Souvenirs d'un alpiniste
Emile Javelle
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE
par Eugène Rambert
I
Jean-Marie-Ferdinand-Emile
Javelle naquit à Saint-Etienne le 6 septembre 1847.
« Par
mon aïeule maternelle, dit-il dans un Curriculum vitae ce que nous
avons sous les yeux, je tenais à la famille des Heurtier, dont l'un
fut connu comme sénateur sous le dernier empire ; mon aïeul
dirigeait la manufacture d'armes de Saint-Etienne ; sauf cela
aucune lueur d'illustration dans ma famille. — Le plus clair
de la fortune de mon père et de ma mère, ce qui du moins m'a le
plus profité, était un goût vif pour les choses littéraires, des
penchants artistiques bien marqués, un français pur, de bonne veine
et de bon accent. »
Emile
Javelle avait trois ans lorsque ses parents quittèrent
Saint-Etienne, pour s'établir à Paris. Il fut placé, au sortir de
l'école enfantine, dans un établissement des frères de la Doctrine
chrétienne. « J'y appris de bonne heure à lire, dit-il, sinon
bien, du moins avec correction et clarté, et j'attribue à un
excellent Choix de lectures qu'on nous mit entre les mains le
meilleur fond de style que je puis avoir aujourd'hui. Je reçus des
bons frères d'excellentes directions morales, et bien que, depuis,
mes convictions se soient beaucoup éloignées des leurs, je ne pense
jamais à eux sans reconnaissance. »
La
mort de Mme Javelle amena quelques changements dans la vie de
l'enfant, devenu un garçon de dix ans. Le père voyageait pour une
fabrique de Bâle, et ne faisait que de rares apparitions à la
maison. Le jeune Emile fut placé chez ses grands parents maternels,
dont il devint bientôt l'enfant gâté, surtout de la grand'mère.
Il
faut remonter jusqu'à cette époque lointaine pour trouver les
premiers signes qu'il ait donnés de sa vocation future d'alpiniste
et de grimpeur.
Emile
Javelle possédait un oncle, botaniste instruit, qui avait herborisé
dans quelques parties des Alpes : au Mont-Pelvoux, au Viso, à
Chamounix, au St-Bernard. Le bon oncle, qui contribuait aussi à
gâter son neveu, ne manquait pas de s'informer des notes rapportées
de l'école, et la récompense, pour peu qu'elles fussent favorables,
ne se faisait pas attendre. Parfois — c'était une des récompenses
les plus désirées — il allait chercher ce qui lui restait de ses
anciennes expéditions alpestres, à commencer par le bâton des
Alpes, agrémenté d'une corne de chamois, et pendant qu'il faisait
la montre de ses trésors, les histoires allaient leur train, de
splendides histoires — celle du passage du St-Bernard, celle de
l'accident du Mont-Pelvoux,— déjà cent fois racontées et que
l'on redemandait toujours. Quand on avait été très sage, l'oncle
finissait par aller chercher l'herbier lui-même, dont les feuilles
s'ouvraient tour à tour, avec un grésillement de papier gris et de
foin sec. L'enfant ne tarda pas à les connaître ; il les
voyait venir. L'une, dans le nombre, était attendue avec une
impatience particulière. Elle renfermait une petite plante moussue ,
avec une étiquette jaune sur laquelle on lisait, non sans
s'écarquiller les yeux, car l'encre était devenue bien pâle :
Androsace... rochers du Mont-Blanc.
« Il
n'est pas de jouet que je n'eusse donné, dit Emile Javelle, pour la
posséder, cette petite mousse fanée avec les parcelles de terre
qu'elle retenait encore entre ses racines : de la vraie terre du
Mont-Blanc ! »
Et
l'enfant restait longtemps rêveur... Il n'osait se bercer de
l'espoir d'y monter un jour, au Mont-Blanc ; mais quel bonheur
rien que de le voir, même de loin, de très loin! On lui disait
qu'il l'avait vu déjà ; à l'âge de trois ans, du haut d'une
colline aux environs de Lyon, et il se voulait mal de mort de n'en
avoir gardé aucun souvenir. En attendant de le revoir, Emile Javelle
achetait chez l'épicier voisin un manche à balai bien conditionné,
puis, chez le marchand de fer, un long clou, qu'il réussissait à
planter au bout du manche à balai, la pointe en bas. Muni de cet
alpenstock, il se rendait sur le balcon de son oncle, et s'y
promenait de long en large, s'exerçant à braver le vertige —
c'était au troisième ; — puis, à la sortie prochaine, il
suppliait qu'on le conduisît aux Buttes-Montmartre, pour en
escalader les escarpements ; mais le méchant oncle, allant où le
menait la botanique, n'avait jamais affaire aux Buttes-Montmartre.
Le
moment approchait de choisir une carrière. On se persuada que
Javelle était né pour la vie religieuse. Sa piété, entretenue par
les exemples de la maison, était très exaltée. « Puisse ta
grâce, disait-il à Dieu dans une effusion religieuse dont une
feuille volante a conservé le souvenir, puisse ta grâce me toucher
toujours aussi profondément ! Puissé-je ne jamais oublier que
c'est à toi que je dois les plus beaux moments de ma vie, et marcher
toujours dans tes sentiers ! » Emile Javelle avait
dix-sept ou dix-huit ans lorsqu'il écrivit ces lignes ; mais il
n'avait point attendu jusque là pour témoigner de sa ferveur. A
l'âge de quatorze ans, on le fit entrer dans le noviciat des Frères
de la Doctrine chrétienne, à Paris. Il faisait partie du
petit-noviciat. « Le travail et' la prière, dit-il,
remplissaient nos journées, qu'on allongeait aux dépens de notre
sommeil. Cette vie ascétique fatigua ma santé. On vit que je n'y
pourrais résister, et au bout de quelques mois on me retira. »
On
fut quelque temps sans trop savoir que commencer ; en attendant
une décision, Javelle eut tout loisir de se remettre des fatigues du
noviciat. Son oncle était son maître, moins un maître qu'un
camarade, avec lequel les leçons consistaient en flâneries. Il se
prit alors d'un goût très vif pour les papillons, goût de chasse,
qui se transforma bientôt en un goût d'étude. Faisait-il beau, il
passait ses journées dehors, le filet en main. Pleuvait-il, il
allait entendre les cours de Milne-Edwards sur les insectes, ou
étudier Latreille à la bibliothèque du Museum. Il y eut un moment
où il se persuada que la tâche de sa vie consisterait à écrire
l'histoire des lépidoptères des environs de Paris.
Mais
les papillons ne mènent pas loin. La santé du jeune naturaliste
s'étant affermie, on songea à lui faire reprendre des études. A
tout hasard on le mit au latin. Ce fut à Beauvais, dans un
pensionnat renommé, qu'il en apprit les rudiments. Les progrès
furent rapides. Mais Beauvais était loin de Paris, et la bonne
grand'mère ne revoyait son petit-fils qu'à de bien longs
intervalles. Au bout de six mois, elle s'insurgea, et obtint de
l'oncle botaniste qu'on lui cherchât un autre internat, assez près
de Paris pour qu'il vînt passer tous les dimanches à la maison. Il
fut donc transféré de Beauvais à Neuilly, dans un établissement
plus modeste, mais non moins bien dirigé. Malgré les inconvénients
qu'entraînent toujours les changements arbitraires de maîtres et de
méthodes, Emile Javelle continua à se distinguer. Après une année,
il passa de Vépitomé à Cicéron et à Virgile.
On
n'avait point encore choisi de carrière pour lui ; on voulait
seulement qu'il fît son baccalauréat ; après quoi l'on
verrait. Mais on comptait sans les revers de fortune. Son père —
nous l'avons dit — voyageait pour une fabrique de Bâle. La guerre
d'Amérique ayant porté un coup fatal à l'industrie et au commerce
des rubans, plusieurs maisons de cette ville réduisirent leur
personnel. M. Javelle fut au nombre des victimes de la crise. Obligé
de chercher une autre carrière, il entreprit de monter un atelier de
photographie. La place du fils y était marquée d'avance ; il
remplirait les fonctions d'opérateur, c'est-à-dire qu'il
présiderait aux manipulations chimiques et autres, pendant que le
père soignerait la partie artistique. — Ordre fut donné à la
grand'mère et à l'oncle botaniste de faire faire à leur petit-fils
et neveu un apprentissage chez un photographe. Ils se résignèrent,
et trois mois après, ils le virent partir pour Bâle.
L'apprentissage était terminé.
