Bibliothèque‎ > ‎Ecrits‎ > ‎Livres‎ > ‎Souvenirs d'un alpiniste‎ > ‎

Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

Huits jours dans le Val d'Anniviers


 Zinal, 15 juillet 187...


Enfin, mon ami, me voici à Zinal, à huit lieues de Sierre et à mille lieues des soucis du monde ; à Zinal, lieu discret, et je dirais charmant, s'il n'était grandiose ; asile de paix comme il en reste bien peu dans les Alpes.

Vous voudrez savoir, sans doute, pourquoi cette année encore je suis revenu ici : c'est parce que nulle autre part je n'ai trouvé, au fond d'une vallée perdue, une verdure plus tranquille et plus douce, des chalets plus rustiques, des ombres plus fraîches, des glaciers d'un argent plus vif et plus pur; nulle part, dans des lieux habités, une paix si profonde au pied de si magnifiques grandeurs. Et puis, il faut que je l'avoue, il y a près d'ici un col qui me tente, une crête fière et brillante où je voudrais poser les pieds : j'ai entendu vanter le Moming-Pass comme l'un des passages des Alpes les plus beaux ; qu'il soit aussi l'un des plus difficiles, ce n'est, vous le savez, qu'un attrait de plus ; je veux le voir. Un guide de choix doit me rejoindre ici : dès qu'il sera venu, si le temps est resté beau, je tenterai l'entreprise.

Mais vous ne connaissez point le lieu d'où je vous écris, vous ni tant d'autres d'ailleurs. Zinal, qui a une si belle place au soleil, n'a en effet aucun nom dans le monde ; les Guides en parlent à peine, on n'en voit aucune estampe, aucune photographie ; et cependant, dans tout cet admirable Valais, c'est bien l'un des sites les plus beaux. Comme les vallées de Saint-Nicolas et d'Evolène, ses deux voisines, celle-ci va du sud au nord, longue, régulière, et droite à peu près. Fermée à son entrée par des gorges impraticables, et resserrée dans presque tout son parcours, elle s'élargit vers le haut, et un spacieux vallon la termine, au sein de magnifiques glaciers, entre une ceinture de hautes montagnes formée par les groupes du Weisshorn et de la Dent-Blanche. Là, les dépôts séculaires du torrent ont formé une longue plaine, aujourd'hui finement gazonnée, qui s'en va mourir au pied même des glaciers, à une hauteur de 1700 mètres au-dessus de la mer. A l'entrée de cette plaine, au bord de l'unique chemin qui la traverse, sont semés une centaine de chalets, petits et noirs ; c'est le hameau de Zinal.

Deux figures dominent, entre les montagnes qui enserrent étroitement le fond du val, et tout d'abord elles attirent le regard : l'une à l'avant-garde, un grand pic noir qui surgit du fond de la plaine même, abrupte pyramide de deux mille mètres, lançant hardiment au plus haut du ciel deux cornes aiguës; l'autre, plus reculée, à sa droite, au fond d'une vallée de glace et au centre même du tableau; une cime immaculée et brillante, dont les neiges dessinent sur le ciel une ligne aux inflexions souples et tendres, chef-d'œuvre de grâce et de pureté. Le pic noir se nomme Lo Besso ; la cime blanche, c'est la Pointe-de-Zinal. Autant le premier est sombre, orgueilleux, sauvage, autant la seconde est pure, élégante et douce dans sa blancheur et ses nobles contours; jamais plus frappant contraste : on dirait une belle vierge gardée par un grand monstre jaloux.

Ces deux figures forment le fond ; autour d'elles lambeaux de forêts, et qui, repoussant naturellement le regard de leurs flancs sauvages, le dirigent vers le fond du tableau, où toutes les lignes sont calculées pour un effet grandiose.

Si peu connu que soit Zinal, il y a cependant un hôtel ; mais très simple encore, heureusement,comme les bonnes gens qui le tiennent. Souvent il est vide ; aujourd'hui nous y sommes trois voyageurs. Il vient si peu de gens à Zinal ! Le flot vulgaire ne s'y est pas encore versé, et si l'on consulte le livre où s'inscrivent les touristes, on n'y voit guère que des noms d'habitués fidèles ou de grimpeurs d'élite, descendus ici par quelque haut glacier.

Tout près de l'hôtel, au delà d'une pelouse en pente douce, au bord du chemin, s'élève une chapelle, une petite chapelle blanche; la façade en est crépie depuis bien des années déjà, mais elle a conservé une virginale blancheur ; seulement, sous l'effort du temps, son petit clocher se disloque et penche, la croix s'incline et bientôt va tomber. Quelques chalets sont groupés autour de la chapelle, un plus grand nombre sont échelonnés le long du chemin, au milieu des grands prés verts ; la plupart ne sont que des granges, de petits boitons, rongés des mousses, vermoulus et noircis, où l'on serre un peu de foin en hiver ; les meilleurs ont une ou deux fenêtres, et peuvent abriter une famille.

Ne vous étonnez point si je ne vous parle guère des habitants ; en ce moment on n'en voit pas ; ils sont dans les hauts alpages avec leurs vaches. Je n'ai vu jusqu'ici, sauf l'hôtesse et deux enfants qui jouent dans le pré, qu'une jolie fillette, faisant le service de la maison ; un de ces visages de la montagne, à la fois ferme et timide, sérieux et candide, bronzé, avec de grands yeux noirs.

Au printemps et en automne, les vaches remplissent les prairies, le val s'anime du bruit de leurs cloches et des cris des vachers ; mais maintenant elles sont toutes dans les plus hauts pâturages, dans les derniers vallons, entre les replis des montagnes, et elles y sont si bien cachées, qu'on n'entend presque jamais le murmure de leur sonnerie lointaine. Tous les chalets sont vides, la petite plaine est déserte, comme aux anciens jours, et l'on n'entend que le frais murmure des flots de la Navisance, qui coule rapide à une centaine de pas, ou le bruit plus éloigné des torrents qui bondissent dans les ravins des montagnes. Ainsi isolé et paisible, le petit hôtel a l'air d'une chartreuse au milieu d'un désert.

Lorsqu'on arrive ici de la plaine, encore abattu par les fatigues d'une vie toujours agitée, quel bien fait au cœur ce site grave, vert et tranquille, auprès des neiges éternelles, au pied des grands monts silencieux !

Il y a ici deux autres voyageurs, vous ai-je dit. A souper, j'ai fait leur connaissance. L'un est un Anglais, M. T., bel homme, comme ils le sont tous, membre de l'Alpine Club, grand escaladeur de hautes cimes ; d'ailleurs nullement excentrique, ni même rogue ou taciturne, ainsi que tant de ses compatriotes, mais au contraire, aimable causeur, parlant le français avec beaucoup d'aisance. Il est professeur à Cambridge, c'est-à-dire homme savant et distingué. L'autre, M. de C, est un Français , homme du meilleur monde et qui, ses rentes . aidant, court l'Europe, visitant les monuments, les musées, les gens de lettres, les savants, s'intéressant à toutes choses, art, science, nature, hormis à la politique qui a failli lui attirer des malheurs. Homme fortuné, vraiment, car il passe sa vie à donner fête à ses yeux et nourriture à son intelligence. De plan de voyage, il n'en a point. Il va par monts et vaux, au hasard des paysages : il se plaît ici, il y reste jusqu'à ce que le vent de ses désirs le conduise ailleurs. Notre Anglais, au contraire, s'est tracé méthodiquement, et exécute très fidèlement un itinéraire digne de ses jambes et de sa fortune; et, tandis que des gens comme vous et moi s'échappent à grand'peine huit jours pour faire quelques promenades, le bienheureux, depuis le mois de mai qu'il est en route, a déjà gravi « dix-neuf cimes et trente-cinq cols, » et rien de vulgaire, veuillez m'en croire. D'ici, il passe par les glaciers à Evolène, et va escalader la Dent- Blanche.

