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Souvenirs d'un alpiniste 

Emile Javelle

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE


par Eugène Rambert


I


Jean-Marie-Ferdinand-Emile Javelle naquit à Saint-Etienne le 6 septembre 1847.

« Par mon aïeule maternelle, dit-il dans un Curriculum vitae ce que nous avons sous les yeux, je tenais à la famille des Heurtier, dont l'un fut connu comme sénateur sous le dernier empire ; mon aïeul dirigeait la manufacture d'armes de Saint-Etienne ; sauf cela aucune lueur d'illustration dans ma famille. — Le plus clair de la fortune de mon père et de ma mère, ce qui du moins m'a le plus profité, était un goût vif pour les choses littéraires, des penchants artistiques bien marqués, un français pur, de bonne veine et de bon accent. »

Emile Javelle avait trois ans lorsque ses parents quittèrent Saint-Etienne, pour s'établir à Paris. Il fut placé, au sortir de l'école enfantine, dans un établissement des frères de la Doctrine chrétienne. « J'y appris de bonne heure à lire, dit-il, sinon bien, du moins avec correction et clarté, et j'attribue à un excellent Choix de lectures qu'on nous mit entre les mains le meilleur fond de style que je puis avoir aujourd'hui. Je reçus des bons frères d'excellentes directions morales, et bien que, depuis, mes convictions se soient beaucoup éloignées des leurs, je ne pense jamais à eux sans reconnaissance. »

La mort de Mme Javelle amena quelques changements dans la vie de l'enfant, devenu un garçon de dix ans. Le père voyageait pour une fabrique de Bâle, et ne faisait que de rares apparitions à la maison. Le jeune Emile fut placé chez ses grands parents maternels, dont il devint bientôt l'enfant gâté, surtout de la grand'mère.

Il faut remonter jusqu'à cette époque lointaine pour trouver les premiers signes qu'il ait donnés de sa vocation future d'alpiniste et de grimpeur.

Emile Javelle possédait un oncle, botaniste instruit, qui avait herborisé dans quelques parties des Alpes : au Mont-Pelvoux, au Viso, à Chamounix, au St-Bernard. Le bon oncle, qui contribuait aussi à gâter son neveu, ne manquait pas de s'informer des notes rapportées de l'école, et la récompense, pour peu qu'elles fussent favorables, ne se faisait pas attendre. Parfois — c'était une des récompenses les plus désirées — il allait chercher ce qui lui restait de ses anciennes expéditions alpestres, à commencer par le bâton des Alpes, agrémenté d'une corne de chamois, et pendant qu'il faisait la montre de ses trésors, les histoires allaient leur train, de splendides histoires — celle du passage du St-Bernard, celle de l'accident du Mont-Pelvoux,— déjà cent fois racontées et que l'on redemandait toujours. Quand on avait été très sage, l'oncle finissait par aller chercher l'herbier lui-même, dont les feuilles s'ouvraient tour à tour, avec un grésillement de papier gris et de foin sec. L'enfant ne tarda pas à les connaître ; il les voyait venir. L'une, dans le nombre, était attendue avec une impatience particulière. Elle renfermait une petite plante moussue , avec une étiquette jaune sur laquelle on lisait, non sans s'écarquiller les yeux, car l'encre était devenue bien pâle : Androsace... rochers du Mont-Blanc.

« Il n'est pas de jouet que je n'eusse donné, dit Emile Javelle, pour la posséder, cette petite mousse fanée avec les parcelles de terre qu'elle retenait encore entre ses racines : de la vraie terre du Mont-Blanc ! »

Et l'enfant restait longtemps rêveur... Il n'osait se bercer de l'espoir d'y monter un jour, au Mont-Blanc ; mais quel bonheur rien que de le voir, même de loin, de très loin! On lui disait qu'il l'avait vu déjà ; à l'âge de trois ans, du haut d'une colline aux environs de Lyon, et il se voulait mal de mort de n'en avoir gardé aucun souvenir. En attendant de le revoir, Emile Javelle achetait chez l'épicier voisin un manche à balai bien conditionné, puis, chez le marchand de fer, un long clou, qu'il réussissait à planter au bout du manche à balai, la pointe en bas. Muni de cet alpenstock, il se rendait sur le balcon de son oncle, et s'y promenait de long en large, s'exerçant à braver le vertige — c'était au troisième ; — puis, à la sortie prochaine, il suppliait qu'on le conduisît aux Buttes-Montmartre, pour en escalader les escarpements ; mais le méchant oncle, allant où le menait la botanique, n'avait jamais affaire aux Buttes-Montmartre.

Le moment approchait de choisir une carrière. On se persuada que Javelle était né pour la vie religieuse. Sa piété, entretenue par les exemples de la maison, était très exaltée. « Puisse ta grâce, disait-il à Dieu dans une effusion religieuse dont une feuille volante a conservé le souvenir, puisse ta grâce me toucher toujours aussi profondément ! Puissé-je ne jamais oublier que c'est à toi que je dois les plus beaux moments de ma vie, et marcher toujours dans tes sentiers ! » Emile Javelle avait dix-sept ou dix-huit ans lorsqu'il écrivit ces lignes ; mais il n'avait point attendu jusque là pour témoigner de sa ferveur. A l'âge de quatorze ans, on le fit entrer dans le noviciat des Frères de la Doctrine chrétienne, à Paris. Il faisait partie du petit-noviciat. « Le travail et' la prière, dit-il, remplissaient nos journées, qu'on allongeait aux dépens de notre sommeil. Cette vie ascétique fatigua ma santé. On vit que je n'y pourrais résister, et au bout de quelques mois on me retira. »

On fut quelque temps sans trop savoir que commencer ; en attendant une décision, Javelle eut tout loisir de se remettre des fatigues du noviciat. Son oncle était son maître, moins un maître qu'un camarade, avec lequel les leçons consistaient en flâneries. Il se prit alors d'un goût très vif pour les papillons, goût de chasse, qui se transforma bientôt en un goût d'étude. Faisait-il beau, il passait ses journées dehors, le filet en main. Pleuvait-il, il allait entendre les cours de Milne-Edwards sur les insectes, ou étudier Latreille à la bibliothèque du Museum. Il y eut un moment où il se persuada que la tâche de sa vie consisterait à écrire l'histoire des lépidoptères des environs de Paris.

Mais les papillons ne mènent pas loin. La santé du jeune naturaliste s'étant affermie, on songea à lui faire reprendre des études. A tout hasard on le mit au latin. Ce fut à Beauvais, dans un pensionnat renommé, qu'il en apprit les rudiments. Les progrès furent rapides. Mais Beauvais était loin de Paris, et la bonne grand'mère ne revoyait son petit-fils qu'à de bien longs intervalles. Au bout de six mois, elle s'insurgea, et obtint de l'oncle botaniste qu'on lui cherchât un autre internat, assez près de Paris pour qu'il vînt passer tous les dimanches à la maison. Il fut donc transféré de Beauvais à Neuilly, dans un établissement plus modeste, mais non moins bien dirigé. Malgré les inconvénients qu'entraînent toujours les changements arbitraires de maîtres et de méthodes, Emile Javelle continua à se distinguer. Après une année, il passa de Vépitomé à Cicéron et à Virgile.

On n'avait point encore choisi de carrière pour lui ; on voulait seulement qu'il fît son baccalauréat ; après quoi l'on verrait. Mais on comptait sans les revers de fortune. Son père — nous l'avons dit — voyageait pour une fabrique de Bâle. La guerre d'Amérique ayant porté un coup fatal à l'industrie et au commerce des rubans, plusieurs maisons de cette ville réduisirent leur personnel. M. Javelle fut au nombre des victimes de la crise. Obligé de chercher une autre carrière, il entreprit de monter un atelier de photographie. La place du fils y était marquée d'avance ; il remplirait les fonctions d'opérateur, c'est-à-dire qu'il présiderait aux manipulations chimiques et autres, pendant que le père soignerait la partie artistique. — Ordre fut donné à la grand'mère et à l'oncle botaniste de faire faire à leur petit-fils et neveu un apprentissage chez un photographe. Ils se résignèrent, et trois mois après, ils le virent partir pour Bâle. L'apprentissage était terminé.