Emile
Javelle ne resta pas longtemps à Bâle. Au bout d'un an, il partit
un matin, sans intention de retour. Il fuyait. On a la lettre par
laquelle il annonce à son père la détermination qu'il vient de
prendre. Le père s'était remarié, et l'enfant de la première
femme ne trouvait pas chez la seconde les sentiments qu'il eût
désirés. Ce départ fut l'occasion du premier voyage que Javelle
ait fait au pied des Alpes. Il traversa la Suisse, et vint jusqu'à
l'entrée du Valais, à Martigny, d'où, par les montagnes, il se
rendit en Savoie. On peut croire que s'il préféra ce chemin, ce fut
pour voir le Mont-Blanc. Son but, d'ailleurs, était d'arriver à
Embrun, en Dauphiné, où il avait un parent à qui il comptait
demander asile et conseil.
L'oncle
d'Embrun ressemblait à celui de Paris. Il écouta l'histoire du
neveu, et lui fit raconter tous ses chagrins ; puis il décida
que le pauvre garçon avait besoin de deux mois de vacances pour se
remettre, deux mois de promenades dans les montagnes environnantes.
Il fut, en ce point, très exactement obéi; il le fut moins en un
autre.
Si
nous sommes bien informé (ceci, toutefois, n'est pas dans le
Curriculum), l'oncle aurait désiré s'attacher son neveu et le fixer
auprès de lui. Il y avait quelque mariage en perspective. Emile
Javelle ne répondit pas aux avances qui lui furent faites ;
moyennant quoi, désespérant de le retenir et, semble-t-il, un peu
fâché de cette sorte d'ingratitude, l'oncle lui donna quelque
monnaie et le laissa partir... pour le vaste monde. L'intention du
fugitif était de se rendre à Paris ; mais il se laissa arrêter
à Saint-Etienne, sa ville natale, où il réussit à se placer chez
un photographe, non sans avoir fait connaissance, d'abord, avec les
vicissitudes d'une existence précaire, au jour le jour. Puis, cédant
aux appels réitérés de la grand'mère, qui vivait d'une petite
pension du gouvernement, il se remit en route et se rendit à pied à
Paris. Il eut la bonne fortune d'y trouver aussitôt du travail. La
maison Marié, où il entra, était la première pour la reproduction
des œuvres d'art.
L'atelier
et la salle d'armes — Javelle a eu la passion de l'escrime — se
partageaient le temps du jeune homme, sauf les soirées données à
la grand'mère. Quelques loisirs aussi étaient réservés pour
écrire le récit du voyage en Savoie et en Dauphiné. Ici perce le
futur écrivain.
Mais
ce séjour ne devait pas non plus être de longue durée. Le père
avait besoin de son opérateur. Ayant appris qu'il le trouverait à
Paris, il s'y rendit, en mai 1864, et lui offrit des conditions assez
favorables pour le ramener.
Javelle,
cette fois, resta plus longtemps à Bâle. Vivant à sa guise, ayant
son chez soi, il aurait pu y être heureux, d'autant plus heureux que
la Suisse était devenue pour lui une espèce de seconde patrie. « Au
fond, dit-il, l'attrait irrésistible auquel je cédais — en
revenant à Bâle — c'était la Suisse. Depuis que je l'avais vue
et traversée, je ne faisais qu'y rêver, méditant cartes et
itinéraires. Peu de Suisses ont pleuré plus que moi, et de plus
brûlantes larmes, en entendant à Paris le Ranz des vaches
»
Emile
Javelle avait près de 17 ans lorsqu'il rentra dans l'atelier
paternel. Jusqu'alors il avait donné des preuves nombreuses de
facilité et d'aptitudes variées ; mais on n'avait pas eu
l'occasion de signaler chez lui une vie intellectuelle d'une
intensité qui passât l'ordinaire. Ce n'était encore qu'un jeune
homme bien doué.
L'éveil
de cette intelligence, désormais insatiable, est le fait capital du
second séjour à Bâle.
« C'est
de ce temps, dit-il, que date le vrai développement de ma pensée,
mes vraies études et mes premières réflexions. »
Ses
lectures ne furent pas d'abord aussi variées que passionnées. Deux
ouvrages paraissent avoir exercé sur lui une influence décisive :
l'Emile de Jean-Jaques Rousseau et la Chrestomathie
d'Alexandre Vinet.
La
Profession de foi du vicaire savoyard lui ouvrit un monde
nouveau, celui de la philosophie, — c'est lui-même qui nous
l'apprend. Sa dévotion première ne résista point à cette épreuve.
Il n'eut pas besoin de s'y reprendre à plusieurs fois pour conquérir
et assurer l'indépendance de sa pensée. Dès l'instant où cette
indépendance lui apparut comme une chose possible, elle devint pour
lui une réalité, et il en fit usage immédiatement, en
recommençant, pour son compte, le travail du vicaire savoyard. Il y
passait une partie de ses nuits, méditant, spéculant, cherchant la
vérité de toutes les forces de son âme, tournant et retournant les
problèmes les plus ardus, ceux par lesquels on débute toujours,
ceux qui s'imposent, c'est-à-dire les insolubles, et prenant soin de
noter au fur et à mesure le résultat de ses méditations.
Ainsi
s'ouvrit aux yeux étonnés d'Emile Javelle le vaste domaine de la
réflexion philosophique.
« Vers
ce temps-là, ajoute-t-il, un de mes amis me fit connaître la
Chrestomathie de Vinet, avec ses préfaces et ses notes
excellentes. Autre monde tout nouveau — on en découvre beaucoup à
cet âge. — Ma plus grande ardeur se tourna aussitôt vers l'étude
de la littérature. Je fis venir de Paris les ouvrages nécessaires.
A chaque page je m'écriais avec M. Jourdain : « Ah! les
belles choses! les belles choses !... Ah ! Mon père et ma
mère, que je vous veux de mal ! »
Il se
mit donc à l'étude, énergiquement, bien décidé à réparer le
temps perdu. Dans ces conditions, on marche vite ; aussi ne
sommes-nous point surpris d'apprendre qu'il profita plus, en quelques
mois, de ce travail intense, qu'il n'aurait pu faire, de cours
multipliés, pendant un temps bien plus long. Cependant il ne pouvait
y consacrer que les heures libres, après le travail de l'atelier.
Il
lut, il réfléchit, il se meubla la tête de connaissances variées,
et en même temps il apprit à écrire, sans autre guide que l'étude
des modèles, non toutefois sans multiplier les exercices. Il était
le maître et l'élève en même temps. Il s'efforçait de donner à
ses pensées, sur un sujet quelconque, une expression claire,
correcte, complète, élégante, bien française, et se condamnait à
recommencer jusqu'à ce qu'il fût content. Il avait à un très haut
degré le don de se dédoubler ainsi. Bientôt il se sentit assez
fort pour faire profiter un ami de l'expérience acquise. Tout en
continuant à fonctionner comme opérateur photographe, il
donna des leçons de style et de littérature ; il fit plus, il
rédigea, à cette occasion, tout un cours de rhétorique.
Ce
fut vers le même temps qu'il commença à souffrir de la
contradiction qui régnait entre sa vocation naturelle, toute
littéraire, et le métier que lui avaient imposé les circonstances.
Le sentiment en devint de plus en plus douloureux, si bien qu'il prit
la résolution de couper court à une situation fausse, en cherchant
dans une autre carrière, dans l'enseignement, un modeste gagne-pain.
Peut-être, avec plus d'expérience, se serait-il effrayé d'une
lacune que d'abord il ne sentit pas la nécessité de combler,
l'insuffisance de ses études classiques. Enseigner la langue
française et ne pas savoir le latin, ou n'en savoir que les premiers
éléments, c'était aller au-devant de difficultés inévitables. On
peut tenir pour heureux qu'il ne s'en soit pas rendu compte. Sans
cette audace d'autodidacte, il serait resté longtemps encore Emile
Javelle le photographe.
En
1868, il s'accorda un voyage de quelques jours dans la Suisse
française, sans autre but que d'y nouer des relations. Ayant fait à
Vevey la connaissance de M. Cornuz, professeur au collège et père
d'un de ses amis, il lui exposa sa position. M. Cornuz promit de lui
venir en aide, et, en effet, à un mois de là, il offrit à Emile
Javelle une place de maître de français dans le pensionnat de M.
Gloor. Quinze jours après, Javelle entrait en fonctions. J'étais «
ivre de joie, » dit-il.
A
partir de cet instant, l'histoire de la vie d'Emile Javelle, d'abord
assez accidentée, devient très uniforme, d'une uniformité qui
tomberait dans la monotonie si elle ne nous offrait pas toujours le
spectacle de progrès intéressants à suivre. Il continue à étudier
avec la même ardeur, et ses études portent sur des sujets de plus
en plus divers. La lacune primitive ne se comble pas — elle ne se
comblera jamais ; — mais les compensations se multiplient. La
littérature française, dans ses parties essentielles, lui devient
familière, les poètes surtout. L'attention qu'il donne aux modèles
classiques ne le détourne pas de l'étude des modernes, des
contemporains. Il est très au courant de ce qui se passe à Paris;
il suit le mouvement et se tient à jour. Il ne se borne pas aux
livres; il voyage. Il va en Italie et s'initie à l'antiquité par
l'étude des monuments. Au bout de peu d'années, Emile Javelle était
devenu l'un des hommes les plus instruits de notre pays, instruit à
sa manière, avec une originalité dont tout le monde était frappé.