Fort de l'autorité de son âge, M. de C. qui, rien qu'à l'entendre prenait le vertige, essayait de lui faire un chapitre de morale sur sa témérité, lorsque ses deux guides entrèrent pour régler avec lui les détails du lendemain. Comme il doit partir avant le jour, il a pris congé de nous. M. de C. et moi, nous avons passé la soirée en causeries, et nous sommes tombés d'accord pour occuper la journée de demain par une promenade.



16 juillet.

Ce matin les nuages hésitaient entre le ciel et la terre, et avec eux, nous hésitions entre la montagne et la vallée. Comme ils persistaient à se traîner lourdement le long des pentes, nous avons pris le parti d'aller simplement flâner sur le glacier de Zinal, emportant à tout hasard assez de provisions pour y passer longue journée si les nuages prenaient la fantaisie de s'envoler.

De l'hôtel on voit, au fond du val, tout au pied des noires parois du Besso, le glacier courber son dos grisâtre, pressé entre d'énormes croupes sombres. A voir sa carapace de pierres, grise et par places reluisante, et les longues lignes des moraines qui dessinent son échine sinueuse, il fait l'effet d'un monstrueux reptile. On s'imaginerait volontiers qu'à certains moments il se met à ramper et fait onduler ses colossales vertèbres. La première envie qu'on éprouve en arrivant ici, c'est d'aller voir de près cet être singulier, et quand on l'a vu une fois, on y retourne et l'on ne s'en lasse point.

Et pourtant il est laid, oui, vraiment laid ; à tel point qu'on serait embarrassé de dire de prime abord ce qu'on y vient voir. — Dans son Voyage aux Pyrénées, M. Taine, dont la plume peint si bien le paysage, savant artiste, amant par dessus tout des belles couleurs et des formes expressives, a déclaré fort laids aussi les glaciers de Gavarnie. « Us ressemblent beaucoup à des plâtras entassés, dit-il, et ceux qui les admirent ont de l'admiration à revendre. » Que dirait-il devant celui- ci, bon Dieu! Imaginez, au point où on l'aborde, un fleuve immobile de pierres grises, large de six cents mètres, et n'offrant aux regards que des flots accumulés d'informes et sales débris. En vain vous y cherchez la glace ; le pied ne foule que des monceaux croulants de blocs, de boue et de gravier.

Apreté, nudité hideuse, spectacle désolant. Qu'y a-t-il donc là pour l'admiration ? Rien vraiment, si l'on y vient voir des couleurs ou des formes ; et cependant, dès ici et sans monter plus haut, où apparaît la glace pure, on se sent attiré, retenu, captivé, et si ce n'étaient les désagréments de la marche, on se promènerait des heures au milieu de tous ces cailloux.

M. de C. a, là-dessus, son idée. « Observez cette masse, disait-il ; elle est vivante : de minute en minute, un craquement sourd, un bloc qui tombe, un monticule qui s'écroule vous en accuse le travail perpétuel. L'imagination n'est pas tout à fait folle en la comparant de loin à un monstrueux reptile. Sous les plis de ce vêtement de pierres, vous sentez palpiter une sourde puissance. Ce glacier est un être ; comme un reptile, il rampe, en effet ; il vit. Ou plutôt c'est la Terre qui vit en lui ; c'est elle qui est un être, au même titre qu'un mollusque ou une méduse ; c'est elle qui vit, si vivre veut dire seulement se mouvoir par ses propres forces, d'une vie plus étroitement asservie à la matière, sans doute, mais bien autrement grandiose et forte : et ce qui vous attire, ici comme au bord d'un cratère ou de l'océan, c'est cet être immense que vous sentez vivre sous vos pieds, et dont vous, son infime parasite, vous venez avec une secrète émotion de curiosité et de respect contempler les sourdes palpitations dans ce glacier qui est l'un de ses millions d'organes. »

A mesure que l'on remonte le courant du glacier, un certain ordre se dessine au milieu du chaos des pierres; les monceaux de blocs sont plus réguliers, s'alignent et forment bientôt de longues files; la glace se montre, sombre d'abord, encore tout obscurcie par les pierres qui la chargent, puis enfin blanche, et multipliant la lumière sur ses mille facettes de cristal. — « C'est comme du sucre ! » s'écriait très justement un enfant traversant la mer de glace de Chamonix.

Plus on avance, plus l'ordre se dessine; les moraines laissent entre elles de véritables avenues, propres, régulières ; on dirait qu'un génie a pris soin de balayer tous ces débris et de les ranger en lignes. Régularité plus étrange encore que le désordre de plus bas ; on a peine à n'y pas voir un dessein, une volonté, le travail d'un être intelligent. Autrefois, les bergers contaient gravement que le diable s'amusait, la nuit, à ranger ainsi ces pierres ; d'aucuns disaient que c'était le perpétuel travail des damnés. Les montagnards, maintenant, se sont mis au niveau du siècle, ils sont devenus naturalistes ; ils vous disent que ces pierres, le glacier lui-même les rejette, « parce qu'il n'aime pas la saleté. » — Vous savez que la science explique aujourd'hui tout cela d'une façon très simple : le glacier, sollicité par l'action combinée de la pesanteur, du dégel et du regel, descend vers la vallée, avançant environ d'un pied par jour ; dans sa marche, il entraîne tous les débris tombés des pentes voisines sur ses flancs, et les échelonne en longues lignes. Ainsi la légende a dû s'enfuir devant l'explication.

— Il y en a qui regrettent la légende, disais-je ; avec elle s'en est allée la poésie.

— Qui sait ? répondit M. de C. Et n'est-ce point plutôt que la poésie a simplement changé de formes ? Erreur de croire que la poésie est dans les choses et peut s'en aller avec elles; elle est dans le cœur, elle est aussi vieille que lui, et vivra jusqu'à son dernier battement. Autrefois, elle animait les fantômes de l'imagination ; aujourd'hui nous la voyons naître de la réalité bien comprise, de la science même, nous révélant la vie grandiose de la nature, et nous ouvrant les horizons infinis du passé et de l'avenir. Pour moi, continua-t- il, trouvez-moi barbare, mais je ne connais aucun hymne qui vaille l'astronomie, et je donnerais toute l'Odyssée pour cette grande épopée des êtres que raconte la géologie. »

Entre mille curiosités, sur notre passage nous avons vu un moulin. Les montagnards ont donné ce nom à des crevasses où se précipite quelqu'un des ruisseaux de l'eau idéalement limpide qui, durant la chaleur du jour, sillonne le glacier. Ces moulins sont beaux à voir, mais fort peu rassurants. La lumière se jouant sur les accidents de la glace, les reflets bleus splendides des parois qui plongent dans l'ombre, font les plus magnifiques effets : mais ces gouffres sont perfides; on n'en approche qu'avec circonspection, en assurant son pied le mieux possible. On se penche, en se retenant de la main à son compagnon, on avance la tête pour essayer de voir le fond et l'on recule aussitôt. On sent qu'un mouvement de plus, on perdrait l'équilibre et l'on disparaîtrait sans retour dans le plus mystérieux des abîmes.