Emile Javelle ne resta pas longtemps à Bâle. Au bout d'un an, il partit un matin, sans intention de retour. Il fuyait. On a la lettre par laquelle il annonce à son père la détermination qu'il vient de prendre. Le père s'était remarié, et l'enfant de la première femme ne trouvait pas chez la seconde les sentiments qu'il eût désirés. Ce départ fut l'occasion du premier voyage que Javelle ait fait au pied des Alpes. Il traversa la Suisse, et vint jusqu'à l'entrée du Valais, à Martigny, d'où, par les montagnes, il se rendit en Savoie. On peut croire que s'il préféra ce chemin, ce fut pour voir le Mont-Blanc. Son but, d'ailleurs, était d'arriver à Embrun, en Dauphiné, où il avait un parent à qui il comptait demander asile et conseil.

L'oncle d'Embrun ressemblait à celui de Paris. Il écouta l'histoire du neveu, et lui fit raconter tous ses chagrins ; puis il décida que le pauvre garçon avait besoin de deux mois de vacances pour se remettre, deux mois de promenades dans les montagnes environnantes. Il fut, en ce point, très exactement obéi; il le fut moins en un autre.

Si nous sommes bien informé (ceci, toutefois, n'est pas dans le Curriculum), l'oncle aurait désiré s'attacher son neveu et le fixer auprès de lui. Il y avait quelque mariage en perspective. Emile Javelle ne répondit pas aux avances qui lui furent faites ; moyennant quoi, désespérant de le retenir et, semble-t-il, un peu fâché de cette sorte d'ingratitude, l'oncle lui donna quelque monnaie et le laissa partir... pour le vaste monde. L'intention du fugitif était de se rendre à Paris ; mais il se laissa arrêter à Saint-Etienne, sa ville natale, où il réussit à se placer chez un photographe, non sans avoir fait connaissance, d'abord, avec les vicissitudes d'une existence précaire, au jour le jour. Puis, cédant aux appels réitérés de la grand'mère, qui vivait d'une petite pension du gouvernement, il se remit en route et se rendit à pied à Paris. Il eut la bonne fortune d'y trouver aussitôt du travail. La maison Marié, où il entra, était la première pour la reproduction des œuvres d'art.

L'atelier et la salle d'armes — Javelle a eu la passion de l'escrime — se partageaient le temps du jeune homme, sauf les soirées données à la grand'mère. Quelques loisirs aussi étaient réservés pour écrire le récit du voyage en Savoie et en Dauphiné. Ici perce le futur écrivain.

Mais ce séjour ne devait pas non plus être de longue durée. Le père avait besoin de son opérateur. Ayant appris qu'il le trouverait à Paris, il s'y rendit, en mai 1864, et lui offrit des conditions assez favorables pour le ramener.

Javelle, cette fois, resta plus longtemps à Bâle. Vivant à sa guise, ayant son chez soi, il aurait pu y être heureux, d'autant plus heureux que la Suisse était devenue pour lui une espèce de seconde patrie. « Au fond, dit-il, l'attrait irrésistible auquel je cédais — en revenant à Bâle — c'était la Suisse. Depuis que je l'avais vue et traversée, je ne faisais qu'y rêver, méditant cartes et itinéraires. Peu de Suisses ont pleuré plus que moi, et de plus brûlantes larmes, en entendant à Paris le Ranz des vaches  »

Emile Javelle avait près de 17 ans lorsqu'il rentra dans l'atelier paternel. Jusqu'alors il avait donné des preuves nombreuses de facilité et d'aptitudes variées ; mais on n'avait pas eu l'occasion de signaler chez lui une vie intellectuelle d'une intensité qui passât l'ordinaire. Ce n'était encore qu'un jeune homme bien doué.

L'éveil de cette intelligence, désormais insatiable, est le fait capital du second séjour à Bâle.

« C'est de ce temps, dit-il, que date le vrai développement de ma pensée, mes vraies études et mes premières réflexions. »

Ses lectures ne furent pas d'abord aussi variées que passionnées. Deux ouvrages paraissent avoir exercé sur lui une influence décisive : l'Emile de Jean-Jaques Rousseau et la Chrestomathie d'Alexandre Vinet.

La Profession de foi du vicaire savoyard lui ouvrit un monde nouveau, celui de la philosophie, — c'est lui-même qui nous l'apprend. Sa dévotion première ne résista point à cette épreuve. Il n'eut pas besoin de s'y reprendre à plusieurs fois pour conquérir et assurer l'indépendance de sa pensée. Dès l'instant où cette indépendance lui apparut comme une chose possible, elle devint pour lui une réalité, et il en fit usage immédiatement, en recommençant, pour son compte, le travail du vicaire savoyard. Il y passait une partie de ses nuits, méditant, spéculant, cherchant la vérité de toutes les forces de son âme, tournant et retournant les problèmes les plus ardus, ceux par lesquels on débute toujours, ceux qui s'imposent, c'est-à-dire les insolubles, et prenant soin de noter au fur et à mesure le résultat de ses méditations.

Ainsi s'ouvrit aux yeux étonnés d'Emile Javelle le vaste domaine de la réflexion philosophique.

« Vers ce temps-là, ajoute-t-il, un de mes amis me fit connaître la Chrestomathie de Vinet, avec ses préfaces et ses notes excellentes. Autre monde tout nouveau — on en découvre beaucoup à cet âge. — Ma plus grande ardeur se tourna aussitôt vers l'étude de la littérature. Je fis venir de Paris les ouvrages nécessaires. A chaque page je m'écriais avec M. Jourdain : « Ah! les belles choses! les belles choses !... Ah ! Mon père et ma mère, que je vous veux de mal ! »

Il se mit donc à l'étude, énergiquement, bien décidé à réparer le temps perdu. Dans ces conditions, on marche vite ; aussi ne sommes-nous point surpris d'apprendre qu'il profita plus, en quelques mois, de ce travail intense, qu'il n'aurait pu faire, de cours multipliés, pendant un temps bien plus long. Cependant il ne pouvait y consacrer que les heures libres, après le travail de l'atelier.

Il lut, il réfléchit, il se meubla la tête de connaissances variées, et en même temps il apprit à écrire, sans autre guide que l'étude des modèles, non toutefois sans multiplier les exercices. Il était le maître et l'élève en même temps. Il s'efforçait de donner à ses pensées, sur un sujet quelconque, une expression claire, correcte, complète, élégante, bien française, et se condamnait à recommencer jusqu'à ce qu'il fût content. Il avait à un très haut degré le don de se dédoubler ainsi. Bientôt il se sentit assez fort pour faire profiter un ami de l'expérience acquise. Tout en continuant à fonctionner comme opérateur photographe, il donna des leçons de style et de littérature ; il fit plus, il rédigea, à cette occasion, tout un cours de rhétorique.

Ce fut vers le même temps qu'il commença à souffrir de la contradiction qui régnait entre sa vocation naturelle, toute littéraire, et le métier que lui avaient imposé les circonstances. Le sentiment en devint de plus en plus douloureux, si bien qu'il prit la résolution de couper court à une situation fausse, en cherchant dans une autre carrière, dans l'enseignement, un modeste gagne-pain. Peut-être, avec plus d'expérience, se serait-il effrayé d'une lacune que d'abord il ne sentit pas la nécessité de combler, l'insuffisance de ses études classiques. Enseigner la langue française et ne pas savoir le latin, ou n'en savoir que les premiers éléments, c'était aller au-devant de difficultés inévitables. On peut tenir pour heureux qu'il ne s'en soit pas rendu compte. Sans cette audace d'autodidacte, il serait resté longtemps encore Emile Javelle le photographe.

En 1868, il s'accorda un voyage de quelques jours dans la Suisse française, sans autre but que d'y nouer des relations. Ayant fait à Vevey la connaissance de M. Cornuz, professeur au collège et père d'un de ses amis, il lui exposa sa position. M. Cornuz promit de lui venir en aide, et, en effet, à un mois de là, il offrit à Emile Javelle une place de maître de français dans le pensionnat de M. Gloor. Quinze jours après, Javelle entrait en fonctions. J'étais « ivre de joie, » dit-il.

A partir de cet instant, l'histoire de la vie d'Emile Javelle, d'abord assez accidentée, devient très uniforme, d'une uniformité qui tomberait dans la monotonie si elle ne nous offrait pas toujours le spectacle de progrès intéressants à suivre. Il continue à étudier avec la même ardeur, et ses études portent sur des sujets de plus en plus divers. La lacune primitive ne se comble pas — elle ne se comblera jamais ; — mais les compensations se multiplient. La littérature française, dans ses parties essentielles, lui devient familière, les poètes surtout. L'attention qu'il donne aux modèles classiques ne le détourne pas de l'étude des modernes, des contemporains. Il est très au courant de ce qui se passe à Paris; il suit le mouvement et se tient à jour. Il ne se borne pas aux livres; il voyage. Il va en Italie et s'initie à l'antiquité par l'étude des monuments. Au bout de peu d'années, Emile Javelle était devenu l'un des hommes les plus instruits de notre pays, instruit à sa manière, avec une originalité dont tout le monde était frappé.

