Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Encore le Cervin
Monter
au Cervin par Zermatt ou y monter par le Breuil, c'est faire deux
ascensions très différentes et qui n'ont entre elles que fort peu
de rapports. Des deux, la dernière est incomparablement la plus
difficile et la plus belle ; elle offre de plus l'attrait de n'être
pas encore devenue banale, et d'être assez sérieuse pour ne pas le
devenir de longtemps.
Du
côté de Zermatt, le Cervin n'est qu'une immense pyramide unie et
régulière. Plusieurs touristes, qui n'ont pas compris le caractère
grandiose de cette simplicité, en ont déclaré l'ascension tout à
fait monotone : autant vaut dire que Dante n'est pas amusant ou que
la mer est uniforme. Du côté du Breuil, au contraire, le Cervin est
un formidable entassement de rochers déchirés et sauvages, un
énorme édifice, flanqué de tours qui croulent et d'où pendent des
murs brisés; une effrayante Babel, ruinée par la foudre et le
temps. Couloirs, cheminées, arêtes, tours, murailles, toutes les
formes s'y trouvent et rendent l'ascension aussi laborieuse que
variée.
Aujourd'hui,
l'on y monte de ce côté par deux chemins différents. L'un est
l'ancien, celui que prirent déjà les premiers ascensionnistes dans
leurs tentatives : il suit presque toujours l'arête occidentale et
ne s'en éloigne que très peu ; aussi permet-il au regard
d'embrasser souvent les deux versants de la montagne, ou plutôt les
deux précipices que domine le colosse. L'autre s'engage sur le flanc
S.-O. par une série de couloirs et ne rejoint l'arête que très
haut. Ne l'ayant pas suivi, je le connais d'ailleurs fort peu. Il
doit être sensiblement plus court, peut-être plus facile, mais
assurément beaucoup moins intéressant et bien plus exposé aux
chutes de pierres.
Par
tous les deux on aboutit au Refuge, situé sur une sorte de névé
neigeux appelé la Cravate. En cet endroit, on a profité d'une
excavation naturelle sous un banc de rocher, et, à l'aide d'un mur
en pierre sèche, on a établi un excellent abri. Jamais pareil
confort à une telle altitude. Comme celui du côté suisse, cet abri
mesure trois pas de long, six pas de large, mais il a environ neuf
pieds dans sa plus grande hauteur.
Une
pelle et un pic que nous trouvâmes plantés en dehors entre les
pierres de la muraille, servent à déblayer la neige et la glace qui
obstruent l'entrée. A l'intérieur, s'étalent, suspendus à une
corde afin que la neige ne puisse les atteindre, deux vastes peaux de
mouton, des couvertures, un matelas en caoutchouc, que l'on gonfle à
l'aide d'un petit soufflet ad hoc. Enfin, divers ustensiles de
table et de cuisine. On le voit, le Club italien fait très bien les
choses.
Une
fois la porte fermée, le matelas gonflé, les peaux et les
couvertures étendues, on est délicieusement seul à 13 000 pieds,
se sentant suspendu en toute sécurité au dessus d'affreux
précipices. Affreux soit dit, sans aucune hyperbole. Au dehors, un
vent sauvage mugit en se déchirant aux crêtes des rochers, tandis
que de l'intérieur abrité et tranquille, à travers les petites
vitres de l'étroite fenêtre, on voit briller les étoiles du beau
ciel d'Italie.
Du
refuge, ce qui reste à faire de la montée est la partie la plus
difficile, celle qui fit subir tant d'échecs à Whymper et à
Tyndall. La tête du Cervin surplombe du côté de l'Italie d'une
manière effrayante. S'il y existait un court sentier, on ne mettrait
pas une demi-heure pour y arriver. L'arête qui sépare le pic
Tyndall du pic terminal, est très dentelée, fort étroite, mais
loin cependant d'être tranchante comme l'est celle du Weisshorn en
certains endroits. Un montagnard exercé peut partout s'y tenir
debout, et elle n'offre aucun passage difficile. Mais, à partir de
là, les cordes qu'on voit fixées aux rochers annoncent une
véritable escalade.