Personne ne contemple un de ces moulins sans y jeter ensuite des pierres, pour voir ce qui arrivera , comme font les enfants ; sans doute aussi pour se venger d'avoir eu peur d'y tomber soi-même.

Un bloc se trouvait tout près de celui-ci; il nous fallut peu d'efforts pour le précipiter. Il fit grand fracas au départ, brisant une belle lame de cristal, œuvre du soleil et des eaux, puis il disparut; de sourdes secousses, de plus en plus lointaines, annoncèrent qu'il bondissait en compagnie du ruisseau dans des profondeurs tortueuses et inconnues. La partie inférieure du glacier coule comme un fleuve, remplissant une longue et étroite vallée; nous la remontions depuis une heure et demie, nous approchions du plateau supérieur dont quelques vagues bleues, entrecoupées de crevasses, nous séparaient encore. Voyant les nuages se dissiper, nous décidâmes de poursuivre notre promenade jusqu'auprès du Roc-Noir, au centre du plateau.

C'est là que le glacier prend naissance, au milieu d'un cirque des plus grandioses formé par des cimes de premier rang, le Gabelhorn, le Rothhorn, le Grand-Cornier, la Dent-Blanche. La plupart dépassent quatre mille mètres. Dès qu'on pénètre dans cette enceinte, les pierres deviennent plus rares, le bruit des mille ruisseaux du glacier s'éteint, la neige recouvre tout de son morne et magnifique manteau. C'est la région des frimas perpétuels, entassés par des hivers de huit mois. Entre les cimes et sur les pentes, partout où le roc n'est pas vertical ou trop rapide, les neiges amoncelées ensevelissent toutes les formes sous leur molle épaisseur. Rien ne saurait donner une idée de la lumineuse blancheur de ces croupes aux rondeurs caressantes, aux cassures diaphanes, découpant sur la crudité d'un bleu sombre et sans vapeurs leur ligne d'une idéale pureté. Le silence du désert n'est interrompu que par le bruit des pierres qui se détachent, des séracs qui de temps à autre s'écroulent, ou des avalanches qui déroulent en grondant leurs splendides flots argentés. C'est le monde polaire, l'âpreté de ses rocs nus et rigides, l'entassement séculaire de ses neiges, le bleu opalin de ses glaces vives ; mais le monde polaire avec la puissance des masses, le brutal déchirement des arêtes et des cimes, et la magnificence de lumière des hautes régions des Alpes.

Ce n'est pas absolument une métaphore de dire qu'ici l'on a changé de monde. Tous les objets sont nouveaux, toutes les formes étranges ou inconnues. Plus rien ne rappelle la vie. Deux règnes entiers de la nature sont disparus à la fois ; il ne reste plus que le monde minéral, et la froide magnificence de ses phénomènes. Tels nous paraîtraient, sans doute, les paysages d'un astre désert, s'il nous était donné de les voir.

Nous avons passé plus d'une heure assis sur quelques pierres, au milieu des neiges, ne nous lassant pas de regarder.

Il y a pourtant quelque chose de perfide dans la beauté de ce spectacle ; longuement contemplé, il fait mal. On y éprouve trop fortement l'irrésistible puissance des forces universelles. A leur brutal contact, les choses fines et subtiles du monde intérieur s'évanouissent, la délicatesse de nos distinctions morales semble dérisoire ; tout s'efface sous l'impression froide et écrasante d'un monde matériel, fatalement livré à des forces immenses, qui seules survivent à toutes les formes passagères des choses. L'âme alors, vidée pour ainsi dire de tout ce qui lui vient de l'humanité, ne ressent plus que je ne sais quel amour infini ; on voudrait, dans un embrassement suprême, s'unir à ces immuables puissances dans un éternel repos.

M. de C. interrompit à temps mes réflexions, qui allaient leur train vers le bouddhisme, en me rappelant qu'il était temps de songer au retour. Il nous fallut presser le pas, afin d'arriver à l'hôtel à l'heure convenue pour notre souper. La nuit est magnifique. J'ai passé le reste de la soirée à regarder les étoiles, le ciel, si simple, toujours le même et éternellement beau.



17 juillet.


M. de C. se plaît ici ; il restera encore quelques jours. Je l'ai entraîné aujourd'hui, non sans peine, à faire avec moi l'ascension de la cime méridionale des Diablons. Elle est d'un accès si facile, qu'un enfant y pourrait aller seul.

A l'aube nous avons quitté l'hôtel, et, d'un pas très tranquille, comme il l'aime, nous avons gravi d'abord une pente rapide, couvertes de mélèzes et de jardins de rhododendrons en pleine fleur. Nous montions dans la fraîcheur des grandes ombres et la paix matinale, tandis que de l'autre côté du val, les cimes où descendaient les premiers rayons du soleil, s'éveillaient baignées dans une belle lumière rose.

Un peu plus tard, quand le soleil fut haut et le jour dans tout son éclat, des vapeurs s'élevèrent de plusieurs points de la vallée, s'assemblèrent en légers nuages d'un blanc soyeux et doux, finement argenté, et vinrent former à mi-hauteur des sommets comme une voluptueuse ceinture. Longtemps ils s'y arrêtèrent, caressant les pentes, pénétrant mollement dans les replis des ravins, puis ils se reprirent à monter, de plus en plus diaphanes et légers, laissant çà et là des flocons de leur blanche toison suspendus aux saillies des rocs. Enfin le vent d'est les prit sur ses ailes, et on les vit s'en aller un à un dans l'espace bleu. Tout en marchant, nos yeux les suivaient; ces beaux nuages semblaient avoir une âme, une âme heureuse et bonne ; leur vol dans l'azur était si tranquille et si doux.

D'un pas toujours égal et sans arrêt nous arrivâmes jusqu'aux derniers gazons, à la région des pierres nues et brisées, avant les neiges. Là, sous prétexte de géologie, mon compagnon réclama un moment de repos. Les roches de cette partie de la montagne sont fort intéressantes, en effet, dans leur nature et dans leur position. Ce sont d'abord des quartzites gris, tachés de grandes plaques rouges, et comme rouilles, se dressant en rudes et massives arêtes, cassés par éclats francs et énergiques. Puis des schistes chloriteux et talqueux, bizarrement empilés ou tordus en feuillets verdâtres, sombres, et aussi beaux à voir que glissants et détestables à gravir. Souvent ils hérissent les arêtes de lames droites, amincies, et tranchantes comme des glaives. Les pentes sont recouvertes de leurs minces débris, qui rendent sous les pas le même son que la vaisselle cassée. Que sont après tout ces vieilles roches, sinon d'anciennes argiles, cuites à l'immense fournaise souterraine ?

Mais une chose frappe surtout, si l'on s'intéresse à la géologie ; c'est la position de toutes ces roches. De toutes parts, et bien des lieues à la ronde, leurs couches schisteuses se redressent autour d'un énorme massif central de roches cristallines, le massif où surgissent le Rothhorn, le Weisshorn et la Dent-Blanche. Pour se soulever, tout ce bloc de montagnes a dû rompre leur couche épaisse et en rejeter les éclats sur ses flancs. Rupture colossale, phénomène inimaginable et dont la seule idée nous écrase. Pour cette masse ainsi irrésistiblement montante, qu'était-ce qu'une enveloppe de quelques mille pieds d'épaisseur à soulever et à rompre ? Bien peu, car le rocher, cette chose pour nous si dure et si forte, est ici plié et tordu comme le serait une molle étoffe; sa résistance était dérisoire devant l'effort souterrain.