Bientôt
il put songer non seulement à acquérir, mais à produire. Les
revues et journaux de la Suisse française s'empressèrent de lui
faire accueil. Il eut des articles insérés dans la Suisse
illustrée, dans l'Echo des Alpes et dans la
Bibliothèque universelle. Il fut promptement signalé comme
un de nos meilleurs écrivains nationaux, car on ne s'avisait point
de voir en lui un étranger. On ne lui reprochait que de produire
trop peu. Il suivait la règle ancienne : multum.
Mais
peut-être est-ce comme pédagogue qu'il a été surtout remarqué de
la plupart de ceux qui l'ont approche. Son enseignement avait brillé
dès l'abord par des qualités qui ne sont pas celles qu'on trouve
communément chez les maîtres de notre pays. Javelle prêchait
d'exemple par une prononciation juste, un parler net, un français de
bon aloi, un très vif sentiment des choses littéraires. Ce n'était
point, d'ailleurs, un enseignement de pure forme. Alimenté par des
réflexions, des études et des expériences de chaque jour, il ne
tarda pas à devenir tout-à-fait riche et fécond. Il racheta, par
des mérites essentiels, ce qui pouvait lui manquer en solidité
philologique.
Les
hommes compétents qui ont eu occasion de voir Javelle à l'œuvre,
apprécient surtout sa manière de diriger les exercices pratiques de
composition, de lecture, de déclamation. Il ne lui avait pas fallu
longtemps — à peine est-il besoin de le dire — pour se dégager
des routines de la rhétorique française, sans que la délicatesse
de son goût naturel en souffrît la moindre atteinte. Il avait le
sentiment inné de l'élégance, et il le garda. Il garda même le
culte de la phrase, mais en donnant à ce mot un sens qui
l'ennoblissait. Une phrase pour lui, c'était de l'art, du grand art,
une création : une belle phrase, avait-il coutume de dire, certaines
périodes de Bossuet, par exemple, ne sont pas en faveur de l'esprit
humain un témoignage moins éloquent que les plus grands tableaux
des plus grands peintres ou les plus admirables édifices des plus
fameux architectes. Quand on professe pareille théorie, on ne peut
être qu'un juge sévère. Il l'était, mais sans être décourageant.
Tout élève attentif avançait rapidement avec lui : de composition
en composition
on
sentait un progrès. On appréciait plus encore ses critiques
d'exercices de lecture ou de déclamation. Quand on sent à ce point
ce que vaut la phrase, on doit tenir à ce que, parlée, elle
développe tout ce qu'elle contient de beautés. Bien phraser, tout
est dans ces mots. Comment bien phraser si d'abord l'on ne prononce
pas bien ? Comment bien phraser si l'on ne sent pas bien? Si
nous phrasons mal, nous autres Vaudois, n'est-ce pas, presque
toujours, que nous prononçons mal, et, le plus souvent, que nous ne
sentons pas juste ? Javelle, dans sa classe, faisait une guerre
incessante aux mauvaises habitudes nationales, déjà plus ou moins
enracinées chez la plupart de ses élèves. Ceux qui lui doivent d'y
avoir été rendus attentifs en ont tous gardé une vive
reconnaissance. Ceux-là, surtout, lui sont reconnaissants qui l'ont
assez vu, qui l'ont connu d'assez près pour s'en guérir dans sa
compagnie, et ils sont nombreux. Javelle n'était point de ces
maîtres qui apparaissent à leurs élèves aux heures des leçons;
il recherchait les occasions défaire connaissance avec eux; il les
attirait, il s'en entourait comme on s'entoure d'amis. Le dimanche,
jour d'excursion, on le voyait partir de grand matin avec quelques
jeunes gens qui lui tenaient fidèle compagnie. Ensemble, on
gravissait telle cime des Alpes, et tout en cheminant l'on jasait. On
jasait de tout, car tout mène à tout, et personne ne le savait
mieux que Javelle. Il mettait à profit ces occasions pour semer des
idées, pour ouvrir aux intelligences des jours inattendus. Il
excellait dans cet art. Aussi son influence ne tardait-elle pas à
être grande sur ceux qui le suivaient dans ses promenades. Les
compagnons devenaient des disciples. On s'initiait ensemble à des
vues nouvelles, à de nouvelles manières de penser. Certains parents
ont pu trouver que cela allait un peu loin; mais, dans la grande
majorité des cas, cette influence ne s'est exercée que pour le bien
de ceux qui l'ont subie.
Ainsi
s'étendait le cercle de ses travaux et de son action. Il y avait
progrès dans tous les sens. Deux incidents rompent seuls
l'uniformité de cette marche en avant. Après dix-huit mois de
séjour à Vevey, Javelle quitta la pension Gloor, pour remplir des
fonctions analogues à Lausanne, chez M. Béraneck; puis, en 1874, il
retourna à Vevey pour y enseigner encore la langue et la littérature
françaises, mais cette fois au collège de la ville.
Les
premiers temps qu'il passa à Vevey, au sortir de la pension
Béraneck, furent peut-être les plus heureux de sa vie. Il y
jouissait de l'indépendance, dans une position d'homme fait, et
d'une considération qui ne devait pas cesser de grandir. « Depuis
le jour où ont été écrites les lignes qui précèdent, dit-il
dans un post-scriptum au Curriculum vitae,
j'ai passé plus de deux années à Vevey, deux années bien
remplies et, je puis dire, heureuses, grâce à la bienveillance
toute particulière que j'ai rencontrée dans la société et les
autorités veveysannes, et à l'affection dont mes élèves m'ont
donné de nombreux témoignages. »
Ces
témoignages devinrent plus nombreux encore lorsque Javelle entreprit
de faire, chaque hiver, quelques conférences publiques. On s'y
intéressait plus vivement d'année en année. Vers la fin, il vit
jusqu'à cent cinquante, et même deux cents auditeurs, se grouper
autour de lui et lui rester fidèles pour toute une série de
séances. Rien ne pouvait être plus flatteur qu'un succès pareil.
Aussi Javelle s'attachait-il à Vevey dans la mesure où on s'y
attachait à lui. Il payait de retour. Néanmoins, le séjour de
cette ville ne répondait pas à tout ce qu'il eût désiré. Il
regrettait de ne pas y trouver plus de ressources en hommes et en
choses, une société savante, une vie académique. Et puis, ses
fonctions étaient pénibles, le temps absorbé considérable et le
traitement modeste. Les conférences étaient une ressource
supplémentaire, précieuse, mais aussi un fardeau. Après avoir
rempli les devoirs de sa charge et pourvu aux nécessités de
l'existence, il ne lui restait que peu de loisirs pour l'étude et
pour l'avancement des ouvrages sur le chantier. Il y eut des moments
où Javelle fit avec désespoir le compte des jours qui s'en
allaient. A deux reprises, il jeta les yeux sur d'autres places, plus
avantageuses ; mais à deux reprises il se heurta contre
l'obstacle dont toute sa vie il devait subir la servitude. Dans un
collège communal, on pouvait fermer les yeux sur quelque point
relativement faible ; mais pour un collège cantonal ou pour tel
autre établissement supérieur, des études classiques étaient une
condition sine qua non. Vers la fin de sa vie, il avait conçu l'idée
de retourner à son premier métier, la photographie. Il espérait y
trouver une source de gain suffisante pour n'avoir plus à donner, à
la prose de la vie, un temps aussi considérable. Il comptait se
faire une spécialité, celle du paysagiste-artiste. Il était frappé
de voir combien les photographes les plus expérimentés, les plus
habiles, font encore de fautes soit dans le choix du motif, soit dans
celui du moment. Il croyait à la possibilité de faire mieux qu'eux
tous, et de gagner par là, rapidement, une clientèle de choix.
Pendant deux étés, il fit des essais, à Salvan, à Saas, aux
environs de Vevey, ailleurs encore. Il partait, le matin, avec son
appareil; il se promenait au hasard, regardait, cherchait, et ne
prenait d'épreuve que lorsqu'il avait rencontré un tableau tout
préparé par la nature. Il ne cherchait point l'extraordinaire, mais
le pittoresque, et de préférence, le pittoresque simple. Ces
essais, malgré l'exiguïté du format, sont remarquables. On y sent,
immédiatement, l'œil de l'artiste. Une de ces petites
photographies, reproduite par la gravure, sert de frontispice à ce
volume. Le motif en est pris à Saas-Fée, où Javelle devait passer
le dernier été de sa vie. On en a d'autres, en assez grand nombre,
toutes distinguées. Un album qui en contenait une vingtaine, a eu un
vrai succès à Zurich, à l'Exposition nationale. Plus il y
réfléchissait, plus Javelle était persuadé qu'il y avait là une
voie à tenter. Mais le temps lui manqua pour en faire l'expérience.
