la Vallée perdue dont il s'agit ici est celle de notre vacher d'Anzeindaz. En ce cas, l'explication que donne de Saussure est la meilleure réponse qu'on puisse faire à mon correspondant. La Vallée perdue n'est autre que l'alpe de Pédriolo, ou plutôt tout le haut de la vallée de Macugnaga ; c'est le cirque profond que l'on voit s'ouvrir à ses pieds du haut de la Cima-di-Jazzi. Quant à la gorge qu'ont gravie les chasseurs, et au sujet de laquelle de Saussure n'est pas très net, ce doit être le Colle-delle-Locie, franchi pour la première fois en 1862 par MM. E. Hall et E. A. Hudson, et qui, en effet, n'est pas très facile. Il est vrai que de là-haut il faut l'imagination de gens résolus à faire une découverte pour ne pas voir que la vallée s'ouvre du côté de l'est, et qu'elle peut facilement communiquer avec le reste du monde. Mais comment ferait-on les belles histoires si on voyait les choses tout simplement comme elles sont.

De Saussure ne s'est trompé que sur un point, c'est que la vérité n'a pas prévalu. La légende s'est répandue et vit encore. On n'y croit plus peut-être à Gressoney, ni à Turin; mais on y croit et on y croira longtemps dans plusieurs vallées voisines, puisqu'on en parle jusqu'au pied des Diablerets. Verba volant..... l'histoire des chasseurs de St-Jean-de-Gressoney a franchi sans échelle le massif du Mont-Rose ! passant de chalet en chalet pendant les veillées, elle s'est enrichie de détails précis qui lui donnent bon air, elle s'est embellie de sa merveilleuse rangée de pommiers et de pruniers dont les fruits ressortent par la Viège, et surtout de cette fin tragique du chasseur anniviard, qui lui fait un digne couronnement. Dans tout cela, l'honnête Jean-Pierre a bien mis tant soit peu du sien, j'imagine ; mais c'est le mérite du genre et la liberté qui le fait fleurir.

Une chose au moins est à remarquer dans cette légende, c'est qu'elle confirme la vieille croyance répandue dans tant de vallées, d'après laquelle les hauts passages des Alpes auraient été jadis beaucoup plus praticables et pratiqués qu'aujourd'hui. Obscure question sur laquelle le dernier mot n'est pas dit. Il doit y avoir un fond de vérité dans cette affirmation que l'on répète au sujet de bien des cols. Les vieux débris d'échelle retrouvés au Triftjoch, et bien d'autres indices, donnent à penser que tout dans ces traditions n'est pas fantaisie. Et comment y croire cependant ? Les glaciers étaient-ils moins grands qu'aujourd'hui ? alors ils étaient d'autant plus crevassés, et les hautes crêtes qui les séparent, plus déchaussées, défendues à leur base par de plus formidables rimayes, étaient d'un accès plus difficile. Etaient-ils , au contraire, assez puissants pour conduire par des pentes relativement douces jusqu'aux lignes de faîte ? alors il est probable qu'ils descendaient aussi bien plus bas dans les vallées, et envahissaient bien des terrains qui sont aujourd'hui des pâturages. La première supposition heurte le bon sens, et la seconde est en désaccord avec la plupart des traditions.

Il y aurait intérêt à ce que cette question fût une bonne fois élucidée. En attendant, recueillons toujours les légendes ; elles pourront y être utiles : hâtons-nous de les recueillir pendant qu'elles vivent encore ; beaucoup s'effacent déjà de la mémoire des montagnards, et quant à celles qui subsistent, il devient de plus en plus difficile de se les faire conter. Les laisser perdre serait dommage pourtant. Ces divagations, quelquefois charmantes par leur poésie, ont pour la science une valeur positive : souvent elles aident à retrouver l'histoire, toujours elles offrent une matière intéressante à la psychologie ; on peut y étudier le tour d'esprit, les aspirations intimes des populations qui les ont formées ; on peut y voir surtout les trésors de l'imagination et de la crédulité humaines, et l'éternel procédé par lequel la tradition a toujours défiguré la vérité.

* Consulter aussi sur cette légende : Vernalekcn, Alptnsagen, p. 9, et Rochholz, Nattirmythen, p. 221. (£d-J