Une lutte d'opinions s'engagea entre M. de C. et moi, au sujet de ce soulèvement ; vieille lutte sous une forme nouvelle, celle de Thaïes et d'Heraclite , celle des plutoniens et des neptuniens ; au fond, elle divise encore les savants modernes, il est bien permis aux amateurs de s'y engager derrière eux.

Comment s'est accomplie cette rupture formidable, avec violence ou avec lenteur ? Faut-il supposer que cette masse centrale encore à moitié fluide a jailli du sein de la terre par une brusque poussée ; ou bien qu'elle est formée de couches semblables à celles de nos plaines, anciennement déposées par les eaux, lentement et profondément transformées par la chaleur intérieure et les énormes pressions qu'elles supportent, puis soulevées, mais toujours avec lenteur, jusqu'à la place qu'elles occupent aujourd'hui ?

— Pourquoi voulez-vous, disais-je, que rien de grand dans la nature ne se fasse sans commotions violentes, sans éruptions terribles, et que chacune de ses métamorphoses soit un cataclysme ?

— Et pourquoi, répliquait M. de C, voudriez-vous qu'elle ne fît rien qu'avec des moyens calculés à notre petite taille et connus de notre expérience bornée, qu'elle marchât toujours avec une égale et monotone lenteur ?

Une idée générale m'a paru se dégager de notre dissentiment, c'est que le caractère d'un peuple se trahit dans ses sciences aussi bien que dans ses arts et dans sa religion. Ecoutez ma démonstration, je vous prie.

Il n'est de science si exacte, si serrée dans ses inductions, qui ne laisse encore à l'imagination une large part. C'est l'imagination qui généralise, c'est elle qui fait les hypothèses, et, lorsqu'elles sont reçues, celles-ci sont comme autant de drapeaux qui rallient les penseurs et les savants. Or considérez les principaux parmi ceux qu'on agite dans la mêlée moderne, et dès l'abord vous reconnaîtrez les nations et leur caractère, les races et leurs tendances naturelles, instinctives, inévitables.

En géologie, rien de plus frappant. Les méridionaux, au sang vif, à l'imagination simple, claire et rapide, racontent l'histoire du monde tout autrement que les savants du nord, à la pensée lente, à l'imagination vaste et confuse. Les Italiens et les Français se plaisent aux coups de théâtre et aux changements de tableaux, aux révolutions violentes et aux cataclysmes; il leur faut du mouvement, du bruit, et surtout du feu. Ils aiment voir, à chaque période, les flores et les faunes entières anéanties, puis soudain renouvelées. Peu leur coûte de rêver que le globe tout entier n'est encore qu'une masse en pleine fusion, chauffée à une température incalculable, et recouverte d'une mince pellicule sur laquelle nous habitons. Ces violences désordonnées, cette hypothèse effrayante ne sauraient naître dans le calme esprit du nord. Il aime à contempler le lent et immense déroulement des choses, à voir un ruisseau ruiner à la longue une montagne, et des polypes construire un continent. Il se dit que toute la nature est l'œuvre d'actions aussi lentes, continuées à travers des milliers de siècles. Il est patient, que lui coûteraient les myriades ? Volger et d'autres ne sont-ils pas allés jusqu'à dire que dans la perpétuelle succession des formes à la surface du globe, la vie n'y avait jamais eu de commencement !

De ces deux esprits, lequel a raison ? Aucun, sans doute, et la palme est peut-être à qui les saura concilier.

Sur le papier, une discussion géologique vous semblerait froide et peu nouvelle : pour nous, au sein de cette puissante nature des montagnes, au milieu de ce chaos de masses si étrangement disloquées, elle prenait un intérêt profond, et ouvrait notre âme à une grandiose poésie. Avec les données de la science, nous reconstruisions ces murailles ruinées, nous rétablissions ces voussures écroulées dont les énormes matériaux, déjà déblayés et disparus, forment sans doute de leur poussière les plaines qui s'étendent à leurs pieds ; et quelles que fussent nos opinions, il fallait bien nous accorder sur une chose, c'est que c'étaient là des ruines. Et quelles ruines ? les ruines de notre monde qui s'en va en poussière. Inutile de se roidir devant cette idée, l'homme doit mourir, l'humanité doit mourir..... la terre, aujourd'hui si belle et si riche de vie, la terre aussi doit mourir....

Cette pensée m'est revenue souvent en face des scènes désolées des montagnes; mais lorsque je me laisse aller à rêver le temps où cette ruine sera consommée, où, sur la terre nue et refroidie, il ne restera plus de nous et de nos villes que de loin en loin une tramée de débris, je me demande aussitôt ce que sera devenu ce développement magnifique, et tout cet immense travail d'intelligence et de passions à travers lequel grandit laborieusement l'humanité ? Quand le dernier homme se sera éteint sur les ruines de la dernière cabane, où seront les pensées d'un Socrate, les créations d'un Shakespeare, les visions d'un Raphaël , les rêves d'un Beethoven ? Nous vivons à la fois dans deux mondes, tous les deux infinis, tous les deux splendides ; mais dans l'un, tout ce qui est créé est à jamais immuable, immortel; tandis que, dans l'autre, une puissance que rien ne lasse déroule à l'infini des formes qui se succèdent sans reparaître jamais. De ces deux mondes, lequel est le rêve et lequel est la réalité ?...

Un rayon de soleil glissant obliquement du haut d'une arête voisine, nous éclaira tout à coup de sa jeune et vive lumière, chassant autour de nous les ombres, dorant les rochers, et faisant étinceler les gazons humides. Du même coup se dissipèrent en moi ces rêves sombres de l'avenir. « Regarde, semblait-il me dire, le ciel bleu, la pure lumière, la jeunesse du cœur, le matin, les fleurs de la montagne, tout cela est si beau ! »

Il y a vraiment plus d'éloquence dans un rayon de soleil que dans tous les systèmes de philosophie.

J'ignore ce qui m'attend au delà de la vie, ce que deviendra le monde à la fin des siècles ; qu'importe! En ce moment, sous cette riche lumière, dans cet air pur des Alpes, j'ai vraiment vécu, et tout un ciel était dans mon cœur. Et puis, pourquoi donc craindre ? Celui qui a fait, ne saurait-il refaire ? Revivre serait-il plus merveilleux que vivre ? Eussé-je jamais rêvé tout ce qui est, et veux-je tenter d'imaginer ce qui peut être encore ?

M. de C. monta encore une heure avec moi, mais, peu habitué à cet exercice, il sentit que pour lui, il payerait de trop de fatigue le spectacle du sommet. Le tableau était déjà grandiose, il préféra s'arrêter à jouir longuement, encore dans la plénitude de ses forces, et me laissa continuer seul. J'eus bientôt atteint la région des neiges. Une longue arête d'une admirable blancheur, assez large et peu rapide, m'offrait un chemin commode jusqu'à la cime méridionale. Je montais avec ardeur, et à chaque pas je voyais se dérouler plus vastes les nappes éblouissantes des glaciers d'alentour, et au loin surgir des cimes et des chaînes nouvelles.