Une grave maladie, dont le dénouement devait être fatal, coupa
court à tous ses projets.
______
II
L'idée
de ne point laisser tomber dans l'oubli des pages charmantes, déjà
publiées, et d'arracher à l'obscurité d'autres pages, non moins
bien inspirées, qui ne manqueraient pas de se trouver dans les
papiers d'Emile Javelle, est née dès le lendemain de sa mort.
Toutes les personnes qui le connaissaient, ne fût-ce que par quelque
lecture fugitive, en ont fait un devoir à ses amis, principalement
au plus intime de tous, à celui qui a eu le privilège de recueillir
sa succession littéraire, M. Edouard Béraneck, fils. En travaillant
à l'accomplissement de ce devoir, on a cru répondre à un vœu
général.
Ce
volume est destiné au grand public ; aussi a-t-on évité tout
ce qui aurait pu lui donner une destination plus restreinte. Le
talent d'Emile Javelle appartient à tous. Néanmoins, on n'a pas dû
faire entièrement abstraction des amis et collègues — collègues
du Club alpin français et du Club alpin suisse, entre autres, —
pour lesquels il aura une valeur spéciale, à titre de souvenir.
C'est à eux, principalement, qu'à songé M. Edouard Béraneck, en
enrichissant cette publication d'un portrait — très ressemblant, —
et d'une gravure qui rappelle les derniers essais de l'artiste
photographe. Ce sont là des souvenirs qu'il est heureux de pouvoir
offrir aux amis de son ami, et qui — il peut en être certain —
leur seront chers à tous. C'est à eux aussi qu'il doit avoir songé,
du moins en première ligne, en nous faisant l'honneur de nous
demander cette notice.
Tout
ceci s'explique de soi ; mais la manière dont ce volume a été
composé a besoin de quelques éclaircissements, qui nous fourniront
l'occasion de compléter les détails littéraires et biographiques
dans lesquels nous venons d'entrer.
« Durant
ces six dernières années, dit Javelle dans le Curriculum vitae,
j'ai fait de ma vie deux parts : l'une aux Alpes, l'autre aux travaux
de l'esprit. Hors de là, bien peu de choses ont occupé mon temps. »
Les
manuscrits qu'il a laissés, ainsi que les publications faites de son
vivant, confirment cette observation, qui serait également juste si
on l'appliquait à l'ensemble de sa carrière, à partir du moment où
il quitta Bâle.
Si
donc ce volume répondait exactement à l'œuvre de Javelle, il
devrait être divisé en deux parties d'importance à peu près
égale, l'une consacrée à la littérature, l'autre à l'alpinisme.
La première manque presque totalement; elle n'est représentée que
par l'étude sur Tœpffer,
écrite pour la Galerie Suisse de M. Eug. Secrétan. Si l'on
n'a rien ajouté à cet unique morceau, qui, déjà publié,
s'offrait de lui-même à une reproduction , c'est que Javelle n'a
rien laissé d'autre, en fait d'études littéraires, qui ait paru
suffisamment achevé.
Emile
Javelle avait pris, très jeune, l'habitude de penser la plume à la
main, et le plus souvent quelques notes, jetées sur le papier,
conservaient pour lui le souvenir de ses veilles méditatives. Il
doit même, dans le temps, avoir écrit un journal volumineux, qui
était le journal de ses pensées. Aucune trace ne s'en est retrouvée
: il l'a probablement détruit. Mais il est resté des volumes ou des
portefeuilles de notes détachées. Tout cela est trop fragmentaire,
trop décousu pour être publié tel quel. On dirait, en parcourant
ces reliques, que ce qui a le plus manqué à Emile Javelle, dans ses
études, c'est un dessein suivi. Et cela est vrai en quelque mesure.
Un
moment toutefois, à la suite d'une conversation avec un ami, on put
croire que ses réflexions allaient se fixer sur un sujet déterminé.
Il s'agissait des chances qu'il pouvait avoir d'occuper une place
plus élevée dans la hiérarchie de l'enseignement ; — c'était
dès les premiers temps de son séjour à Vevey, et avant toute
tentative pour chercher quelque position plus avantageuse. Cet ami
lui tint, à peu près, le langage que voici.
« Mon
cher, vous seriez digne plus que bien d'autres d'occuper une chaire
dans un collège de canton, et non de commune, dans un lycée, ou un
gymnase, comme nous disons, voire dans une académie. Mais vous savez
l'universel préjugé. C'est un honneur auquel on ne peut guère être
appelé qu'à la condition de savoir le latin, ou de l'avoir appris,
ce qui n'est pas toujours la même chose. Ce préjugé porte en lui
son excuse, et à vous dire le vrai, je suis de ceux qui le
partagent. Il faut de singuliers mérites pour racheter, chez un
maître de français, l'ignorance du latin. Ces mérites singuliers,
si quelqu'un les a, c'est vous. Mais il vous reste à en faire la
preuve, et je n'en vois qu'un moyen, une publication qui vous mette à
votre rang et vous assure la place à laquelle vous avez droit dans
l'estime des hommes compétents. »
Javelle
trouva ce discours raisonnable, et il fut longuement question, entre
lui et l'ami auquel il était venu demander conseil, de ce que
pourrait bien être cette publication. Ils ne tardèrent pas à se
trouver d'accord. On se rappelle le cours de rhétorique que Javelle
avait écrit pour s'en servir dans les premières leçons de français
qu'il ait eu à donner. La rhétorique ayant toujours été la
principale spécialité de son enseignement, il avait repris ce cours
et l'avait transformé, le modifiant et le perfectionnant chaque
fois, mais sans l'écrire à nouveau. Rien, dans ses leçons, ne
l'intéressait à ce point. Vivement frappé par tout ce que Javelle
en racontait,l'ami l'engagea à faire de ce cours le livre demandé.
« Il
n'y a pas en français, disait-il, un seul manuel de rhétorique dont
on puisse conseiller l'emploi à un maître, moins encore à un
élève. Les révolutions renouvellent la face du monde, mais l'école
est ce qu'elles changent le moins. L'école est l'asile de la
routine, et dans la routinière école rien ne s'est montré jusqu'à
présent plus obstinément routinier que la rhétorique. Il n'est
pas, dans l'immense majorité des cas,d'enseignement plus sec, plus
formaliste, plus stérile. Il y a des exceptions, et l'on en pourrait
nommer dans notre pays ; mais les quelques hommes qui
réussissent à faire aimer la rhétorique, à la rendre utile, ne
font guère de manuels. Ils profitent seuls des réformes qu'ils
introduisent. Vous, avec vos idées, avec votre intelligence des
choses littéraires, avec votre expérience, votre pratique déjà
couronnée d'un succès si vif et si mérité, vous enrichiriez les
bibliothèques pédagogiques d'un livre qui leur manque et dont elles
ont un besoin urgent. Au point où vous en êtes, deux ans, trois au
plus, vous suffiraient pour mener ce travail à bien. Votre
rhétorique fera événement. Elle vous vaudra une autorité que ne
vous donneront pas vingt ans de fonctions consciencieusement
remplies. Vous deviendrez l'homme de votre livre, et l'on ne se
demandera plus ce que vous pouvez bien savoir de grec ou de latin...
Et puis, vous aurez fait une bonne et belle œuvre : cela compte
aussi dans la vie. »
Javelle,
persuadé, s'y mit avec ardeur, comme il faisait toujours. « Depuis
le mois d'avril, lit-on dans le Curriculum, lequel est daté
du mois d'octobre 1876, tous mes loisirs sont absorbés par la
publication d'un ouvrage assez étendu sur la composition et
le style, ouvrage qui ne pourra guère être terminé avant
trois années. » Dès lors, il s'est écoulé près de sept ans
jusqu'à la mort de Javelle, et ce livre, qui devait s'achever en
trois ans, n'a pas paru. Non seulement il n'a pas été achevé ;
mais c'est à peine s'il a été commencé. Il n'y en a pas une seule
page écrite, et pourtant Javelle n'a point cessé de s'en occuper.
Nous
touchons ici à l'un des traits distinctifs de son esprit, de son
génie, comme disaient les anciens, qui n'attachaient pas
nécessairement à ce mot la signification ambitieuse qu'on lui
attribue aujourd'hui. Javelle avait une manie, plus que respectable,
mais qui peut mener loin, celle d'être complet. C'était un esprit
curieux s'il en fut jamais. Personne plus que lui ne se laissait
entraîner par une piste. Quelque étude qu'il abordât, il lui
découvrait aussitôt des # rapports étroits, intimes, avec telle
autre étude, puis avec une seconde, et ainsi de suite à l'infini.
D'où qu'il partît, c'était pour un tour du monde.