Bientôt il put songer non seulement à acquérir, mais à produire. Les revues et journaux de la Suisse française s'empressèrent de lui faire accueil. Il eut des articles insérés dans la Suisse illustrée, dans l'Echo des Alpes et dans la Bibliothèque universelle. Il fut promptement signalé comme un de nos meilleurs écrivains nationaux, car on ne s'avisait point de voir en lui un étranger. On ne lui reprochait que de produire trop peu. Il suivait la règle ancienne : multum.

Mais peut-être est-ce comme pédagogue qu'il a été surtout remarqué de la plupart de ceux qui l'ont approche. Son enseignement avait brillé dès l'abord par des qualités qui ne sont pas celles qu'on trouve communément chez les maîtres de notre pays. Javelle prêchait d'exemple par une prononciation juste, un parler net, un français de bon aloi, un très vif sentiment des choses littéraires. Ce n'était point, d'ailleurs, un enseignement de pure forme. Alimenté par des réflexions, des études et des expériences de chaque jour, il ne tarda pas à devenir tout-à-fait riche et fécond. Il racheta, par des mérites essentiels, ce qui pouvait lui manquer en solidité philologique.

Les hommes compétents qui ont eu occasion de voir Javelle à l'œuvre, apprécient surtout sa manière de diriger les exercices pratiques de composition, de lecture, de déclamation. Il ne lui avait pas fallu longtemps — à peine est-il besoin de le dire — pour se dégager des routines de la rhétorique française, sans que la délicatesse de son goût naturel en souffrît la moindre atteinte. Il avait le sentiment inné de l'élégance, et il le garda. Il garda même le culte de la phrase, mais en donnant à ce mot un sens qui l'ennoblissait. Une phrase pour lui, c'était de l'art, du grand art, une création : une belle phrase, avait-il coutume de dire, certaines périodes de Bossuet, par exemple, ne sont pas en faveur de l'esprit humain un témoignage moins éloquent que les plus grands tableaux des plus grands peintres ou les plus admirables édifices des plus fameux architectes. Quand on professe pareille théorie, on ne peut être qu'un juge sévère. Il l'était, mais sans être décourageant. Tout élève attentif avançait rapidement avec lui : de composition en composition

on sentait un progrès. On appréciait plus encore ses critiques d'exercices de lecture ou de déclamation. Quand on sent à ce point ce que vaut la phrase, on doit tenir à ce que, parlée, elle développe tout ce qu'elle contient de beautés. Bien phraser, tout est dans ces mots. Comment bien phraser si d'abord l'on ne prononce pas bien ? Comment bien phraser si l'on ne sent pas bien? Si nous phrasons mal, nous autres Vaudois, n'est-ce pas, presque toujours, que nous prononçons mal, et, le plus souvent, que nous ne sentons pas juste ? Javelle, dans sa classe, faisait une guerre incessante aux mauvaises habitudes nationales, déjà plus ou moins enracinées chez la plupart de ses élèves. Ceux qui lui doivent d'y avoir été rendus attentifs en ont tous gardé une vive reconnaissance. Ceux-là, surtout, lui sont reconnaissants qui l'ont assez vu, qui l'ont connu d'assez près pour s'en guérir dans sa compagnie, et ils sont nombreux. Javelle n'était point de ces maîtres qui apparaissent à leurs élèves aux heures des leçons; il recherchait les occasions défaire connaissance avec eux; il les attirait, il s'en entourait comme on s'entoure d'amis. Le dimanche, jour d'excursion, on le voyait partir de grand matin avec quelques jeunes gens qui lui tenaient fidèle compagnie. Ensemble, on gravissait telle cime des Alpes, et tout en cheminant l'on jasait. On jasait de tout, car tout mène à tout, et personne ne le savait mieux que Javelle. Il mettait à profit ces occasions pour semer des idées, pour ouvrir aux intelligences des jours inattendus. Il excellait dans cet art. Aussi son influence ne tardait-elle pas à être grande sur ceux qui le suivaient dans ses promenades. Les compagnons devenaient des disciples. On s'initiait ensemble à des vues nouvelles, à de nouvelles manières de penser. Certains parents ont pu trouver que cela allait un peu loin; mais, dans la grande majorité des cas, cette influence ne s'est exercée que pour le bien de ceux qui l'ont subie.

Ainsi s'étendait le cercle de ses travaux et de son action. Il y avait progrès dans tous les sens. Deux incidents rompent seuls l'uniformité de cette marche en avant. Après dix-huit mois de séjour à Vevey, Javelle quitta la pension Gloor, pour remplir des fonctions analogues à Lausanne, chez M. Béraneck; puis, en 1874, il retourna à Vevey pour y enseigner encore la langue et la littérature françaises, mais cette fois au collège de la ville.

Les premiers temps qu'il passa à Vevey, au sortir de la pension Béraneck, furent peut-être les plus heureux de sa vie. Il y jouissait de l'indépendance, dans une position d'homme fait, et d'une considération qui ne devait pas cesser de grandir. « Depuis le jour où ont été écrites les lignes qui précèdent, dit-il dans un post-scriptum au Curriculum vitae, j'ai passé plus de deux années à Vevey, deux années bien remplies et, je puis dire, heureuses, grâce à la bienveillance toute particulière que j'ai rencontrée dans la société et les autorités veveysannes, et à l'affection dont mes élèves m'ont donné de nombreux témoignages. »

Ces témoignages devinrent plus nombreux encore lorsque Javelle entreprit de faire, chaque hiver, quelques conférences publiques. On s'y intéressait plus vivement d'année en année. Vers la fin, il vit jusqu'à cent cinquante, et même deux cents auditeurs, se grouper autour de lui et lui rester fidèles pour toute une série de séances. Rien ne pouvait être plus flatteur qu'un succès pareil. Aussi Javelle s'attachait-il à Vevey dans la mesure où on s'y attachait à lui. Il payait de retour. Néanmoins, le séjour de cette ville ne répondait pas à tout ce qu'il eût désiré. Il regrettait de ne pas y trouver plus de ressources en hommes et en choses, une société savante, une vie académique. Et puis, ses fonctions étaient pénibles, le temps absorbé considérable et le traitement modeste. Les conférences étaient une ressource supplémentaire, précieuse, mais aussi un fardeau. Après avoir rempli les devoirs de sa charge et pourvu aux nécessités de l'existence, il ne lui restait que peu de loisirs pour l'étude et pour l'avancement des ouvrages sur le chantier. Il y eut des moments où Javelle fit avec désespoir le compte des jours qui s'en allaient. A deux reprises, il jeta les yeux sur d'autres places, plus avantageuses ; mais à deux reprises il se heurta contre l'obstacle dont toute sa vie il devait subir la servitude. Dans un collège communal, on pouvait fermer les yeux sur quelque point relativement faible ; mais pour un collège cantonal ou pour tel autre établissement supérieur, des études classiques étaient une condition sine qua non. Vers la fin de sa vie, il avait conçu l'idée de retourner à son premier métier, la photographie. Il espérait y trouver une source de gain suffisante pour n'avoir plus à donner, à la prose de la vie, un temps aussi considérable. Il comptait se faire une spécialité, celle du paysagiste-artiste. Il était frappé de voir combien les photographes les plus expérimentés, les plus habiles, font encore de fautes soit dans le choix du motif, soit dans celui du moment. Il croyait à la possibilité de faire mieux qu'eux tous, et de gagner par là, rapidement, une clientèle de choix. Pendant deux étés, il fit des essais, à Salvan, à Saas, aux environs de Vevey, ailleurs encore. Il partait, le matin, avec son appareil; il se promenait au hasard, regardait, cherchait, et ne prenait d'épreuve que lorsqu'il avait rencontré un tableau tout préparé par la nature. Il ne cherchait point l'extraordinaire, mais le pittoresque, et de préférence, le pittoresque simple. Ces essais, malgré l'exiguïté du format, sont remarquables. On y sent, immédiatement, l'œil de l'artiste. Une de ces petites photographies, reproduite par la gravure, sert de frontispice à ce volume. Le motif en est pris à Saas-Fée, où Javelle devait passer le dernier été de sa vie. On en a d'autres, en assez grand nombre, toutes distinguées. Un album qui en contenait une vingtaine, a eu un vrai succès à Zurich, à l'Exposition nationale. Plus il y réfléchissait, plus Javelle était persuadé qu'il y avait là une voie à tenter. Mais le temps lui manqua pour en faire l'expérience. Une grave maladie, dont le dénouement devait être fatal, coupa court à tous ses projets.