Liberté des montagnes! Heureuse possession de soi-même ! Bonheur de courir à l'aventure sur des sommets inconnus et déserts, de marcher sur des neiges pures encore, de monter vers les cieux ! Est-il rien qui remplisse mieux le cœur de la joie religieuse et douce de se sentir vivre dans le magnifique monde de Dieu !...

Au plus haut point de l'arête, quelques dalles de schiste fauves et brisées, sortant de la neige, formaient un sauvage sommet. Dois-je tenter de dire ce que je vis de là-haut ? Il faudrait pour cela toute une langue que j'ignore, qui n'a même pas été faite. Ce chaos de formes géantes, immobiles et brisées, ces glaces accumulées, l'austérité des rocs noirs, le grand silence et la pureté de ces hautes neiges, ne peuvent se comparer à rien de connu ; toute image les rabaisse, il faut les voir.

Le ciel était splendide, et les neiges dans tout leur éclat ; l'air calme, le silence sourd et absolu ; la dentelle des cimes lointaines était baignée dans un éther si limpide qu'on distinguait nettement les ciselures de leurs contours.

Je restai là-haut plus d'une heure. Comme j'allais commencer à descendre, deux papillons passèrent à tire d'ailes près de moi; c'étaient deux Vanesses, de celles qu'on appelle vulgairement Petites Tortues. On en voit souvent sur les plus hautes montagnes, on en trouve partout, comme l'ortie dont leur chenille se nourrit et qui foisonne même autour des plus hauts chalets. Portés par la brise, ils étaient montés de la vallée, et dans l'ivresse de leurs jeux, s'élançaient follement dans la direction des glaciers ; avant le soir sans doute ils se sont abattus, épuisés, sur les neiges du Weisshorn.

En peu de temps, je rejoignis M. de C. Je le retrouvai non moins heureux de sa journée que je ne l'étais moi-même. Je le soupçonne d'avoir, à la suite de toute notre géologie, passé son temps à des réflexions fort voisines des miennes, car lui ayant conté l'histoire des deux papillons, il fit là-dessus, et comme pour lui-même, une morale dont il ignorait certainement l'à-propos pour moi. — « Ainsi en est-il de nous, dit-il, papillons que nous sommes. Notre pensée s'aventure en se jouant dans les champs de l'infini et de l'éternel, mais elle y trouve des déserts qui ne sont plus à la mesure de ses ailes, et enfin le froid de la mort. »



18 juillet.


« On devrait convenir, me disait un jour un compagnon de voyage, que le beau temps nous vient du bon Dieu et le mauvais du diable, afin qu'on puisse maudire celui-ci tout à son aise lorsque la pluie vient déranger quelque projet. » Ce matin, le temps était sombre, et bien que Jean Martin, mon guide, soit arrivé hier soir, plein d'ardeur pour notre expédition, il a fallu passer la journée en flâneries. Je suis allé m'étendre sur l'herbe, auprès d'une petite grange isolée, à une demi-lieue d'ici, presque au bout de la plaine, et comme il faut toujours que je voyage, je me suis mis à parcourir à la lunette toutes les pentes des environs. C'est là une manière de voyager si charmante , qu'à la pratiquer souvent on prendrait le goût de la paresse.

Des flots roulants de nuées grises avaient déjà envahi et noyé les cimes; il ne me restait à parcourir que les lambeaux de forêts qui recouvrent ici le bas des rampes, et, au-dessus des forêts, des pentes inégales hérissées de fraîches broussailles de rhododendrons en fleur; puis des pâturages, cà et là coupés de grandes parois de rocher fauves et abruptes, salies de longues taches noires par les eaux qui suintent.

N'avez-vous jamais rêvé, à l'âge où vous lisiez les contes de Perrault et bien plus tard encore (je sais quelqu'un qui fait ce rêve aujourd'hui), qu'une bienveillante fée vous donnait la faculté merveilleuse de vous rendre soudainement invisible, et de vous transporter ainsi dans tous les lieux où il plairait à votre fantaisie? Le grand charme de la lunette, à mon sens, c'est qu'elle réalise une moitié de ce rêve, en mettant à notre gré, sous nos yeux et comme dans un cadre, les objets lointains. Qui sait si un jour la science ne nous permettra pas d'en réaliser l'autre moitié, en nous donnant la puissance d'isoler et de rapprocher, selon notre plaisir, les sons éloignés que nous ne pouvons entendre. Et ce jour-là, que d'oreilles tendues! que d'excursions indiscrètes! pour la foule innombrable des fils d'Eve, quel intime bonheur!

Tout cela m'est venu à la pensée à propos d'une découverte que je fis tout à coup dans le champ de ma lunette, lorsqu'ayant dépassé les rhododendrons, j'en étais à explorer les derniers pâturages près de l'alpe de l'Allée, déjà bien haut et près des neiges ; un pâtre, tout seul sur la montagne, gardait une centaine de moutons. Il me paraissait si rapproché que je ne perdais aucun de ses mouvements. J'observai tout à mon aise et longtemps cet être qui se croyait vraiment seul.

Il était immobile, debout sur un rocher, drapé dans un long manteau brun, appuyé sur son bâton et dominant ses bêtes qui broutaient le gazon d'alentour. Bientôt il marcha, et avec lui tout le troupeau se déplaça lentement. Ils allaient en travers de la pente, les bêtes s'arrêtant parfois pour tondre le meilleur du gazon. Le gros de la troupe avançait docile, à petits pas, mais quelques folles têtes voulaient à toute force chercher fortune sur les étroites corniches, tout au bord des abîmes, qu'elles flairaient d'un air hébété et curieux. Le pâtre alors les rappelait, et le plus souvent les détournait en lançant des pierres avec sa fronde ; puis il reprenait sa marche lente, mesurée au pas monotone du troupeau. Cependant la pluie commençait. Il se dirigea, se hâtant à peine, vers un roc où il savait trouver un abri ; il s'y arrêta, ramena autour de lui son manteau, et se tint immobile, toujours appuyé sur son bâton, parfois tournant lentement la tête, et regardant tomber la pluie. Les nuages s'abaissèrent peu à peu, et ce morne tableau s'évanouit comme une vision dans le voile gris du brouillard.

Quelle vie lente, insouciante et perdue dans le silence des hauts vallons, sous le ciel austère de la montagne ! Auprès de nos existences si fiévreuses, si pressées, si remplies de mouvement et de pensées, quelle destinée !...

La pluie s'établit et me força enfin à la retraite. Elle a duré tout le jour et ne m'a guère laissé d'autre vue que le bas des pentes voisines, dont les mélèzes étages montent, perdant leur cime dans le brouillard. Par moments, la vapeur devenait plus épaisse et nous enveloppait ; alors, pour nous il n'y avait plus de monde ; d'autres fois, elle se soulevait jusqu'aux parois voisines, et laissait voir la roche noire, luisante et mouillée. Depuis une heure seulement, les pentes se dégagent vertes, ruisselantes, puis les cimes fraîchement neigées. Maintenant les nuages dégonflés ont pris leur vol ; des lambeaux blancs et soyeux traînent encore, arrêtés aux accidents des pentes; mais les cimes, éclatantes, détachent avec crudité la dentelle argentée de leurs crêtes sur le bleu ravivé du ciel. En même temps que la pure lumière, renaît partout la vie ; le roc lavé paraît plus noir, les forêts rafraîchies plus sombres, le vert des pâturages plus éclatant. Les voix des torrents s'enflent, la Navisance, surtout, gronde ; tous les ruisseaux sont en fête; partout, jusque près des neiges, les cascatelles d'argent sillonnent les roches noircies. Soudain, voici au fond du val la Pointe qui, à son tour, se dégage, et laissant tomber de ses blanches épaules les derniers plis de son voile, apparaît tout entière éblouissante et comme rajeunie dans sa fraîche pureté.