La
lecture des traités spéciaux ne devait être que la moindre partie
des études qu'entreprit Emile Javelle en vue de sa rhétorique; ce
fut une entrée en matière, sur laquelle il passa aussi rapidement
que possible. Il mit plus de soin à s'enquérir de tout ce qu'il
pouvait y avoir, dans les œuvres des principaux auteurs, soit de
conseils pratiques, soit de vues théoriques en rapport avec le but
qu'il se proposait. Il pensait que les écrivains, les grands
écrivains, sont les seuls maîtres en rhétorique. Ses recherches ne
se portèrent pas seulement sur la littérature française, mais
aussi sur les littératures étrangères, sur celle de l'Allemagne
principalement. Schiller lui devint promptement familier, Lessing
aussi, Goethe plus encore. De ce dernier il ne laissa rien échapper.
C'était — il faut le dire — son préféré, son plus proche
parent parmi les écrivains célèbres. Javelle savait à peine
l'allemand, malgré son séjour à Bâle ; mais de Goethe tout lui
était facile. Il le comprenait à demi-mot, comme se devinent deux
natures sympathiques l'une à l'autre. Par un côté essentiel,
Javelle ne ressemblait guère à Goethe. Il n'avait pas l'équilibre
de cette intelligence complète, développée par des études
également complètes ; mais il avait la même curiosité d'esprit,
le même désir de tout apprendre et de tout comprendre. Il ne
l'admirait pas seulement, il l'aimait, et le défendait à outrance
contre les accusations banales d'indifférence et d'égoïsme. Les
entretiens avec Eckermann ont été longtemps son livre de chevet.
Goethe
et Schiller l'amenèrent à approfondir les principales théories
professées par les philosophes sur le beau et ses applications. Il
estimait qu'il n'y a pas de rhétorique sans esthétique, et que le
moindre conseil, donné à propos d'un exercice de lecture ou de
composition, doit reposer sur des principes généraux, largement et
solidement établis. Rien n'était plus opposé à son tour d'esprit
que ces fragments de théorie et cet empirisme superficiel qui
tiennent lieu de doctrine à la plupart des maîtres. En toute chose,
il tendait au pourquoi, au dernier pourquoi. Il ne négligea point,
dans cette vaste enquête, les penseurs les plus modernes, surtout
ceux de l'école positiviste anglaise. Depuis longtemps déjà, il
avait lu avec soin quelques-uns des ouvrages de Stuart Mill, de
Darwin, et particulièrement d'Herbert Spencer. Ce dernier est, avec
Goethe, l'homme qui a eu le plus de prise sur Emile Javelle. Pendant
longtemps, Javelle l'envisagea comme le révélateur par excellence,
et lui rapporta tout, comme à la mesure du vrai. On vit même se
former dans le sein de la jeunesse vaudoise, sous l'influence de
Javelle, une petite école positiviste, qui relevait directement de
Spencer et cherchait à réagir contre l'enseignement officiel.
L'excès de cet engouement finit par paraître suspect à celui-là
même qui en avait donné l'exemple ; mais la réaction nécessaire
pour remettre les choses au point juste n'eut lieu que dans les
dernières années de sa vie. Jusque-là, plusieurs des amis de
Javelle purent croire que sa principale ambition était de prendre
rang parmi les interprètes et lieutenants du philosophe anglais.
Nous
voilà, semble-t-il, bien loin de la rhétorique; nous en sommes plus
près qu'il ne semble. Une des originalités d'Emile Javelle est
d'avoir compris, de bonne heure, que s'il y a une chose stérile,
c'est l'espèce d'antagonisme qu'on établit entre les études
d'ordre scientifique et celles d'ordre littéraire et moral. Il
retrouvait partout les traces d'un parallélisme entre les deux
séries de phénomènes, et la science lui fournissait souvent, par
analogie, la solution de questions littéraires. Une philosophie de
la science, comme celle d'Herbert Spencer, devait, plus que toute
autre, s'épanouir en esthétique, et par suite en rhétorique. Aussi
fut-il saisi d'une véritable émotion lorsqu'il découvrit
qu'Herbert Spencer avait, de sa propre main, dans un article déjà
ancien, publié par une revue anglaise, fixé les bases de la
rhétorique positive. Il court chez son libraire, et met tout en
œuvre pour se procurer le précieux cahier*.
Il lui en coûta des démarches sans fin et plus de deux livres
sterling. Enfin, il tient l'article. Aussitôt il se met à le
déchiffrer, mot à mot, à coups de dictionnaire. Il croit marcher
dé découverte en découverte, et il apprend, en effet, des choses
assez nouvelles : il apprend entre autres que tous les préceptes
de la rhétorique reviennent à un seul : réduire le frottement —
comme dans les machines — au minimum possible. L'idée est
lumineuse, et cependant, quand il a tout traduit, Javelle éprouve
une sorte de vague désenchantement. Peu à peu l'impression se
précise : le principe du moindre frottement ne peut être qu'un
principe négatif, tendant à écarter l'obstacle ; mais la
force qui produit, où la trouver? En quoi consiste-t-elle, et
comment l'utiliser ? Voilà ce que devrait enseigner la
rhétorique positive, et ce qu'elle n'a garde de dire. La théorie
d'Herbert Spencer n'est autre que celle de Nicolas Boileau encadrée
dans une formule physique. Il valait bien la peine de se donner tant
de mal et de dépenser tant d'argent pour un si maigre résultat !
— Je vois encore notre ami sous le coup de la déception et
s'efforçant de justifier son maître favori. Mais il eut beau faire,
il n'y parvint pas, et cette aventure contribua grandement à le
dégager de l'espèce de servitude qu'il avait subie trop longtemps.
De la
rhétorique il s'était élevé jusqu'à l'esthétique, espérant y
trouver un corps de doctrine sur lequel il pût s'appuyer. Le séjour
qu'il fit dans ces hautes régions spéculatives l'amena à
comprendre que c'est dans la psychologie qu'il faut chercher la
racine des questions. Aussitôt le voilà pris dans un engrenage de
lectures et de recherches nouvelles. Comment parler de composition et
de style sans avoir analysé tous les phénomènes psychologiques,
sous lesquels — il n'a garde de l'oublier — se cachent autant de
problèmes physiologiques ? Le style, n'est-ce pas l'homme ?
Qu'est-ce que le style ? qu'est-ce que l'homme ? Questions
forcément parallèles.
Ces
dernières études, fortement préparées par toutes celles qui les
avaient précédées, furent très fructueuses. Sur aucun sujet,
Javelle n'était plus intéressant à entendre. Il se félicitait de
s'y être engagé, lorsqu'une nouvelle nécessité lui apparut, non
moins évidente, celle de se créer, dans le monde des arts, des
points de comparaison. La poésie est une peinture, la peinture est
une poésie. Mais la poésie est aussi un chant, ou une musique. Et
voilà notre ami faisant de hardies reconnaissances dans l'une et
l'autre de ces deux directions, — sans préjudice de
l'architecture, à laquelle il s'intéressait fort aussi. Emile
Javelle était un amateur passionné de musique, juge très
compétent, très délicat. Lié avec d'autres amateurs, les plus
distingués qu'il y ait dans notre pays, il profitait de toutes les
occasions favorables pour étendre ses connaissances musicales. Quant
à la peinture, il voulut en connaître exactement la théorie, ce
qui l'obligea à faire une étude serrée des meilleurs ouvrages sur
la matière.
Je
l'ai dit, Javelle était possédé du besoin d'être complet. Pour
l'être à notre tour, il faudrait ajouter que son imagination, trop
vive, était sujette à des entraînements, contre lesquels il ne
trouvait pas en lui, dans une volonté fermement arrêtée, le
préservatif indispensable. Les questions multiples qui, de toutes
parts, surgissaient sur son chemin étaient autant de sirènes au
chant desquelles il ne résistait pas. Aux yeux d'un observateur
superficiel, il a dû, plus d'une fois, paraître voué à battre
éternellement les buissons au bord de la route, sans arriver jamais.
Les railleurs auraient pu lui appliquer le mot de Voltaire sur
Laharpe : « Un four qui toujours chauffe et jamais ne cuit. »
— Cependant, il faut le répéter, ce n'était pas seulement
inconstance d'humeur et agitation d'esprit, c'était aussi, c'était
surtout noble curiosité de l'intelligence et désir d'aller au fond
des choses.
Javelle,
au reste, en avait conscience, comme le prouve un mot caractéristique
jeté par lui au bas d'un chiffon de papier : « Mon
imagination, dit-il, et presque mon esprit tout entier est comme un
feu qui s'éteint si je n'y jette des livres, ou si quelque vive
relation, ou quelque événement n'en vient remuer et ranimer les
cendres. Livré entièrement à moi-même, sans conversation et sans
livres, je conserverais ma raison, une certaine habitude de
réflexion; mais je perdrais tout enthousiasme. »
Dans
toutes ces allées et venues, Javelle n'a jamais entièrement perdu
de vue le but pratique qu'il s'était proposé, le traité de
rhétorique à écrire, sauf à amasser en même temps des matériaux
pour quelque œuvre plus considérable et de plus haute volée. Les
notes qu'il a laissées tournent autour de quelques questions
toujours au premier plan, les grandes questions d'art et de style, à
prendre ce dernier mot dans son sens le plus élevé. Là était sa
visée ; là le centre et l'unité de tant de recherches en apparence
divergentes.