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II


L'idée de ne point laisser tomber dans l'oubli des pages charmantes, déjà publiées, et d'arracher à l'obscurité d'autres pages, non moins bien inspirées, qui ne manqueraient pas de se trouver dans les papiers d'Emile Javelle, est née dès le lendemain de sa mort. Toutes les personnes qui le connaissaient, ne fût-ce que par quelque lecture fugitive, en ont fait un devoir à ses amis, principalement au plus intime de tous, à celui qui a eu le privilège de recueillir sa succession littéraire, M. Edouard Béraneck, fils. En travaillant à l'accomplissement de ce devoir, on a cru répondre à un vœu général.

Ce volume est destiné au grand public ; aussi a-t-on évité tout ce qui aurait pu lui donner une destination plus restreinte. Le talent d'Emile Javelle appartient à tous. Néanmoins, on n'a pas dû faire entièrement abstraction des amis et collègues — collègues du Club alpin français et du Club alpin suisse, entre autres, — pour lesquels il aura une valeur spéciale, à titre de souvenir. C'est à eux, principalement, qu'à songé M. Edouard Béraneck, en enrichissant cette publication d'un portrait — très ressemblant, — et d'une gravure qui rappelle les derniers essais de l'artiste photographe. Ce sont là des souvenirs qu'il est heureux de pouvoir offrir aux amis de son ami, et qui — il peut en être certain — leur seront chers à tous. C'est à eux aussi qu'il doit avoir songé, du moins en première ligne, en nous faisant l'honneur de nous demander cette notice.

Tout ceci s'explique de soi ; mais la manière dont ce volume a été composé a besoin de quelques éclaircissements, qui nous fourniront l'occasion de compléter les détails littéraires et biographiques dans lesquels nous venons d'entrer.

« Durant ces six dernières années, dit Javelle dans le Curriculum vitae, j'ai fait de ma vie deux parts : l'une aux Alpes, l'autre aux travaux de l'esprit. Hors de là, bien peu de choses ont occupé mon temps. »

Les manuscrits qu'il a laissés, ainsi que les publications faites de son vivant, confirment cette observation, qui serait également juste si on l'appliquait à l'ensemble de sa carrière, à partir du moment où il quitta Bâle.

Si donc ce volume répondait exactement à l'œuvre de Javelle, il devrait être divisé en deux parties d'importance à peu près égale, l'une consacrée à la littérature, l'autre à l'alpinisme. La première manque presque totalement; elle n'est représentée que par l'étude sur Tœpffer, écrite pour la Galerie Suisse de M. Eug. Secrétan. Si l'on n'a rien ajouté à cet unique morceau, qui, déjà publié, s'offrait de lui-même à une reproduction , c'est que Javelle n'a rien laissé d'autre, en fait d'études littéraires, qui ait paru suffisamment achevé.

Emile Javelle avait pris, très jeune, l'habitude de penser la plume à la main, et le plus souvent quelques notes, jetées sur le papier, conservaient pour lui le souvenir de ses veilles méditatives. Il doit même, dans le temps, avoir écrit un journal volumineux, qui était le journal de ses pensées. Aucune trace ne s'en est retrouvée : il l'a probablement détruit. Mais il est resté des volumes ou des portefeuilles de notes détachées. Tout cela est trop fragmentaire, trop décousu pour être publié tel quel. On dirait, en parcourant ces reliques, que ce qui a le plus manqué à Emile Javelle, dans ses études, c'est un dessein suivi. Et cela est vrai en quelque mesure.

Un moment toutefois, à la suite d'une conversation avec un ami, on put croire que ses réflexions allaient se fixer sur un sujet déterminé. Il s'agissait des chances qu'il pouvait avoir d'occuper une place plus élevée dans la hiérarchie de l'enseignement ; — c'était dès les premiers temps de son séjour à Vevey, et avant toute tentative pour chercher quelque position plus avantageuse. Cet ami lui tint, à peu près, le langage que voici.

« Mon cher, vous seriez digne plus que bien d'autres d'occuper une chaire dans un collège de canton, et non de commune, dans un lycée, ou un gymnase, comme nous disons, voire dans une académie. Mais vous savez l'universel préjugé. C'est un honneur auquel on ne peut guère être appelé qu'à la condition de savoir le latin, ou de l'avoir appris, ce qui n'est pas toujours la même chose. Ce préjugé porte en lui son excuse, et à vous dire le vrai, je suis de ceux qui le partagent. Il faut de singuliers mérites pour racheter, chez un maître de français, l'ignorance du latin. Ces mérites singuliers, si quelqu'un les a, c'est vous. Mais il vous reste à en faire la preuve, et je n'en vois qu'un moyen, une publication qui vous mette à votre rang et vous assure la place à laquelle vous avez droit dans l'estime des hommes compétents. »

Javelle trouva ce discours raisonnable, et il fut longuement question, entre lui et l'ami auquel il était venu demander conseil, de ce que pourrait bien être cette publication. Ils ne tardèrent pas à se trouver d'accord. On se rappelle le cours de rhétorique que Javelle avait écrit pour s'en servir dans les premières leçons de français qu'il ait eu à donner. La rhétorique ayant toujours été la principale spécialité de son enseignement, il avait repris ce cours et l'avait transformé, le modifiant et le perfectionnant chaque fois, mais sans l'écrire à nouveau. Rien, dans ses leçons, ne l'intéressait à ce point. Vivement frappé par tout ce que Javelle en racontait,l'ami l'engagea à faire de ce cours le livre demandé.

« Il n'y a pas en français, disait-il, un seul manuel de rhétorique dont on puisse conseiller l'emploi à un maître, moins encore à un élève. Les révolutions renouvellent la face du monde, mais l'école est ce qu'elles changent le moins. L'école est l'asile de la routine, et dans la routinière école rien ne s'est montré jusqu'à présent plus obstinément routinier que la rhétorique. Il n'est pas, dans l'immense majorité des cas,d'enseignement plus sec, plus formaliste, plus stérile. Il y a des exceptions, et l'on en pourrait nommer dans notre pays ; mais les quelques hommes qui réussissent à faire aimer la rhétorique, à la rendre utile, ne font guère de manuels. Ils profitent seuls des réformes qu'ils introduisent. Vous, avec vos idées, avec votre intelligence des choses littéraires, avec votre expérience, votre pratique déjà couronnée d'un succès si vif et si mérité, vous enrichiriez les bibliothèques pédagogiques d'un livre qui leur manque et dont elles ont un besoin urgent. Au point où vous en êtes, deux ans, trois au plus, vous suffiraient pour mener ce travail à bien. Votre rhétorique fera événement. Elle vous vaudra une autorité que ne vous donneront pas vingt ans de fonctions consciencieusement remplies. Vous deviendrez l'homme de votre livre, et l'on ne se demandera plus ce que vous pouvez bien savoir de grec ou de latin... Et puis, vous aurez fait une bonne et belle œuvre : cela compte aussi dans la vie. »

Javelle, persuadé, s'y mit avec ardeur, comme il faisait toujours. « Depuis le mois d'avril, lit-on dans le Curriculum, lequel est daté du mois d'octobre 1876, tous mes loisirs sont absorbés par la publication d'un ouvrage assez étendu sur la composition et le style, ouvrage qui ne pourra guère être terminé avant trois années. » Dès lors, il s'est écoulé près de sept ans jusqu'à la mort de Javelle, et ce livre, qui devait s'achever en trois ans, n'a pas paru. Non seulement il n'a pas été achevé ; mais c'est à peine s'il a été commencé. Il n'y en a pas une seule page écrite, et pourtant Javelle n'a point cessé de s'en occuper.

Nous touchons ici à l'un des traits distinctifs de son esprit, de son génie, comme disaient les anciens, qui n'attachaient pas nécessairement à ce mot la signification ambitieuse qu'on lui attribue aujourd'hui. Javelle avait une manie, plus que respectable, mais qui peut mener loin, celle d'être complet. C'était un esprit curieux s'il en fut jamais. Personne plus que lui ne se laissait entraîner par une piste. Quelque étude qu'il abordât, il lui découvrait aussitôt des # rapports étroits, intimes, avec telle autre étude, puis avec une seconde, et ainsi de suite à l'infini. D'où qu'il partît, c'était pour un tour du monde.