22 juillet.

Dieu soit loué, j'ai pu réaliser mon rêve; j'ai franchi le Moming-Pass, et me voici de retour sain et sauf. Non sans peine toutefois, car j'ai vu le moment où le retour devenait un problème très sérieux et d'une solution difficile.

Je ne vous raconterai point notre expédition ; je n'essaierai point, surtout, de vous décrire le monde magnifique qu'elle m'a fait connaître ; nous avons vu tant de neige et de glace qu'il me semble revenir d'un voyage au pôle. Laissez-moi seulement vous dire ce qui l'a rendue un moment plus émouvante que nous ne l'aurions souhaité.

Le Moming-Pass est un des cols les plus élevés des Alpes. Il s'ouvre à 3798 mètres, sur une vertigineuse arête de glace, qui rattache le Rothhorn au Schallhorn, au fond d'un vaste cirque de glaciers, derrière un chaos de séracs*, dans la partie la plus secrète et la plus reculée, véritable sanctuaire de pureté, où tout est silence et blancheur. Il n'a été que très rarement franchi jusqu'ici**, et seulement par des guides de premier ordre. Celui qui m'accompagnait, Jean Martin, ne l'avait jamais vu de près; il ne le connaissait, ainsi que moi, que pour avoir admiré de loin les beaux séracs accumulés à sa base, et la pente de névé pure et hardie qui le termine. Il était donc nécessaire de dresser un plan d'attaque et de nous tracer une route au milieu du dédale du glacier. Nous montâmes de bonne heure à l'alpe du Leisse, lieu fixé pour notre bivouac, et d'où le regard embrasse tout le vaste cirque au pied duquel le puissant glacier de Morning presse en désordre ses flots d'azur. Les grandes lignes de notre itinéraire furent bientôt fixées ; nous vîmes d'ailleurs que plus d'un détail ne pourrait se décider que sur les lieux.

Martin, aidé d'Elie Peter, jeune guide qui nous servait de porteur, nous arrangea avec de la mousse et des plaques de schiste un excellent abri pour la nuit. Le soleil, à son coucher, empourpra les montagnes, laissant toutes les promesses d'un beau lendemain; le ciel était pur, à peine veiné dans les plus grandes hauteurs de fines vapeurs dorées qui n'étaient point des nuages, mais comme les plis d'un voile de gaze invisible, que révélait la lumière oblique du couchant. La nuit fut splendide. Une heure après le crépuscule, la lune se leva, pleine et éclatante, entre les créneaux noirs d'une arête. Jusqu'au jour, sa clarté fut si vive que je ne pus dormir. Longtemps avant l'aube, je pressais Martin de partir; pour le plein succès de notre entreprise, nous ne pouvions disposer d'une trop longue journée. Il fit la sourde oreille. Il était grand jour quand nos pieds touchèrent le glacier de Morning.

Nous n'y trouvâmes de difficultés que dans les grands séracs ; il nous fallut trois heures pour sortir de leur dangereux dédale et arriver au pied de la longue pente de glace qui monte, rapide et unie, jusqu'au sommet du col. Là cessait le danger, et commençait le travail ; c'était à la hache que devait s'emporter chacun des quatre cents pas qu'il nous restait à gravir. Ce fut la tâche de Martin, qui, sans se reposer presque, déploya jusqu'au bout une magnifique énergie.

De telles pentes, et celle-ci avait 500 d'inclinaison moyenne, sont une bonne fortune pour les grimpeurs ; elles coûtent du temps, mais on y avance avec sûreté. Il s'agit seulement de se tenir en équilibre sur les pas qui se succèdent comme les marches d'un grand escalier de cristal. Pour épargner le temps et le travail, on fait d'ordinaire les enjambées longues et les marches étroites ; mais celles-ci sont toujours sûres, et toute la difficulté est d'exécuter, sur une pente de quelques cents pieds dominant des crevasses, un exercice que les plus inhabiles feraient sans crainte à dix pieds du sol. Une seule chose est à craindre, l'imagination, « cette maîtresse d'erreur et de fausseté, » comme l'a nommée Pascal.

L'arrivée au sommet d'un col élevé est toujours un coup de théâtre; c'est toute une moitié d'un immense tableau qu'on voit surgir à la fois. Il s'attachait ici pour nous à cette surprise plus qu'un simple intérêt de curiosité. En sortant des séracs, Martin, regardant le chemin que nous venions de faire, avait dit : « Quant à redescendre de ce côté dans la journée, lorsque le soleil aura ramolli la neige, inutile d'y songer. Il nous faudra descendre par l'autre à tout prix; si mauvais qu'il soit, il ne sera pas pire. »

Qu'y avait-il sur ce revers inconnu ? A en juger d'après les meilleures cartes, il devait être fort tourmenté. Le cœur nous battait d'une anxieuse impatience. Les derniers pas approchaient. Nous avions monté jusque-là dans l'ombre; soudain, le soleil nous illumina, nos regards dépassèrent l'arête,, et tout un monde nouveau se déroula sous nos yeux, chaos splendide de neiges et de glaces mondées de lumière, au delà desquelles surgissaient les grandes masses des Mischabel et du Mont-Rose.

Le col lui-même n'est qu'une longue et mince arête de neige entre deux cimes crénelées, inaccessibles et sans nom. Les jeux du vent durant l'hiver ont formé sur toute sa longueur une suite de corniches de neige et de glace, richement ornées de stalactites, surplombantes et à demi-roulées sur le vide en magistrales volutes. — Que tout cela est beau ! allais-je dire : « C'est bien vilain, monsieur ! » s'écria justement Martin.

En effet, dans ce magnifique tableau, chaque beauté était un obstacle ; on ne voyait guère d'issue.

Immédiatement sous nos pieds commençait une pente de glace recouverte de neige, exacte contrepartie de celle que nous venions de monter, sauf la longueur. Au bas de cette pente s'étend un vaste plateau de neige tout zébré de crevasses Du côté de la vallée, des coulées de glace s'en épanchent comme d'une coupe trop pleine. Le flot principal forme le glacier de Hohlicht, qui descend, comme, un large fleuve, en cataractes étincelantes mais impossibles à franchir. On ne pouvait espérer de passage que sur la droite, en gravissant un contrefort du Rothhorn pour aller tomber dans le vallon du Trift, ou, sur la gauche, par les escarpements qui plongent dans celui de Hohlicht.

Ce qu'il y avait de plus clair était qu'il fallait d'abord se hâter de descendre la première pente pendant qu'elle était encore praticable : le soleil y avait déjà tellement ramolli la neige que notre passage eût provoqué une avalanche si nous eussions attendu plus longtemps.

Sans plus tarder, la descente fut donc exécutée avec précaution : les distances de la corde qui nous attachait avaient été doublées, afin qu'en cas d'avalanche un seul fut pris à la fois, car nous allions obliquement.