Il y
a beaucoup à apprendre dans ces notes éparses ; mais, nous l'avons
dit, elles sont trop fragmentaires, trop décousues pour qu'il soit
possible de les publier telles quelles. Pourra-t-on en extraire la
quintessence, pour en faire, plus tard, l'objet de quelque article de
revue ou de telle autre publication sous la forme qui paraîtra
appropriée ? Il serait téméraire d'en prendre l'engagement.
Bornons-nous à dire qu'on ne connaîtra complètement Emile Javelle
que lorsque ce travail aura été fait. Javelle est, avant tout, un
philosophe artiste qui veut se rendre compte de lui-même à
lui-même. Ce sont ces natures-là qui font faire des progrès à
l'analyse esthétique. Si Emile Javelle eût vécu, et s'il eût
enfin réussi à concentrer sa pensée, il se serait fait, je n'en
doute pas, une position très élevée parmi les théoriciens de la
critique. Telles qu'elles sont, ses notes, moyennant le choix et
l'arrangement indispensables, intéresseraient et frapperaient
sûrement. Il serait facile de les grouper, non pas de manière à en
dégager un système, mais de façon à en former un ensemble,
précieux pour les hommes de goût et que tout critique consulterait
avec fruit. Les oscillations de pensée, qu'on pourrait y signaler ne
feraient qu'en augmenter le prix, et il s'en dégagerait, pour
demeurer dans la mémoire, nombre de traits heureux. Javelle en a
beaucoup , de ces traits qui restent. Ce ne sont pas tant des mots à
l'emporte-pièce, comme on en trouve en plus ou moins grand nombre
dans la plupart des écrivains français ; ce sont plutôt des
mots riches de sens, remarquables par la manière simple dont ils
résument de longues réflexions.
Quand
on fera ce travail, on ne manquera pas de compulser aussi d'autres
notes, celles qui ont servi à Emile Javelle pour ses conférences, à
Vevey. Elles ne donnent parfois que lé canevas, d'autres fois le
texte même du discours. On en détachera, sans doute, des morceaux
intéressants, qui se raccorderont sans peine aux fragments tirés
d'ailleurs. Ces cours, c'est encore la rhétorique projetée qui
essaie de se formuler, qui, peu à peu, prend un corps. Mais, si nous
ne faisons erreur, on n'y trouvera qu'un petit nombre de pages qui
demandent à être citées au complet. Javelle, la plume à la main,
n'était à aucun degré un improvisateur. Il avait la composition
laborieuse : on lui a vu refaire tel article dix fois. Dans
l'extase créatrice, les idées lui apparaissaient par lueurs, par
étincelles, qu'il fixait tant bien que mal, aussitôt, sous la forme
de mots, avec des etc. en grand nombre. Ces mots étaient
autant de foyers d'attraction, autour desquels venaient graviter les
idées secondaires. En se développant, ces formations parallèles
finissaient par se rejoindre, et l'œuvre se dégageait dans son
unité. Mais il fallait un travail d'achèvement pour effacer les
traces de cette élaboration complexe. Ce dernier travail était le
plus long de beaucoup ; et Javelle ne le menait jamais à bien
sans s'y être pris à plusieurs fois. Quand Javelle l'écrivain
avait noirci le quart ou la moitié d'une page blanche, Javelle le
critique commençait à lorgner du coin de l'œil, en ricanant
d'avance, ce qui venait d'être couché sur le papier. C'était si
loin de l'idéal entrevu ! Aussi notre ami s'était-il fait une
théorie de son expérience personnelle. Chaque homme a deux mesures,
disait-il, la mesure de ce qu'il peut donner immédiatement, sans
trop d'effort, et celle de ce qu'il donnerait, à la longue, s'il
réussissait à tirer de son être intérieur tout ce qui s'y cache
et s'y enveloppe. Pour lui, entre ces deux mesures la distance était
considérable. Ce qu'il avait le moins, c'était le jet. Aussi y
aurait-il trahison à publier autre chose que ce qu'il envisageait
comme définitif, à moins, toutefois, qu'on ne se bornât à
détacher ces traits qui jaillissaient dans la première élaboration
créatrice. Surpris ainsi dans l'intimité de la pensée qui se
forme, il reprend ses avantages. Ce qu'il a d'ingrat, ce sont les
stages intermédiaires.
Ces
observations ne s'appliquent pas uniquement aux articles sur des
sujets d'ordre littéraire, mais aussi bien aux récits de courses,
aux descriptions de nature alpestre, avec cette différence,
toutefois, que travaillant sur des souvenirs précis, Javelle a
trouvé des ensembles plus maniables et subi moins d'entraînements.
Ses manuscrits, dans ce genre comme dans l'autre, ne renferment
presque rien d'achevé; on n'a pu en tirer qu'un seul fragment inédit
: Les Mazots de Plan-Cerisier. Il a donc fallu se rabattre sur les
articles déjà publiés. Javelle, heureusement, est au nombre des
écrivains qui ont tout à gagner à reparaître devant le public.
Ce
volume contient à peu près tout ce que Javelle écrit sur les
Alpes. On n'a sacrifié que quelques notes trop spéciales ou quelque
morceau d'un moindre intérêt, tel que celui qu'il a écrit, pour la
Suisse illustrée, sur les glaciers et l'époque glaciaire.
C'est un bon résumé sur une question intéressante ; mais on n'aura
pas de peine a en trouver ailleurs l'équivalent. Des nécessités
d'ordre pratique nous obligeant à ne pas grossir le volume outre
mesure, on a négligé ce qu'il y a de moins caractéristique dans
les essais de notre ami.
Javelle
à eu la passion de la montagne ; il n'eût pas pu vivre, à la
longue, ailleurs qu'au pied des Alpes. Elles exerçaient sur lui une
sorte de fascination. Il avait l'esprit assez ouvert pour comprendre
tout aussi bien le charme des paysages de plaine ; mais les
paysages de plaine n'étaient, à ses yeux, que des paysages, tandis
que la nature alpestre lui offrait, dans la variété de ses formes
et de ses phénomènes, un monde inépuisable de symboles personnels.
Cette cime, c'était lui ; cette autre cime, c'était encore lui.
Lui, ce vallon riant, perdu dans quelque solitude sauvage ; lui,
à d'autres heures, cette gorge obscure, aux sinistres détours ;
lui, ce sapin brisé, suspendu sur l'abîme ; lui, cette cascade
aérienne flottant sous un rayon de soleil ; lui, ce torrent fougueux
qui gronde dans sa prison. Ce pic à gravir, c'était un problème à
résoudre, c'était son problème, à lui, le problème des
aspirations d'une pensée orageuse, toujours en travail. En atteindre
le sommet, c'était se procurer une jouissance analogue à celle du
savant qui fait une découverte, ou à celle du talent qui se cherche
et qui se trouve enfin dans un effort suprême. Innombrables sont les
cimes des Alpes du haut desquelles il a chanté son eurêka.
Plus haut et mieux ! La pensée de Javelle n'a pas de médiocres
ambitions. Les vues prises à mi-côte ne sont jamais que
fragmentaires. Aux sommets rois les ensembles complets.
Et
puis, il faut le dire, Javelle aimait le danger. Peut-être n'y
a-t-il de parfaits alpinistes que parmi les natures sensibles à
cette attraction. Son imagination ne redoutait point les rêves
tragiques. Elle s'y laissait prendre et bercer, trouvant une sorte de
plaisir à braver la destinée. Il était un peu fataliste. Surtout,
il aimait les exercices de sang-froid et de volonté. A l'origine, il
était comme un autre — plus que bien d'autres — sujet au
vertige. On le voyait recourir aux services d'un guide dans des
passages qui n'effrayaient nullement des grimpeurs de force moyenne.