La lecture des traités spéciaux ne devait être que la moindre partie des études qu'entreprit Emile Javelle en vue de sa rhétorique; ce fut une entrée en matière, sur laquelle il passa aussi rapidement que possible. Il mit plus de soin à s'enquérir de tout ce qu'il pouvait y avoir, dans les œuvres des principaux auteurs, soit de conseils pratiques, soit de vues théoriques en rapport avec le but qu'il se proposait. Il pensait que les écrivains, les grands écrivains, sont les seuls maîtres en rhétorique. Ses recherches ne se portèrent pas seulement sur la littérature française, mais aussi sur les littératures étrangères, sur celle de l'Allemagne principalement. Schiller lui devint promptement familier, Lessing aussi, Goethe plus encore. De ce dernier il ne laissa rien échapper. C'était — il faut le dire — son préféré, son plus proche parent parmi les écrivains célèbres. Javelle savait à peine l'allemand, malgré son séjour à Bâle ; mais de Goethe tout lui était facile. Il le comprenait à demi-mot, comme se devinent deux natures sympathiques l'une à l'autre. Par un côté essentiel, Javelle ne ressemblait guère à Goethe. Il n'avait pas l'équilibre de cette intelligence complète, développée par des études également complètes ; mais il avait la même curiosité d'esprit, le même désir de tout apprendre et de tout comprendre. Il ne l'admirait pas seulement, il l'aimait, et le défendait à outrance contre les accusations banales d'indifférence et d'égoïsme. Les entretiens avec Eckermann ont été longtemps son livre de chevet.

Goethe et Schiller l'amenèrent à approfondir les principales théories professées par les philosophes sur le beau et ses applications. Il estimait qu'il n'y a pas de rhétorique sans esthétique, et que le moindre conseil, donné à propos d'un exercice de lecture ou de composition, doit reposer sur des principes généraux, largement et solidement établis. Rien n'était plus opposé à son tour d'esprit que ces fragments de théorie et cet empirisme superficiel qui tiennent lieu de doctrine à la plupart des maîtres. En toute chose, il tendait au pourquoi, au dernier pourquoi. Il ne négligea point, dans cette vaste enquête, les penseurs les plus modernes, surtout ceux de l'école positiviste anglaise. Depuis longtemps déjà, il avait lu avec soin quelques-uns des ouvrages de Stuart Mill, de Darwin, et particulièrement d'Herbert Spencer. Ce dernier est, avec Goethe, l'homme qui a eu le plus de prise sur Emile Javelle. Pendant longtemps, Javelle l'envisagea comme le révélateur par excellence, et lui rapporta tout, comme à la mesure du vrai. On vit même se former dans le sein de la jeunesse vaudoise, sous l'influence de Javelle, une petite école positiviste, qui relevait directement de Spencer et cherchait à réagir contre l'enseignement officiel. L'excès de cet engouement finit par paraître suspect à celui-là même qui en avait donné l'exemple ; mais la réaction nécessaire pour remettre les choses au point juste n'eut lieu que dans les dernières années de sa vie. Jusque-là, plusieurs des amis de Javelle purent croire que sa principale ambition était de prendre rang parmi les interprètes et lieutenants du philosophe anglais.

Nous voilà, semble-t-il, bien loin de la rhétorique; nous en sommes plus près qu'il ne semble. Une des originalités d'Emile Javelle est d'avoir compris, de bonne heure, que s'il y a une chose stérile, c'est l'espèce d'antagonisme qu'on établit entre les études d'ordre scientifique et celles d'ordre littéraire et moral. Il retrouvait partout les traces d'un parallélisme entre les deux séries de phénomènes, et la science lui fournissait souvent, par analogie, la solution de questions littéraires. Une philosophie de la science, comme celle d'Herbert Spencer, devait, plus que toute autre, s'épanouir en esthétique, et par suite en rhétorique. Aussi fut-il saisi d'une véritable émotion lorsqu'il découvrit qu'Herbert Spencer avait, de sa propre main, dans un article déjà ancien, publié par une revue anglaise, fixé les bases de la rhétorique positive. Il court chez son libraire, et met tout en œuvre pour se procurer le précieux cahier*. Il lui en coûta des démarches sans fin et plus de deux livres sterling. Enfin, il tient l'article. Aussitôt il se met à le déchiffrer, mot à mot, à coups de dictionnaire. Il croit marcher dé découverte en découverte, et il apprend, en effet, des choses assez nouvelles : il apprend entre autres que tous les préceptes de la rhétorique reviennent à un seul : réduire le frottement — comme dans les machines — au minimum possible. L'idée est lumineuse, et cependant, quand il a tout traduit, Javelle éprouve une sorte de vague désenchantement. Peu à peu l'impression se précise : le principe du moindre frottement ne peut être qu'un principe négatif, tendant à écarter l'obstacle ; mais la force qui produit, où la trouver? En quoi consiste-t-elle, et comment l'utiliser ? Voilà ce que devrait enseigner la rhétorique positive, et ce qu'elle n'a garde de dire. La théorie d'Herbert Spencer n'est autre que celle de Nicolas Boileau encadrée dans une formule physique. Il valait bien la peine de se donner tant de mal et de dépenser tant d'argent pour un si maigre résultat ! — Je vois encore notre ami sous le coup de la déception et s'efforçant de justifier son maître favori. Mais il eut beau faire, il n'y parvint pas, et cette aventure contribua grandement à le dégager de l'espèce de servitude qu'il avait subie trop longtemps.

De la rhétorique il s'était élevé jusqu'à l'esthétique, espérant y trouver un corps de doctrine sur lequel il pût s'appuyer. Le séjour qu'il fit dans ces hautes régions spéculatives l'amena à comprendre que c'est dans la psychologie qu'il faut chercher la racine des questions. Aussitôt le voilà pris dans un engrenage de lectures et de recherches nouvelles. Comment parler de composition et de style sans avoir analysé tous les phénomènes psychologiques, sous lesquels — il n'a garde de l'oublier — se cachent autant de problèmes physiologiques ? Le style, n'est-ce pas l'homme ? Qu'est-ce que le style ? qu'est-ce que l'homme ? Questions forcément parallèles.

Ces dernières études, fortement préparées par toutes celles qui les avaient précédées, furent très fructueuses. Sur aucun sujet, Javelle n'était plus intéressant à entendre. Il se félicitait de s'y être engagé, lorsqu'une nouvelle nécessité lui apparut, non moins évidente, celle de se créer, dans le monde des arts, des points de comparaison. La poésie est une peinture, la peinture est une poésie. Mais la poésie est aussi un chant, ou une musique. Et voilà notre ami faisant de hardies reconnaissances dans l'une et l'autre de ces deux directions, — sans préjudice de l'architecture, à laquelle il s'intéressait fort aussi. Emile Javelle était un amateur passionné de musique, juge très compétent, très délicat. Lié avec d'autres amateurs, les plus distingués qu'il y ait dans notre pays, il profitait de toutes les occasions favorables pour étendre ses connaissances musicales. Quant à la peinture, il voulut en connaître exactement la théorie, ce qui l'obligea à faire une étude serrée des meilleurs ouvrages sur la matière.

Je l'ai dit, Javelle était possédé du besoin d'être complet. Pour l'être à notre tour, il faudrait ajouter que son imagination, trop vive, était sujette à des entraînements, contre lesquels il ne trouvait pas en lui, dans une volonté fermement arrêtée, le préservatif indispensable. Les questions multiples qui, de toutes parts, surgissaient sur son chemin étaient autant de sirènes au chant desquelles il ne résistait pas. Aux yeux d'un observateur superficiel, il a dû, plus d'une fois, paraître voué à battre éternellement les buissons au bord de la route, sans arriver jamais. Les railleurs auraient pu lui appliquer le mot de Voltaire sur Laharpe : « Un four qui toujours chauffe et jamais ne cuit. » — Cependant, il faut le répéter, ce n'était pas seulement inconstance d'humeur et agitation d'esprit, c'était aussi, c'était surtout noble curiosité de l'intelligence et désir d'aller au fond des choses.

Javelle, au reste, en avait conscience, comme le prouve un mot caractéristique jeté par lui au bas d'un chiffon de papier : « Mon imagination, dit-il, et presque mon esprit tout entier est comme un feu qui s'éteint si je n'y jette des livres, ou si quelque vive relation, ou quelque événement n'en vient remuer et ranimer les cendres. Livré entièrement à moi-même, sans conversation et sans livres, je conserverais ma raison, une certaine habitude de réflexion; mais je perdrais tout enthousiasme. »

Dans toutes ces allées et venues, Javelle n'a jamais entièrement perdu de vue le but pratique qu'il s'était proposé, le traité de rhétorique à écrire, sauf à amasser en même temps des matériaux pour quelque œuvre plus considérable et de plus haute volée. Les notes qu'il a laissées tournent autour de quelques questions toujours au premier plan, les grandes questions d'art et de style, à prendre ce dernier mot dans son sens le plus élevé. Là était sa visée ; là le centre et l'unité de tant de recherches en apparence divergentes.