Au bas de la pente, une surprise agréable nous attendait : la vue du Schallhorn, cime encore vierge, de 3997 mètres, qui, du haut du col, nous était masquée par un sommet plus proche. Il était convenu que s'il n'avait rien de formidable, nous tenterions d'y monter. Il ne nous offrait de là qu'une arête de neige aisément accessible, qui montait en ondulant jusqu'à son sommet. — Ah ! monsieur, nous l'aurons ! s'écria Martin avec enthousiasme; nous l'aurons, dussions-nous coucher sur le glacier ; nous trouverons bien un chemin pour descendre. — Ajouter au Moming-Pass la conquête d'une telle cime vierge, c'était faire, en effet, une magnifique journée.

Aucune difficulté ne se présenta jusqu'à un col qui précède immédiatement la belle arête blanche du Schallhorn : de là, la cime était visiblement en notre pouvoir; trois cents pas à tailler peut-être, et nous étions vainqueurs d'un des plus hauts sommets qui restent encore dans les Alpes où personne n'ait posé les pieds.

Mais le problème de la descente ? L'enthousiasme est une belle chose, seulement il ne préserve ni du froid ni de la faim; et dépourvus que nous étions de couvertures et de provisions suffisantes , il ne fallait pas songer à passer la nuit au milieu des glaciers. Or, nous étions en pays absolument inconnu, dans un des coins les moins praticables des Alpes, et jusqu'ici, nous n'avions vu, du côté où nous devions descendre, que des lignes plongeantes dont la hardiesse nous laissait soupçonner plus de précipices que d'issues.

Une délibération sérieuse s'engagea. Il fut convenu qu'avant de poursuivre, Martin et Peter iraient en reconnaissance jusqu'à des séracs d'où ils pourraient dominer la descente, et que, suivant ce qu'ils auraient vu, nous irions cueillir nos lauriers ou nous ne songerions qu'à assurer notre retraite.

Je restai seul trois quarts d'heure sur ce col qui n'a pas encore de nom, et où jamais homme avant nous n'avait passé. Au bout de ce temps, je les vis remonter lentement, la tête basse et l'air découragé. — Eh bien! Martin, qu'y a-t-il?

— Partout des précipices, monsieur, des crevasses monstres, des séracs qui surplombent; on ne voit rien, rien, rien : je ne sais pas comment nous en pourrons sortir. — Puis, regardant le Schallhorn, il reprenait d'un geste énergique et le regard brillant : — Quel dommage ! Quand nous l'aurions si bien !

Je me taisais : la prudence et l'ambition étaient aux prises. — Réfléchissez, continua Martin; je n'ai pas peur, mais pour monter là-haut et redescendre, c'est trois heures... nous n'aurons plus le temps de sortir de tous ces précipices avant la nuit.

La prudence l'emporta. — Martin, répondis-je, le Schallhorn est vaincu : il ne dépend que de nous d'en toucher le sommet; réservons à une occasion prochaine cette victoire dont nous sommes sûrs dès aujourd'hui.

Nous commençâmes aussitôt à descendre, tous trois attachés à la corde; Martin le premier, moi après lui. Nous prenions la direction des escarpements qui dominent le vallon de Hohlicht. A chaque pas, la situation devenait plus saisissante, des crevasses énormes creusaient en travers de la pente de véritables vallons; nous les passions en rampant sur des ponts que formait la neige, çà et là.

Enfin, nous arrivâmes à des séracs à demi suspendus devant nous sur un précipice. Au delà, on ne voyait plus que bien bas dans l'ombre le vallon de Hohlicht. Il devait y avoir là un saut d'au moins deux mille pieds. A gauche, la paroi rocheuse du Schallhorn tombait aussi en abruptes murailles, sans doute jusque dans les profondeurs ; cependant, entre ces murailles et nous, une dépression où convergeaient comme autour d'un demi-entonnoir les pentes voisines, pouvait faire espérer ce que les montagnards appellent un couloir. — C'est notre dernière ressource, fit Martin en le montrant ; s'il n'y a rien là, nous ne pouvons pas descendre.

En approchant, nous vîmes une sorte de couloir, en effet, ou plutôt, à ce qu'il me sembla, un abîme qui prenait une forme de couloir. Il descendait bien bas dans la direction où nous voulions aller, mais comment finissait-il ? On avait beau s'avancer, se pencher, on ne pouvait le voir; il allait en tournant un peu de gauche à droite, et se dérobait bientôt au regard. Faute de mieux, il fallait bien essayer. Nous descendons trois cents pieds : — Voyez-vous quelque chose, Martin ?

— Non, monsieur,... descendons toujours.

Nous avançons de nouveau d'une centaine de pieds. Le couloir n'était bientôt plus qu'un étroit canal de neige de deux ou trois pas, d'ailleurs route directe des avalanches ou des pierres qui pouvaient tomber des hauteurs.

— Mais,Martin, pourrons-nous descendre parla ?

— Il faut bien voir, monsieur ; nous n'avons plus d'autre ressource.

Cependant la pente augmentait de roideur ; il me semble que je n'en verrai plus qui ne me paraisse douce auprès de celle-là. La neige, tout à fait ramollie par le soleil, risquait de glisser sur le roc qui la supportait, et nous avec elle, allant très vite voir où aboutissait le couloir. Puis, s'il était tombé d'en haut la moindre pierre, nous étions infailliblement balayés tous les trois.

Nous avancions avec prudence, assurant le mieux possible chaque pas. Cent pieds plus bas :

— Peut-on voir quelque chose, Martin ?

— Non, monsieur, rien encore. J'ai cependant l'idée que nous en sortirons.

— Dieu vous entende !

Nous avions descendu à peu près la moitié du précipice. On découvrait bien le couloir presque en entier; mais en tournant toujours sur la droite, il prenait évidemment la direction d'une petite gorge sombre : allait-il donc y aboutir? Et s'il n'y avait point de passage ; s'il nous fallait remonter tout cet affreux couloir ?

Il y avait plus d'une heure que nous allions ainsi. Dans de telles situations les heures sont des minutes : l'on est dans une tension musculaire et nerveuse si extrême qu'on n'éprouve plus aucune fatigue, toute sensation a disparu ; l'être tout entier n'est plus qu'une admirable machine, mue par le puissant instinct de conservation. On fait des prodiges d'adresse, les forces sont décuplées, et même l'intelligence, celle de juger les obstacles en un éclair, et de choisir les moyens.

La petite gorge paraissait moins rassurante à mesure qu'elle était plus proche. La neige devenait de plus en plus molle, et la pente plus roide encore; il fallait redoubler de précautions pour ne pas glisser. Derrière moi, Peter marchait sans souffler mot et visiblement à contre-cœur, ne sachant trop comment tout cela allait finir.

Cependant, à notre gauche, la muraille des rochers se terminait subitement, et nous permit de nous engager sur des pentes moins rapides et plus sûres ; et enfin au bout d'une centaine de pas, nos regards purent embrasser le bas de la montagne sur une certaine distance. Ce que nous vîmes alors nous laissa deviner tout un système d'escarpements à pic, admirablement combiné pour fermer tous les passages..... sauf un point, où la neige accumulée par une ancienne avalanche offrait une descente facile. Nous étions sauvés. Quant au couloir, on pouvait voir de là qu'il finissait fort mal.

— Ah ! si nous avions su ! s'écria Martin, le Schallhorn serait à nous maintenant. Effectivement, il n'était que quatre heures.

Toutefois il était dit que nous serions tenus en haleine jusqu'à la fin. Au moment d'atteindre le fond du vallon de Hohlicht, où commencent un torrent et des pâturages, un méchant banc de rocher vertical, formant au bas de la pente une ceinture, nous enfermait comme en une citadelle, et nous coûta un quart d'heure de recherches. Les sentiers du vallon de Hohlicht et de l'alpe de Schallenberg, par où l'on en sort, m'étaient connus depuis mon ascension au Weisshorn; avant la nuit, nous arrivâmes à Randa, d'où une voiture nous conduisit à Zermatt.