Il eut honte de ces faiblesses et résolut de s'en affranchir. Il y
réussit, à force de le vouloir, et finit par prendre rang parmi les
plus intrépides pionniers des Alpes. Il est un de ceux qui ont
poussé le plus loin la pratique des ascensions sans guide, ou avec
le moins de guides possible ; un de ceux aussi qui ont fait le
plus de courses de hautes régions pendant les mois d'hiver ou de
premier printemps. Il a tenté souvent, avec des jeunes gens, des
courses périlleuses, en prenant à lui seul le rôle et la
responsabilité de guide. Ses amis l'en ont blâmé en plus d'une
occasion; mais les représentations qu'on a pu lui faire à ce propos
sont restées sans succès. Il avait la prétention d'être aussi
prudent que hardi. Tout est possible, disait-il, pourvu qu'on prenne
les précautions nécessaires. Le tout est de ne rien livrer au
hasard. Je donne cette théorie pour ce qu'elle vaut, étant de ceux
auxquels elle a toujours inspiré une profonde défiance. Eh !
sans doute, si rien n'était livré au hasard, il n'y aurait plus
d'accident ; mais pour un Javelle, une ascension sans hasard
serait une ascension sans attrait. C'était, au contraire, la lutte
avec le hasard qu'il allait chercher là-haut. Il s'appliquait à
mettre les chances de son côté ; mais encore en restait-il de
douteuses. On ne me persuadera pas qu'un guide prudent s'arrange, de
gaîté de cœur, pour faire de nuit, et par une nuit très sombre,
avec plusieurs jeunes gens, la descente de la Tour-Sallière sur
l'alpe d'Emmaney. Ceci n'est qu'un exemple, et l'on pourrait en citer
bien d'autres, qu'il serait facile d'accompagner de commentaires
éloquents, si on levait le voile sur certaines aventures. Les amis
de Javelle ne sont pas sans avoir entendu parler de certaine glissade
sur les glaces noires du Galenstock, ainsi que de l'énorme avalanche
qui l'entraîna dans son tourbillon, sur les flancs de la
Dent-du-Midi, et lui fit faire en peu de secondes le voyage du
Plan-Névé aux pâturages de Salanfe, près de 500 mètres en chute
verticale. C'est à lui-même que nous en devons l'aveu. Il fallut un
peu de peine pour l'obtenir. Mais, quand il consentait à tout dire,
il était bien obligé de convenir de cette dernière part abandonnée
au hasard, et sans laquelle le plaisir manquerait de l'assaisonnement
nécessaire.
Javelle
commença par se prendre d'un goût très vif pour une montagne,
celle qu'il voyait le mieux de Vevey, la Dent-du-Midi. Il est vrai
qu'elle est bien belle, d'une beauté rare en son genre :
simple, harmonieuse , classique. La Dent-du-Midi, disait Javelle, est
le Parthénon des Alpes. Il en a parlé comme s'il avait fait vœu de
se vouer à elle, rien qu'à elle, et de racheter par une étude plus
intime ce qu'il pouvait y avoir d'étroit dans cette unique
spécialité. Quelques lecteurs prirent au sérieux ces
protestations, et sans doute elles étaient sincères. Javelle, j'en
suis convaincu, se persuada, un moment, qu'il n'aimerait jamais que
la Dent-du-Midi. Ces engouements lui étaient familiers. Mais, en
réalité, ce n'était qu'une question de temps, d'occasion, de
ressources. A peine fut-il libre de choisir à ses excursions quelque
but plus éloigné, qu'il s'empressa de courir à d'autres sommets.
Les
Alpes du Valais, du Simplon au Saint-Bernard, devinrent bientôt,
avec le groupe du Mont-Blanc, le théâtre habituel de ses exploits
d'alpiniste. Il en a gravi la plupart des sommets, et y a tenté,
presque toujours avec succès, nombre de passages qui n'avaient pas
encore été faits. Plusieurs fois il a eu le privilège de poser le
pied sur un sommet vierge. Les Alpes vaudoises lui étaient
familières depuis longtemps. Il a poussé quelques reconnaissances
aussi, ordinairement accompagnées d'ascensions plus ou moins
importantes, dans l'Oberland bernois et dans les Alpes centrales. Les
chaînes orientales, glaronnaises, grisonnes, tyroliennes, sont
restées en dehors de son champ d'action. Néanmoins, dans les
dernières années de sa vie, il se sentait vivement attiré par delà
les frontières de la Suisse. Il a fait plus d'une apparition sur les
sommets de la chaîne du Grand-Paradis, au sud de la vallée d'Aoste,
et aussi dans les Alpes du Dauphiné, qu'il se proposait de parcourir
en détail. Il aimait à y retrouver les souvenirs de son enfance. Un
voyage, assez aventureux, dans les montagnes de la Corse, ne lui
avait pas inspiré un très vif désir d'y retourner. L'Etna le
captiva bien davantage. D'autres régions montagneuses, peu visitées
encore, tentaient son imagination toujours en éveil. Elles le
tentaient d'autant plus vivement qu'à l'intérêt des excursions en
pays inconnu, des voyages de découverte, s'était ajouté pour lui,
peu à peu, celui de l'observation scientifique. Il avait fait une
bonne étude de tout ce qui concerne la question des glaciers, et
s'était familiarisé avec la géologie alpestre. Si Javelle eût
vécu et si sa santé le lui eût permis, il aurait très
probablement cherché et trouvé les moyens d'exécuter de plus
grands voyages. Il aurait suivi les traces de Whymper.
En
même temps qu'il voyait reculer son horizon de voyageur, il voyait
grandir et mûrir le talent qui lui permettait de faire partager à
un nombreux public ses jouissances alpestres.
Les
dates qui accompagnent quelques morceaux, dans ce volume, permettront
d'en établir la série chronologique, et de se faire une idée
précise des progrès accomplis par Emile Javelle. Ils sont
considérables. Ses premiers articles étaient d'un écrivain déjà
singulièrement original, doué d'une imagination très vive, et qui
aimait passionnément la montagne. Mais les traces d'inexpérience y
sont fréquentes. Le style n'a pas la pureté qu'il acquerra plus
tard, et le manque d'abandon n'y est point encore racheté par la
perfection du travail. On voit les coups de lime. Les derniers
articles sont très supérieurs. Le dernier surtout, l'Ascension
du Tour-Noir, est un morceau de choix. Le style en est limpide,
la marche rapide, le dessin magistral, l'intérêt progressif, et il
y a de la grandeur dans la description. Peut-être n'a-t-on jamais
mieux rendu, dans une simple esquisse, ce qui fait l'originalité et
la beauté propre du groupe du Mont- Blanc.
On
remarquera aussi les quelques pages intitulées: Les mazots de
Plan-Cerisier. Cette idylle, seul morceau inédit et achevé qui
ait été trouvé dans les papiers d'Emile Javelle, est bien
réellement une petite perle.
Mais
il ne faudrait pas croire que dans l'un quelconque des morceaux
réunis ici, même dans le Tour-Noir, même dans Les
Mazots, Javelle ait donné cette seconde mesure, la seule vraie,
qu'il désirait si vivement réussir à donner une fois. Deux choses
lui ont manqué pour devenir en réalité tout ce qu'il était en
puissance.
La
première est le temps. Les écrivains qui ont la composition aussi
laborieuse que Javelle n'arrivent que lentement au parfait naturel, à
ce naturel simple qui semble exclure toute idée d'effort et qui
suppose souvent une vie de travail. Jean-Jacques Rousseau y est
parvenu dans ses derniers ouvrages. Javelle aussi y serait parvenu
tôt ou tard.
Il
lui a manqué, en second lieu, un sujet tout à fait digne de lui. Il
allait le trouver, ce sujet, ou plutôt il l'avait déjà trouvé au
moment où la plume lui tomba des mains. Peu d'années avant sa mort,
il avait enfin gravi au sommet du Mont-Blanc. Cette ascension,
longtemps projetée, longtemps retardée, puis entreprise dans des
conditions qui devaient en doubler l'intérêt, et à tous égards
admirablement réussie, lui fit une impression profonde, la plus
profonde, de beaucoup, qu'il ait jamais ressentie à la montagne. Il
se proposait de la raconter, d'en faire non pas un article, mais un
ouvrage, presque un volume. Ce travail est resté à l'état
d'ébauche. Javelle n'en a pas écrit une seule page complète —
comme pour la Rhétorique;—mais on en a tout le plan, sous
forme de notes. C'est là surtout qu'on peut étudier la manière
dont il travaillait, là qu'on voit le mieux cette élaboration
complexe dont nous avons cherché à donner quelque idée. Y a-t-il
moyen de publier ces notes ? Je le crois, mais à condition de
les accompagner d'un commentaire, qui supplée à ce qu'elles ont
d'insuffisant ou d'énigmatique. Il faudrait les donner telles
quelles, en les bien détachant du texte explicatif, mais aussi en
écartant les parties demeurées obscures, pour mettre en lumière
les traits essentiels. Ce travail serait délicat ; mais il ne
paraît pas impossible. Quand il aura été fait, et qu'il sera sous
les yeux du public, on pourra entrevoir ce que Javelle serait devenu,
ce qu'il allait devenir lorsque la mort le surprit. Comme grandeur
dans la description, cela est bien supérieur, même au Tour-Noir,
bien autrement riche en motifs heureux et nouveaux. C'est le maître,
cette fois, qui prélude, le maître qui a tout son instrument dans
la main. Ce récit d'ascension est à ceux qui l'ont précédé ce
que le Mont-Blanc lui-même est à ses vassaux. Toute la poésie des
Alpes y est résumée comme en une vaste symphonie.