Il y a beaucoup à apprendre dans ces notes éparses ; mais, nous l'avons dit, elles sont trop fragmentaires, trop décousues pour qu'il soit possible de les publier telles quelles. Pourra-t-on en extraire la quintessence, pour en faire, plus tard, l'objet de quelque article de revue ou de telle autre publication sous la forme qui paraîtra appropriée ? Il serait téméraire d'en prendre l'engagement. Bornons-nous à dire qu'on ne connaîtra complètement Emile Javelle que lorsque ce travail aura été fait. Javelle est, avant tout, un philosophe artiste qui veut se rendre compte de lui-même à lui-même. Ce sont ces natures-là qui font faire des progrès à l'analyse esthétique. Si Emile Javelle eût vécu, et s'il eût enfin réussi à concentrer sa pensée, il se serait fait, je n'en doute pas, une position très élevée parmi les théoriciens de la critique. Telles qu'elles sont, ses notes, moyennant le choix et l'arrangement indispensables, intéresseraient et frapperaient sûrement. Il serait facile de les grouper, non pas de manière à en dégager un système, mais de façon à en former un ensemble, précieux pour les hommes de goût et que tout critique consulterait avec fruit. Les oscillations de pensée, qu'on pourrait y signaler ne feraient qu'en augmenter le prix, et il s'en dégagerait, pour demeurer dans la mémoire, nombre de traits heureux. Javelle en a beaucoup , de ces traits qui restent. Ce ne sont pas tant des mots à l'emporte-pièce, comme on en trouve en plus ou moins grand nombre dans la plupart des écrivains français ; ce sont plutôt des mots riches de sens, remarquables par la manière simple dont ils résument de longues réflexions.

Quand on fera ce travail, on ne manquera pas de compulser aussi d'autres notes, celles qui ont servi à Emile Javelle pour ses conférences, à Vevey. Elles ne donnent parfois que lé canevas, d'autres fois le texte même du discours. On en détachera, sans doute, des morceaux intéressants, qui se raccorderont sans peine aux fragments tirés d'ailleurs. Ces cours, c'est encore la rhétorique projetée qui essaie de se formuler, qui, peu à peu, prend un corps. Mais, si nous ne faisons erreur, on n'y trouvera qu'un petit nombre de pages qui demandent à être citées au complet. Javelle, la plume à la main, n'était à aucun degré un improvisateur. Il avait la composition laborieuse : on lui a vu refaire tel article dix fois. Dans l'extase créatrice, les idées lui apparaissaient par lueurs, par étincelles, qu'il fixait tant bien que mal, aussitôt, sous la forme de mots, avec des etc. en grand nombre. Ces mots étaient autant de foyers d'attraction, autour desquels venaient graviter les idées secondaires. En se développant, ces formations parallèles finissaient par se rejoindre, et l'œuvre se dégageait dans son unité. Mais il fallait un travail d'achèvement pour effacer les traces de cette élaboration complexe. Ce dernier travail était le plus long de beaucoup ; et Javelle ne le menait jamais à bien sans s'y être pris à plusieurs fois. Quand Javelle l'écrivain avait noirci le quart ou la moitié d'une page blanche, Javelle le critique commençait à lorgner du coin de l'œil, en ricanant d'avance, ce qui venait d'être couché sur le papier. C'était si loin de l'idéal entrevu ! Aussi notre ami s'était-il fait une théorie de son expérience personnelle. Chaque homme a deux mesures, disait-il, la mesure de ce qu'il peut donner immédiatement, sans trop d'effort, et celle de ce qu'il donnerait, à la longue, s'il réussissait à tirer de son être intérieur tout ce qui s'y cache et s'y enveloppe. Pour lui, entre ces deux mesures la distance était considérable. Ce qu'il avait le moins, c'était le jet. Aussi y aurait-il trahison à publier autre chose que ce qu'il envisageait comme définitif, à moins, toutefois, qu'on ne se bornât à détacher ces traits qui jaillissaient dans la première élaboration créatrice. Surpris ainsi dans l'intimité de la pensée qui se forme, il reprend ses avantages. Ce qu'il a d'ingrat, ce sont les stages intermédiaires.

Ces observations ne s'appliquent pas uniquement aux articles sur des sujets d'ordre littéraire, mais aussi bien aux récits de courses, aux descriptions de nature alpestre, avec cette différence, toutefois, que travaillant sur des souvenirs précis, Javelle a trouvé des ensembles plus maniables et subi moins d'entraînements. Ses manuscrits, dans ce genre comme dans l'autre, ne renferment presque rien d'achevé; on n'a pu en tirer qu'un seul fragment inédit : Les Mazots de Plan-Cerisier. Il a donc fallu se rabattre sur les articles déjà publiés. Javelle, heureusement, est au nombre des écrivains qui ont tout à gagner à reparaître devant le public.

Ce volume contient à peu près tout ce que Javelle écrit sur les Alpes. On n'a sacrifié que quelques notes trop spéciales ou quelque morceau d'un moindre intérêt, tel que celui qu'il a écrit, pour la Suisse illustrée, sur les glaciers et l'époque glaciaire. C'est un bon résumé sur une question intéressante ; mais on n'aura pas de peine a en trouver ailleurs l'équivalent. Des nécessités d'ordre pratique nous obligeant à ne pas grossir le volume outre mesure, on a négligé ce qu'il y a de moins caractéristique dans les essais de notre ami.

Javelle à eu la passion de la montagne ; il n'eût pas pu vivre, à la longue, ailleurs qu'au pied des Alpes. Elles exerçaient sur lui une sorte de fascination. Il avait l'esprit assez ouvert pour comprendre tout aussi bien le charme des paysages de plaine ; mais les paysages de plaine n'étaient, à ses yeux, que des paysages, tandis que la nature alpestre lui offrait, dans la variété de ses formes et de ses phénomènes, un monde inépuisable de symboles personnels. Cette cime, c'était lui ; cette autre cime, c'était encore lui. Lui, ce vallon riant, perdu dans quelque solitude sauvage ; lui, à d'autres heures, cette gorge obscure, aux sinistres détours ; lui, ce sapin brisé, suspendu sur l'abîme ; lui, cette cascade aérienne flottant sous un rayon de soleil ; lui, ce torrent fougueux qui gronde dans sa prison. Ce pic à gravir, c'était un problème à résoudre, c'était son problème, à lui, le problème des aspirations d'une pensée orageuse, toujours en travail. En atteindre le sommet, c'était se procurer une jouissance analogue à celle du savant qui fait une découverte, ou à celle du talent qui se cherche et qui se trouve enfin dans un effort suprême. Innombrables sont les cimes des Alpes du haut desquelles il a chanté son eurêka. Plus haut et mieux ! La pensée de Javelle n'a pas de médiocres ambitions. Les vues prises à mi-côte ne sont jamais que fragmentaires. Aux sommets rois les ensembles complets.