Telle fut pour nous, mon ami, cette descente du Moming-Pass, et telle elle paraîtra peut-être à plus d'un de ceux qui la tenteront comme nous sans en rien connaître. N'allez pas croire cependant qu'elle soit difficile : elle ne l'est pas plus que tant d'autres souvent pratiquées, mais elle peut paraître effrayante ; il faut un certain courage pour s'y engager sans savoir comment elle finit ; et quand on la tente ainsi à l'aventure, on peut croire par moments que l'on va de plein gré se jeter dans un précipice. Puis l'imagination s'en mêle, si bien qu'une fois en bas, on croit avoir fait quelque chose d'héroïque*.

Rester à Zermatt au moins un jour, revoir longuement ce paysage si fier et si tranquille, ce Cervin auquel on ne peut s'habituer et qui étonne chaque fois qu'on lève les yeux, c'eût été tout mon désir. Cependant Peter et Martin devaient absolument regagner Zinal au plus tôt : dès cinq heures, le lendemain, ils vinrent m'annoncer qu'ils se disposaient à passer le col de Trift pour arriver chez eux dans la soirée, et me pressèrent de faire ce passage avec eux. Je n'ai pu me résoudre à les voir partir seuls, et bien qu'un peu fatigué, j'ai consenti.

Le Triftjoch ou col du Trift (3450 mètres) est un passage fort connu des grimpeurs ; c'est le plus fréquenté de ceux qui conduisent de Zermatt dans le Val d'Anniviers, et certainement le plus original. Il a été longtemps dangereux et difficile; depuis quelques années, la découverte d'un nouveau chemin, des chaînes, des cordes et des échelles, que l'on a placées dans les pas les plus exposés, l'ont rendu tout à fait praticable.

Du côté de Zermatt, au sortir des pâturages, le dos d'une longue moraine conduit jusqu'au haut du glacier du Trift, charmant petit plateau blanc, solitairement enfermé dans une enceinte de rochers nus que terminent des arêtes sauvagement brisées. Au fond du plateau, cette muraille s'abaisse, une échancrure étroite l'entaille presque en entier : c'est le Triftjoch. Un petit couloir de neige peu rapide y monte commodément. De ce côté c'est l'idéal d'un col facile.

Mais quel revers à cette face si avenante et si bénévole ! Le sommet de la crête est justement le bord d'un précipice : une suite de murailles de roc, hautes d'au moins deux cents mètres, creusées de gorges verticales et d'affreux couloirs, dominent, de ce côté, le glacier du Rothhorn. La brèche elle-même n'est qu'une sauvage déchirure entre les pics d'une arête fracassée, une fissure si étroite, qu'un homme assis en travers et allongeant les pieds suffit à la fermer. Du côté de Zermatt, on voit s'étendre le blanc désert du plateau ; du côté de Zinal, tout n'est qu'abîmes.

Il y a au monde des âmes que dévore l'amour des lieux sauvages, des âmes ruinées et déchirées elles-mêmes, creusées aussi de noirs abîmes, et qui demandent surtout à la nature des violences et des horreurs. Qu'elles viennent sur la brèche du Trift ; nul site au monde n'est mieux fait pour elles. Qu'un Manfred vienne s'y asseoir, les pieds pendants sur le vide sombre, le regard perdu dans le chaos des rocs brisés, il s'y repaîtra de toutes les désolations et de toutes les horreurs qu'il a jamais rêvées. Autour de lui, il entendra par intervalles, au milieu d'un silence de mort, le fracas des rochers qui se fendent et s'écroulent, le grondement des avalanches sourdement précipitées dans les gorges ; à ses pieds, il verra de ces abîmes


« Où ses ossements pourront dormir en paix.... »


Il en est pourtant du Trift comme de notre descente du Moming-Pass; si à première vue les parois en semblent effrayantes, à mesure qu'on les étudie, on y découvre des passages possibles, puis faciles, et, aujourd'hui qu'elles sont tout à fait connues, on est tout surpris, en dépit d'une aussi vilaine apparence, de les trouver si aisées à descendre. Ce qui a été une hardiesse pour les premiers qui les franchirent est devenu, grâce surtout aux chaînes et aux échelles, une véritable promenade , un peu vertigineuse, toutefois, et fort exposée aux chutes de pierres. Nulle part on ne saurait se donner à moins de frais l'idée des mauvais pas de la haute montagne.

Pour nous cependant, la descente ne fut point facile. Il restait encore assez des neiges de l'hiver pour cacher les premières chaînes sous une couche de trois pieds, et le soleil les avait déjà tellement ramollies, que sur plusieurs points ces neiges commençaient à glisser. Puis, le pauvre Martin était presque aveugle ; durant toute la descente du Moming-Pass, voulant être plus sûr de ses yeux, il avait quitté les lunettes noires indispensables aux grimpeurs, et la réverbération éclatante des neiges l'avait brûlé à tel point que, pour le moment, il n'y voyait presque plus.

Du pied des rochers, la descente n'est plus qu'une longue promenade sur la glace, jusqu'à l'extrémité du glacier, d'où l'on voit les chalets de Zinal.

Les pentes molles et douces des pâturages bronzés par le soleil couchant, les fraîches forêts, les eaux, les prairies en fleurs, l'hôtel paisible dont le toit fumait dans l'ombre, nous reçurent comme le plus tranquille des ports après une orageuse traversée.

Hélas ! que n'y puis-je rester encore ! Le temps de mes loisirs est maintenant écoulé. Je vais partir pour Sierre ; demain déjà je serai à Lausanne. Pourquoi faut-il que notre destinée nous entraîne si souvent loin des lieux qui seraient faits pour notre coeur! Vivre dans le secret de cette belle vallée, au pied des glaciers, si fiers et si purs, dans les grandes ombres fraîches et la paix des pâturages déserts, y vivre avec un ou deux êtres aimés,... n'est-ce pas, dites-moi, le rêve du bonheur ?

Il faut partir, cependant. Heures sublimes du soir dans la solitude des hauts alpages, sous l'âpre haleine du glacier, matinées radieuses dans l'air limpide des hauteurs, près des cimes lumineuse si vie libre et sauvage de la montagne, demain vous ne serez plus que souvenirs.

On dit que le Peau-Rouge, au fond des solitudes de l'Amérique, rêve que dans l'autre vie il lui sera donné de chasser éternellement dans la plus giboyeuse des savanes; pour moi, mon ami, vous allez sourire, je ne puis faire le rêve d'une vie meilleure sans y mêler, au milieu d'autres images chéries, la paix profonde et reposante des hauts vallons de la montagne, la fière sérénité des cimes blanches, l'espoir de courses sans fin et d'ascensions qui se renouvellent toujours.

* Voir note, p. 189

** Trois fois, peut-être

* Quelques semaines plus tard, Jean Martin a franchi de nouveau le Moming-Pass et refait cette descente en guidant M"8 Pigeon, qui sont certainement les meilleures grimpeuses que les hautes Alpes voient revenir chaque été. — Quant au Schallhorn, je me préparais cette année (1874) à prendre une juste revanche, lorsque M. Midlemoore avec ses guides, me devançant de quelques jours seulement, en atteignit le premier le sommet.