On
sait que du côté de l'Italie, les mauvais pas étant bien plus
nombreux que de celui de Zermatt, on a placé des cordes en beaucoup
d'endroits. Sur le chemin que nous avons suivi, du Col-du-Lion au
sommet,nous en avons rencontré quatre jusqu'à la cabane, et trois
autres au-dessus, plus une échelle. On assure qu'elles sont, pour la
plupart, posées depuis sept ans. A les voir, on le croit sans peine
: les torons, il est vrai,en sont encore à peu près intacts, mais
elles sont si blanches; que de loin on les croirait d'argent et
qu'elles inspirent beaucoup plus de respect que de sécurité. Les
dernières sont indispensables pourtant, car les rochers d'où elles
pendent sont verticaux ; un chat même n'y pourrait pas grimper. Pour
les poser, on a d'abord gagné le sommet par le chemin, beaucoup plus
long, que suivit Carrel dans la première ascension, puis on les a
fixées au haut de ces parois à la descente. Ainsi, avec leur aide,
on peut maintenant gravir des centaines de pieds auparavant
inaccessibles, et l'on évite un long et difficile détour.
Seulement, l'escalade est rude et vraiment vertigineuse. On n'imagine
guère de plus beaux escarpements que ces derniers rochers. Heureux
ceux qui ont la tête ferme et quelque habitude de la gymnastique;
plus heureux encore ceux qui ne doivent pas y grimper, comme nous,
par un froid de 5º, un
vent violent, et avec des mains à demi gelées et raidies par la
crampe.
L'échelle,
surtout, n'est point faite pour les peureux. C'est une échelle de
corde avec des barreaux de bois. Vers le bas, le rocher auquel elle
est fixée surplombe fortement. Aussi, selon les lois bien connues de
l'équilibre, dès qu'on pose les pieds sur les premiers échelons,
on les sent fuir en avant, de sorte que, à demi renversé sur le dos
et ne tenant guère que des mains aux cordes de l'échelle, on se
trouve suspendu et balancé sur la belle Italie. A chaque membre que
l'on déplace, l'appareil se disloque, l'équilibre change, et l'on
reçoit une secousse qu'il est bon de prévoir afin d'y mieux
résister. La position est originale et saisissante, et l'on traduit
d'ordinaire toute son admiration en vigueur de poignet. Heureusement
l'instant critique est de très courte durée. Au-dessus de
l'échelle, on trouve encore une dernière corde, dont on peut,
d'ailleurs, parfaitement se passer.
Tout
le monde sait, aujourd'hui, que la cime du Cervin est une longue
arête, mince et régulière, qui se termine à chaque extrémité
par deux sommets de hauteur à peu près égale. Le sommet italien,
le plus rocheux, le plus accidenté, offre, au sud, des
anfractuosités où l'on peut s'abriter commodément. Il est plus
souvent dégarni de neige que son voisin.
Quant
à la traversée de l'arête, d'ordinaire facile, c'est une promenade
royale. Sur cette cime isolée, où il semble que l'on trône au
sommet du monde, marcher plus de cent pas horizontalement sur le
tranchant d'une arête étroite, ayant de chaque côté pour abîme
le fond d'une grande vallée, c'est presque voler en plein ciel. Je
rêve, hélas ! cette jouissance plus que je ne l'ai éprouvée.
Lorsqu'il nous fallut traverser l'arête, le vent soufflait aussi
glacial que pendant toute la montée, et par moments ses secousses
redoublant soudain de violence, menaçaient de nous précipiter du
côté du glacier de Zmutt. Cependant nous ne pouvions nous hâter,
car la crête de neige était si dure qu'il y fallait tailler les
pas.
La
descente du côté suisse ne s'annonçait pas non plus très facile :
un pied de neige fraîche recouvrait tous les rochers, et, au passage
de la Glissade, masquait les endroits assez nombreux où ils étaient
incrustés d'un traître verglas. Vraiment, nous aurions eu en ce
moment un malin plaisir à voir descendre quelques-uns de ceux qui,
grâce à leurs guides et à un temps propice, ont trouvé le Cervin
si facile. Lorsque je fis ce passage pour la première fois, en 1870,
les rochers étaient en grande partie découverts, on en voyait les
saillies, et avec un peu d'adresse on pouvait sans peine trouver pour
chaque pas une position suffisamment sûre. C'était un plaisir.
Cette fois (1874), il en était bien autrement; descendant le premier
et cherchant pas à pas le chemin sous cette neige en poussière,
j'ai eu tout le loisir d'en juger. Lorsque j'avais chassé du pied la
neige, tâchant de découvrir le roc, il restait toujours assez de
cette poussière blanche pour remplir les fissures et les
anfractuosités. Le plus souvent il fallait poser le pied de
confiance, sans savoir si c'était sur la neige ou sur le roc,
cherchant de son mieux à faire mordre les clous.
Nous
exécutâmes cette descente avec patience et selon toutes les règles
de l'art. Mon compagnon, M. Th. Bornand, s'en tira avec une
remarquable habileté. Gillioz fils nous donna seul quelques
inquiétudes. Quant au père, qui restait le dernier et ne devait
guère compter que sur lui-même, il montra une fois de plus sa
hardiesse, parfois un peu grande, et l'admirable sûreté de son
pied.