______
III
On
n'a pas encore dit, dans le cours de cette notice, ou l'on n'a fait
que laisser entrevoir ce qu'était Emile Javelle dans les diverses
relations de la vie. Il ne faut pourtant pas qu'on puisse la lire
jusqu'au bout sans savoir combien il était serviable et dévoué,
combien, à sa manière, il savait être généreux. Avare de son
temps, il en devenait prodigue quand il s'agissait d'en consacrer une
partie à l'amitié ou à quelque œuvre d'intérêt général. Les
membres du Club alpin suisse en savent quelque chose. Ils n'ont pas
eu de collègue plus actif. Président de la section Diablerets, puis
de la sous-section Jaman, il a rempli ces fonctions successives non
seulement avec exactitude, mais avec un zèle qui ne marchandait ni
la peine ni les heures. Il a fait plus que personne pour nourrir les
séances de communications variées. Pour le Club, il était toujours
en fonds. C'est à son initiative, principalement, que la section
Diablerets doit d'avoir entrepris la construction de la cabane
d'Orny, la préférée de Javelle parmi toutes les cabanes du Club
alpin. Il y a fait nombre de séjours, parfois prolongés, ne
laissant pas s'écouler vingt-quatre heures sans tenter l'escalade de
quelque aiguille ou le passage de quelque col malaisé. Nulle part,
il ne se sentait mieux chez lui ; c'était son refuge, sa niche
protectrice dans ce vaste temple de la nature, ouvert à tous les
vents d'orage. Notre ami était rarement plus intéressant à
entendre, mieux inspiré, plus heureux, que dans telle soirée passée
là-haut, avec une bûche à tisonner sur le foyer noir.
Dans
sa situation de fortune — il n'avait que ce qu'il gagnait par ses
leçons ou par ses articles, — Javelle devait être économe. Il
l'était, en effet. Il n'aimait pas à payer les choses plus qu'elles
ne valent- Mais jamais homme ne songea moins à thésauriser. A peine
avait-il quelque avance qu'il cherchait le moyen de s'en défaire, en
la plaçant en bons livres pour ses études, ou en beaux souvenirs de
voyage, ou en offrandes sur l'autel de l'amitié. Il avait la
religion de l'amitié; il y portait la ferveur que d'autres portent
dans l'amour. Il en pratiquait le communisme. Tel de ses amis lui
doit d'avoir fait, dans sa compagnie, un splendide voyage à Rome et
à Naples. Javelle trouvait tout simple de payer pour deux. C'était
chose piquante de le voir, en ces occasions, s'ingéniera faire
valoir son capital, c'est-à-dire à tirer, pour son ami, le plus
de
jouissances possible de la somme dont il lui attribuait la moitié.
Il était généreux avec industrie. Il savait voyager à bon marché,
et, dans les Alpes du moins, il le pouvait mieux qu'un autre. Les
guides, voyant qu'il y avait tout profit pour eux, honneur et
recommandation, à accompagner Emile Javelle, lui faisaient des
conditions de faveur. Javelle les acceptait sans façon ; il les
eût demandées, au besoin ; mais, en chemin, le guide devenait un
ami, et il était tout surpris, quand venait le premier janvier, de
recevoir, avec un charmant billet, une étrenne non moins charmante.
« M. Javelle ne m'a jamais oublié au nouvel- an , » me
disait encore l'un d'eux il n'y a pas longtemps.
Malheureusement,
sa santé ne tarda pas à devenir, pour ses amis, un sujet de vives
inquiétudes, d'autant plus vives qu'il leur était plus cher. Des
vaisseaux rompus, dans la poitrine, avaient donné lieu à des crises
très graves. Il s'était remis de la première, comme par miracle,
et avait paru plus fort après qu'avant. « Il en a fini avec
les ascensions, » disaient les docteurs; il en fit plus que
jamais. Quelques années plus tard, il eut une rechute, dont il se
remit encore. Puis des symptômes généraux, peu rassurants,
prouvèrent que sa constitution avait reçu un ébranlement. Les
nerfs étaient dans un état d'excitation fréquente, la digestion se
faisait mal, le jeu de la respiration lui coûtait parfois quelque
effort. C'eût été le cas de mener une vie tranquille, sans excès
de travail, surtout sans excès de fatigue. Il aurait fallu non pas
renoncer à la montagne, car elle lui faisait du bien, mais en user
modérément. C'était trop demander de Javelle. Une imprudence,
grave entre toutes, lui fut fatale. Il était revenu très fatigué,
très abattu, de son voyage dans les montagnes de la Corse. On
l'envoya se reposer à Zinal, mais à la condition de se reposer
réellement. Il ne sut pas résister au désir de faire les honneurs
de la vallée à quelques amis que le hasard y conduisit. Il les
pilota, sans autre guide, au sommet du Besso, par un chemin qui
n'avait pas encore été tenté. L'ascension fut difficile et très
longue. La nuit les surprit, au retour. Ils bivouaquèrent, sur le
glacier, sans feu, sans abri, exposés au vent et à la pluie. Le
lendemain, Javelle dut se mettre au lit et y rester. Il s'en releva
encore et parut presque guéri ; mais aux premiers froids la maladie
reprit le dessus. L'hiver fut mauvais. Il dut aller en Italie, et n'y
trouva qu'un mieux momentané. Quand revint la bonne saison, on
l'envoya de nouveau à la montagne. Il s'établit à Saas-Fée, où
un excellent hôtel s'était ouvert depuis peu. Il avait promis,
cette fois encore, d'être, sage, absolument sage. Mais chacun a sa
mesure, en fait de sagesse. Quand ses amis le suppliaient de ne plus
se laisser aller à aucune espèce d'entraînement, ni grand ni
petit, il croyait les rassurer en leur répondant que ses plus
longues promenades consistaient à aller à Matmarck, et nous
faisions avec stupeur le compte des heures de marche que comportait
une « promenade » de ce genre, retour compris :
sept, au minimum. Disait-il tout au moins ? Hélas non ! Il
ne disait pas tout. Le livre des étrangers, à l'hôtel du
Mischabel, en ferait foi. On y trouvera toute une page d'annotations,
d'ailleurs fort intéressantes, sur une ascension que venait de faire
Javelle. Il ne s'agissait, à vrai dire, que d'un contrefort des
hautes cimes dont le cirque entoure le glacier de Fée ; mais
encore y avait-il un bon millier de mètres à gravir, et Javelle,
cela va de soi, avait compliqué la promenade d'une descente
laborieuse, d'une véritable descente de chasseur de chamois, par des
précipices où aucun touriste n'avait mis le pied avant lui.
Ainsi
compris, le repos de Saas-Fée ne fit pas au malade le bien qu'il en
avait espéré. Il ne put reprendre ses cours, qu'à grand'peine ; il
traîna tout l'hiver, toujours faible, d'estomac surtout, incapable
de supporter une alimentation fortifiante, mais travaillant encore.
La volonté triomphait de l'inertie du sang et le forçait à
circuler dans un corps affaibli.
Cependant
les ravages de la maladie étaient chaque jour plus apparents, et
bientôt il fut clair que les poumons étaient gravement atteints.
Lorsque vint le printemps, le mal empira. Javelle se sentit, selon
son expression, au bord de la dernière pente; un pas, et il y
roulerait. Ce dernier pas ne se fit point attendre longtemps.
Javelle
rendit le dernier soupir le 24 avril 1883. Depuis quelques semaines,
il ne se faisait plus d'illusion. Il vit venir la fin, tranquille et
tout résigné. Ainsi le témoignent les jeunes gens, ses élèves,
qui le soignèrent, partageant avec un ami plus âgé, M. Ed.
Béraneck, l'honneur de veiller auprès de son lit. Sa mort fut d'un
sage. « Je n'ose plus rien espérer, avait-il écrit quelque
temps auparavant ; je ne veux rien regretter : j'attends. »
Le
deuil fut grand à Vevey ; toute la ville y prit part. M. le
pasteur Cérésole adressa à Emile Javelle les derniers adieux de
ses amis, de ses collègues, de ses élèves et de leurs parents, de
tous ceux qui l'avaient connu. Un mot est à relever dans le discours
qu'il prononça sur la tombe : « Revivre, disait Javelle,
est-il plus merveilleux que vivre ? » Ce mot, qui figure
dans un de ses anciens récits (Huit jours dans le val
d'Anniviers), paraît lui être revenu à la mémoire dans sa
dernière maladie. Il exprime bien ses vrais sentiments, sentiments
de confiance en Celui qui seul a le secret de l'éternité.
EUGÈNE
RAMBERT.
Novembre
1885.
* Westminster
Review, octobre 1852. Le titre de l'article est The
Philosophy of Style ; il a été reproduit dans les
Essays , Londres 1868.
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