Et puis, il faut le dire, Javelle aimait le danger. Peut-être n'y a-t-il de parfaits alpinistes que parmi les natures sensibles à cette attraction. Son imagination ne redoutait point les rêves tragiques. Elle s'y laissait prendre et bercer, trouvant une sorte de plaisir à braver la destinée. Il était un peu fataliste. Surtout, il aimait les exercices de sang-froid et de volonté. A l'origine, il était comme un autre — plus que bien d'autres — sujet au vertige. On le voyait recourir aux services d'un guide dans des passages qui n'effrayaient nullement des grimpeurs de force moyenne. Il eut honte de ces faiblesses et résolut de s'en affranchir. Il y réussit, à force de le vouloir, et finit par prendre rang parmi les plus intrépides pionniers des Alpes. Il est un de ceux qui ont poussé le plus loin la pratique des ascensions sans guide, ou avec le moins de guides possible ; un de ceux aussi qui ont fait le plus de courses de hautes régions pendant les mois d'hiver ou de premier printemps. Il a tenté souvent, avec des jeunes gens, des courses périlleuses, en prenant à lui seul le rôle et la responsabilité de guide. Ses amis l'en ont blâmé en plus d'une occasion; mais les représentations qu'on a pu lui faire à ce propos sont restées sans succès. Il avait la prétention d'être aussi prudent que hardi. Tout est possible, disait-il, pourvu qu'on prenne les précautions nécessaires. Le tout est de ne rien livrer au hasard. Je donne cette théorie pour ce qu'elle vaut, étant de ceux auxquels elle a toujours inspiré une profonde défiance. Eh ! sans doute, si rien n'était livré au hasard, il n'y aurait plus d'accident ; mais pour un Javelle, une ascension sans hasard serait une ascension sans attrait. C'était, au contraire, la lutte avec le hasard qu'il allait chercher là-haut. Il s'appliquait à mettre les chances de son côté ; mais encore en restait-il de douteuses. On ne me persuadera pas qu'un guide prudent s'arrange, de gaîté de cœur, pour faire de nuit, et par une nuit très sombre, avec plusieurs jeunes gens, la descente de la Tour-Sallière sur l'alpe d'Emmaney. Ceci n'est qu'un exemple, et l'on pourrait en citer bien d'autres, qu'il serait facile d'accompagner de commentaires éloquents, si on levait le voile sur certaines aventures. Les amis de Javelle ne sont pas sans avoir entendu parler de certaine glissade sur les glaces noires du Galenstock, ainsi que de l'énorme avalanche qui l'entraîna dans son tourbillon, sur les flancs de la Dent-du-Midi, et lui fit faire en peu de secondes le voyage du Plan-Névé aux pâturages de Salanfe, près de 500 mètres en chute verticale. C'est à lui-même que nous en devons l'aveu. Il fallut un peu de peine pour l'obtenir. Mais, quand il consentait à tout dire, il était bien obligé de convenir de cette dernière part abandonnée au hasard, et sans laquelle le plaisir manquerait de l'assaisonnement nécessaire.

Javelle commença par se prendre d'un goût très vif pour une montagne, celle qu'il voyait le mieux de Vevey, la Dent-du-Midi. Il est vrai qu'elle est bien belle, d'une beauté rare en son genre : simple, harmonieuse , classique. La Dent-du-Midi, disait Javelle, est le Parthénon des Alpes. Il en a parlé comme s'il avait fait vœu de se vouer à elle, rien qu'à elle, et de racheter par une étude plus intime ce qu'il pouvait y avoir d'étroit dans cette unique spécialité. Quelques lecteurs prirent au sérieux ces protestations, et sans doute elles étaient sincères. Javelle, j'en suis convaincu, se persuada, un moment, qu'il n'aimerait jamais que la Dent-du-Midi. Ces engouements lui étaient familiers. Mais, en réalité, ce n'était qu'une question de temps, d'occasion, de ressources. A peine fut-il libre de choisir à ses excursions quelque but plus éloigné, qu'il s'empressa de courir à d'autres sommets.

Les Alpes du Valais, du Simplon au Saint-Bernard, devinrent bientôt, avec le groupe du Mont-Blanc, le théâtre habituel de ses exploits d'alpiniste. Il en a gravi la plupart des sommets, et y a tenté, presque toujours avec succès, nombre de passages qui n'avaient pas encore été faits. Plusieurs fois il a eu le privilège de poser le pied sur un sommet vierge. Les Alpes vaudoises lui étaient familières depuis longtemps. Il a poussé quelques reconnaissances aussi, ordinairement accompagnées d'ascensions plus ou moins importantes, dans l'Oberland bernois et dans les Alpes centrales. Les chaînes orientales, glaronnaises, grisonnes, tyroliennes, sont restées en dehors de son champ d'action. Néanmoins, dans les dernières années de sa vie, il se sentait vivement attiré par delà les frontières de la Suisse. Il a fait plus d'une apparition sur les sommets de la chaîne du Grand-Paradis, au sud de la vallée d'Aoste, et aussi dans les Alpes du Dauphiné, qu'il se proposait de parcourir en détail. Il aimait à y retrouver les souvenirs de son enfance. Un voyage, assez aventureux, dans les montagnes de la Corse, ne lui avait pas inspiré un très vif désir d'y retourner. L'Etna le captiva bien davantage. D'autres régions montagneuses, peu visitées encore, tentaient son imagination toujours en éveil. Elles le tentaient d'autant plus vivement qu'à l'intérêt des excursions en pays inconnu, des voyages de découverte, s'était ajouté pour lui, peu à peu, celui de l'observation scientifique. Il avait fait une bonne étude de tout ce qui concerne la question des glaciers, et s'était familiarisé avec la géologie alpestre. Si Javelle eût vécu et si sa santé le lui eût permis, il aurait très probablement cherché et trouvé les moyens d'exécuter de plus grands voyages. Il aurait suivi les traces de Whymper.

En même temps qu'il voyait reculer son horizon de voyageur, il voyait grandir et mûrir le talent qui lui permettait de faire partager à un nombreux public ses jouissances alpestres.

Les dates qui accompagnent quelques morceaux, dans ce volume, permettront d'en établir la série chronologique, et de se faire une idée précise des progrès accomplis par Emile Javelle. Ils sont considérables. Ses premiers articles étaient d'un écrivain déjà singulièrement original, doué d'une imagination très vive, et qui aimait passionnément la montagne. Mais les traces d'inexpérience y sont fréquentes. Le style n'a pas la pureté qu'il acquerra plus tard, et le manque d'abandon n'y est point encore racheté par la perfection du travail. On voit les coups de lime. Les derniers articles sont très supérieurs. Le dernier surtout, l'Ascension du Tour-Noir, est un morceau de choix. Le style en est limpide, la marche rapide, le dessin magistral, l'intérêt progressif, et il y a de la grandeur dans la description. Peut-être n'a-t-on jamais mieux rendu, dans une simple esquisse, ce qui fait l'originalité et la beauté propre du groupe du Mont- Blanc.

On remarquera aussi les quelques pages intitulées: Les mazots de Plan-Cerisier. Cette idylle, seul morceau inédit et achevé qui ait été trouvé dans les papiers d'Emile Javelle, est bien réellement une petite perle.

Mais il ne faudrait pas croire que dans l'un quelconque des morceaux réunis ici, même dans le Tour-Noir, même dans Les Mazots, Javelle ait donné cette seconde mesure, la seule vraie, qu'il désirait si vivement réussir à donner une fois. Deux choses lui ont manqué pour devenir en réalité tout ce qu'il était en puissance.

La première est le temps. Les écrivains qui ont la composition aussi laborieuse que Javelle n'arrivent que lentement au parfait naturel, à ce naturel simple qui semble exclure toute idée d'effort et qui suppose souvent une vie de travail. Jean-Jacques Rousseau y est parvenu dans ses derniers ouvrages. Javelle aussi y serait parvenu tôt ou tard.

Il lui a manqué, en second lieu, un sujet tout à fait digne de lui. Il allait le trouver, ce sujet, ou plutôt il l'avait déjà trouvé au moment où la plume lui tomba des mains. Peu d'années avant sa mort, il avait enfin gravi au sommet du Mont-Blanc. Cette ascension, longtemps projetée, longtemps retardée, puis entreprise dans des conditions qui devaient en doubler l'intérêt, et à tous égards admirablement réussie, lui fit une impression profonde, la plus profonde, de beaucoup, qu'il ait jamais ressentie à la montagne. Il se proposait de la raconter, d'en faire non pas un article, mais un ouvrage, presque un volume. Ce travail est resté à l'état d'ébauche. Javelle n'en a pas écrit une seule page complète — comme pour la Rhétorique;—mais on en a tout le plan, sous forme de notes. C'est là surtout qu'on peut étudier la manière dont il travaillait, là qu'on voit le mieux cette élaboration complexe dont nous avons cherché à donner quelque idée. Y a-t-il moyen de publier ces notes ? Je le crois, mais à condition de les accompagner d'un commentaire, qui supplée à ce qu'elles ont d'insuffisant ou d'énigmatique. Il faudrait les donner telles quelles, en les bien détachant du texte explicatif, mais aussi en écartant les parties demeurées obscures, pour mettre en lumière les traits essentiels. Ce travail serait délicat ; mais il ne paraît pas impossible. Quand il aura été fait, et qu'il sera sous les yeux du public, on pourra entrevoir ce que Javelle serait devenu, ce qu'il allait devenir lorsque la mort le surprit. Comme grandeur dans la description, cela est bien supérieur, même au Tour-Noir, bien autrement riche en motifs heureux et nouveaux. C'est le maître, cette fois, qui prélude, le maître qui a tout son instrument dans la main. Ce récit d'ascension est à ceux qui l'ont précédé ce que le Mont-Blanc lui-même est à ses vassaux. Toute la poésie des Alpes y est résumée comme en une vaste symphonie.