La
descente des Rochers-Rouges à l'Epaule ne nous parut qu'un jeu. Du
reste, à partir de l'Epaule jusqu'au bas de la montagne, on ne
rencontre plus un seul pas qui ne soit facile pour un touriste tant
soit peu exercé. C'est la grande pyramide d'Egypte, avec ses mille
gradins, rongés par le temps, mais tous semblables de structure et
uniformes d'inclinaison. Il faut voir cette pente du haut pour
comprendre ce que sa prétendue monotonie a de vraiment grandiose.
Aujourd'hui,
hélas! pour les vrais amants du Cervin, tout ce côté de la noble
montagne est comme profané. En plusieurs endroits on y trouve un
véritable sentier. A chaque pas on rencontre des débris de toute
sorte, coquilles d'oeufs, écorces d'oranges, boîtes d'allumettes,
tessons de bouteilles. Au milieu d'un couloir sauvage on voit
s'étaler une étiquette de chocolat Suchard ou de bougies de
l'Etoile.
Au
refuge, j'éprouvai une pénible surprise. Je ne l'avais pas vu
depuis deux ans. Quantum mutatus !... Combien la saleté
et le désordre qui y règnent attestent que ce ne sont plus
seulement des fidèles qui s'y sont abrités. Les vrais guides, comme
les vrais grimpeurs,
respectent
trop ces sévères montagnes pour mettre et laisser dans un pareil
état un refuge du Club alpin.
De
la cabane au glacier de Furggen, le sentier est de mieux en mieux
marqué. Il le sera chaque année davantage, car les ascensions au
Cervin, aussi fréquentes que celles du Mont-Rose lui-même, se font
presque chaque jour de beau temps. L'année dernière, dix-sept
personnes y sont montées le même jour.
On
entend souvent exprimer la crainte que cette vulgarisation du Cervin
ne cause tôt ou tard une catastrophe. Il se pourrait fort bien que
l'événement ne vérifiât pas de longtemps ces appréhensions. Sauf
le danger des pierres, qu'on peut rarement prévoir mais auquel on
peut très souvent échapper, le Cervin est une montagne très sûre
; les rochers y sont assez bons ; partout les guides peuvent y
prendre des positions très solides, et avec tant soit peu de
prudence, sont certains de retenir un touriste qui viendrait à
glisser. L'événement l'a prouvé, à ma connaissance, au moins
trois fois*.
Au passage de la Glissade, celui de l'accident Whymper, avec deux
bons guides et une corde de 150 pieds, on est en toute sûreté.
Peu de montagnes difficiles se prêtent aussi commodément à
l'exploitation.
Il
est donc fort probable que le Cervin deviendra de plus en plus à la
mode, et que les moins habiles l'escaladeront bien souvent avec
succès. Une ascension qui présente de telles garanties, qui
d'ailleurs est parmi les grandes, une des plus courtes et des moins
fatigantes, ne peut que tenter les guides et les touristes : les
premiers gagnent une centaine de francs chacun, les seconds, la
satisfaction d'avoir vaincu la cime la plus fière des Alpes.
Et
puisqu'on s'est engagé dans cette voie d'exploitation , pourquoi n'y
marcherait-on pas plus vite ? Il faudrait bien peu de dépenses pour
rendre l'ascension parfaitement sûre et facile par le beau temps, du
côté de Zermatt. Sans beaucoup de travail, on pourrait établir un
sentier ne s'écartant presque jamais de l'arête, et évitant à peu
près complètement le danger des chutes de pierres. Aux
Rochers-Rouges et à la Glissade, on pourrait aisément fixer de
bonnes chaînes de fer qui, avec les précautions les plus simples,
rendraient toute chute grave impossible. Logiquement, et dans
l'intérêt des touristes de tous pays qui affluent chaque année
davantage à Zermatt, tout cela devrait se faire, et se fera sans
doute.
Mais,
le jour où le Cervin de Zermatt sera devenu une montagne banale
comme le Faulhorn ou le Brévent, les touristes qui voudront le voir
encore dans toute sa primitive rudesse et apprécier la différence
qui sépare une ascension vulgaire d'une partie sérieuse, n'auront
qu'à le descendre par le côté italien. Il est probable que même
avec des chaînes et des cordes neuves, il sera encore assez
accidenté pour leur donner de belles émotions.
(Echo
des Alpes, 1875)
* On
sait assez aujourd'hui que les malheureux qui ont péri dans la
première ascension avaient négligé des précautions importantes.
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