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III


On n'a pas encore dit, dans le cours de cette notice, ou l'on n'a fait que laisser entrevoir ce qu'était Emile Javelle dans les diverses relations de la vie. Il ne faut pourtant pas qu'on puisse la lire jusqu'au bout sans savoir combien il était serviable et dévoué, combien, à sa manière, il savait être généreux. Avare de son temps, il en devenait prodigue quand il s'agissait d'en consacrer une partie à l'amitié ou à quelque œuvre d'intérêt général. Les membres du Club alpin suisse en savent quelque chose. Ils n'ont pas eu de collègue plus actif. Président de la section Diablerets, puis de la sous-section Jaman, il a rempli ces fonctions successives non seulement avec exactitude, mais avec un zèle qui ne marchandait ni la peine ni les heures. Il a fait plus que personne pour nourrir les séances de communications variées. Pour le Club, il était toujours en fonds. C'est à son initiative, principalement, que la section Diablerets doit d'avoir entrepris la construction de la cabane d'Orny, la préférée de Javelle parmi toutes les cabanes du Club alpin. Il y a fait nombre de séjours, parfois prolongés, ne laissant pas s'écouler vingt-quatre heures sans tenter l'escalade de quelque aiguille ou le passage de quelque col malaisé. Nulle part, il ne se sentait mieux chez lui ; c'était son refuge, sa niche protectrice dans ce vaste temple de la nature, ouvert à tous les vents d'orage. Notre ami était rarement plus intéressant à entendre, mieux inspiré, plus heureux, que dans telle soirée passée là-haut, avec une bûche à tisonner sur le foyer noir.

Dans sa situation de fortune — il n'avait que ce qu'il gagnait par ses leçons ou par ses articles, — Javelle devait être économe. Il l'était, en effet. Il n'aimait pas à payer les choses plus qu'elles ne valent- Mais jamais homme ne songea moins à thésauriser. A peine avait-il quelque avance qu'il cherchait le moyen de s'en défaire, en la plaçant en bons livres pour ses études, ou en beaux souvenirs de voyage, ou en offrandes sur l'autel de l'amitié. Il avait la religion de l'amitié; il y portait la ferveur que d'autres portent dans l'amour. Il en pratiquait le communisme. Tel de ses amis lui doit d'avoir fait, dans sa compagnie, un splendide voyage à Rome et à Naples. Javelle trouvait tout simple de payer pour deux. C'était chose piquante de le voir, en ces occasions, s'ingéniera faire valoir son capital, c'est-à-dire à tirer, pour son ami, le plus

de jouissances possible de la somme dont il lui attribuait la moitié. Il était généreux avec industrie. Il savait voyager à bon marché, et, dans les Alpes du moins, il le pouvait mieux qu'un autre. Les guides, voyant qu'il y avait tout profit pour eux, honneur et recommandation, à accompagner Emile Javelle, lui faisaient des conditions de faveur. Javelle les acceptait sans façon ; il les eût demandées, au besoin ; mais, en chemin, le guide devenait un ami, et il était tout surpris, quand venait le premier janvier, de recevoir, avec un charmant billet, une étrenne non moins charmante. « M. Javelle ne m'a jamais oublié au nouvel- an , » me disait encore l'un d'eux il n'y a pas longtemps.

Malheureusement, sa santé ne tarda pas à devenir, pour ses amis, un sujet de vives inquiétudes, d'autant plus vives qu'il leur était plus cher. Des vaisseaux rompus, dans la poitrine, avaient donné lieu à des crises très graves. Il s'était remis de la première, comme par miracle, et avait paru plus fort après qu'avant. « Il en a fini avec les ascensions, » disaient les docteurs; il en fit plus que jamais. Quelques années plus tard, il eut une rechute, dont il se remit encore. Puis des symptômes généraux, peu rassurants, prouvèrent que sa constitution avait reçu un ébranlement. Les nerfs étaient dans un état d'excitation fréquente, la digestion se faisait mal, le jeu de la respiration lui coûtait parfois quelque effort. C'eût été le cas de mener une vie tranquille, sans excès de travail, surtout sans excès de fatigue. Il aurait fallu non pas renoncer à la montagne, car elle lui faisait du bien, mais en user modérément. C'était trop demander de Javelle. Une imprudence, grave entre toutes, lui fut fatale. Il était revenu très fatigué, très abattu, de son voyage dans les montagnes de la Corse. On l'envoya se reposer à Zinal, mais à la condition de se reposer réellement. Il ne sut pas résister au désir de faire les honneurs de la vallée à quelques amis que le hasard y conduisit. Il les pilota, sans autre guide, au sommet du Besso, par un chemin qui n'avait pas encore été tenté. L'ascension fut difficile et très longue. La nuit les surprit, au retour. Ils bivouaquèrent, sur le glacier, sans feu, sans abri, exposés au vent et à la pluie. Le lendemain, Javelle dut se mettre au lit et y rester. Il s'en releva encore et parut presque guéri ; mais aux premiers froids la maladie reprit le dessus. L'hiver fut mauvais. Il dut aller en Italie, et n'y trouva qu'un mieux momentané. Quand revint la bonne saison, on l'envoya de nouveau à la montagne. Il s'établit à Saas-Fée, où un excellent hôtel s'était ouvert depuis peu. Il avait promis, cette fois encore, d'être, sage, absolument sage. Mais chacun a sa mesure, en fait de sagesse. Quand ses amis le suppliaient de ne plus se laisser aller à aucune espèce d'entraînement, ni grand ni petit, il croyait les rassurer en leur répondant que ses plus longues promenades consistaient à aller à Matmarck, et nous faisions avec stupeur le compte des heures de marche que comportait une « promenade » de ce genre, retour compris : sept, au minimum. Disait-il tout au moins ? Hélas non ! Il ne disait pas tout. Le livre des étrangers, à l'hôtel du Mischabel, en ferait foi. On y trouvera toute une page d'annotations, d'ailleurs fort intéressantes, sur une ascension que venait de faire Javelle. Il ne s'agissait, à vrai dire, que d'un contrefort des hautes cimes dont le cirque entoure le glacier de Fée ; mais encore y avait-il un bon millier de mètres à gravir, et Javelle, cela va de soi, avait compliqué la promenade d'une descente laborieuse, d'une véritable descente de chasseur de chamois, par des précipices où aucun touriste n'avait mis le pied avant lui.

Ainsi compris, le repos de Saas-Fée ne fit pas au malade le bien qu'il en avait espéré. Il ne put reprendre ses cours, qu'à grand'peine ; il traîna tout l'hiver, toujours faible, d'estomac surtout, incapable de supporter une alimentation fortifiante, mais travaillant encore. La volonté triomphait de l'inertie du sang et le forçait à circuler dans un corps affaibli.

Cependant les ravages de la maladie étaient chaque jour plus apparents, et bientôt il fut clair que les poumons étaient gravement atteints. Lorsque vint le printemps, le mal empira. Javelle se sentit, selon son expression, au bord de la dernière pente; un pas, et il y roulerait. Ce dernier pas ne se fit point attendre longtemps.

Javelle rendit le dernier soupir le 24 avril 1883. Depuis quelques semaines, il ne se faisait plus d'illusion. Il vit venir la fin, tranquille et tout résigné. Ainsi le témoignent les jeunes gens, ses élèves, qui le soignèrent, partageant avec un ami plus âgé, M. Ed. Béraneck, l'honneur de veiller auprès de son lit. Sa mort fut d'un sage. « Je n'ose plus rien espérer, avait-il écrit quelque temps auparavant ; je ne veux rien regretter : j'attends. »

Le deuil fut grand à Vevey ; toute la ville y prit part. M. le pasteur Cérésole adressa à Emile Javelle les derniers adieux de ses amis, de ses collègues, de ses élèves et de leurs parents, de tous ceux qui l'avaient connu. Un mot est à relever dans le discours qu'il prononça sur la tombe : « Revivre, disait Javelle, est-il plus merveilleux que vivre ? » Ce mot, qui figure dans un de ses anciens récits (Huit jours dans le val d'Anniviers), paraît lui être revenu à la mémoire dans sa dernière maladie. Il exprime bien ses vrais sentiments, sentiments de confiance en Celui qui seul a le secret de l'éternité.


EUGÈNE RAMBERT.


Novembre 1885.


* Westminster Review, octobre 1852. Le titre de l'article est The Philosophy of Style ; il a été reproduit dans les Essays , Londres 1868.