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Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

Ascension du Weisshorn

4512 mètres.


La réputation des montagnes est souvent, comme celle des hommes, affaire de mode et de circonstances. C'est ainsi que les noms du Mont-Blanc et du Righi ont fait le tour du monde, tandis que les Suisses eux-mêmes ont ignoré longtemps celui de la plus haute sommité qui leur appartienne en entier, le Dom des Mischabel. Un nom harmonieux, une position heureuse, ou encore un accident mémorable font plus pour la célébrité d'une montagne qu'une grande élévation ou une véritable beauté.

Mais les Alpes ont une autre gloire, et celle qui leur vient des hommes leur importe peu. Les premières cimes que dore le soleil lorsqu'il vient enflammer l'orient, celles-là sont vraiment les plus fières. — Que l'on monte avant l'aube sur quelqu'un de ces belvédères d'où la grande chaîne se déroule sur une longue étendue, aux Diablerets ou à la Dent-de-Morcles, par exemple, et l'on verra le soleil décerner lui-même les couronnes. Des dômes purs et des aiguilles qui dominent les massifs souverains, le premier qui étincelle sous les feux de l'aurore, c'est le Mont-Blanc, leur vrai monarque; presque en même temps, on voit s'illuminer beaucoup plus à l'est le Mont-Rose; et, si l'on observe d'un point favorable , on voit briller successivement le Dom, le Weisshorn, le Cervin, la Dent-Blanche, le Combin, l'Aiguille-Verte. Voilà les véritables gloires des Alpes.

On voit que devant cet arbitre souverain, le Weisshorn, montagne de peu de renom dans le monde, est, dans toute la chaîne, le quatrième en élévation. S'il est peu connu, même parfois de ceux qui ont parcouru les Alpes, il le doit peut-être à sa position. Moins heureux que la Dent-du-Midi, il ne domine bien évidemment aucune vallée fréquentée ; il n'a pas, comme la Jungfrau, un belvédère placé à mi-hauteur d'où l'on puisse d'un regard mesurer l'élancement de sa cime et la profondeur des abîmes à ses pieds ; il ne s'élève pas non plus, comme le Cervin, au-dessus de plateaux découverts, absolument nu et isolé dans l'espace. Presque de tous côtés, il est masqué par des contreforts aux vallées mêmes qui se creusent autour de ses flancs. On croit le voir sur le chemin de Stalden à Saint-Nicolas, que domine en effet de haut, sur la droite, une belle cime glacée, aux arêtes pures et brillantes, et chargées de superbes séracs ;* mais on n'a devant soi qu'un vassal ambitieux, le Brunnegghorn, qui, souvent de là, s'est fait prendre pour son maître. A peine le Weisshorn apparaît-il un instant, plus loin sur la route, qu'il est aussitôt caché par d'autres épaulements. Il est une vallée, cependant, où l'on peut le voir de la base au faîte et de tout près, vallée peu visitée, il est vrai, c'est celle de Zinal. Mais là il présente son revers, qui n'est rien qu'une affreuse muraille.

Si l'on veut voir le Weisshorn trôner dans sa magnificence, il faut s'en éloigner et remonter la vallée du Rhône, ou, mieux encore, s'élever vis-à-vis, sur les flancs de la chaîne bernoise, jusqu'aux solitaires pâturages de la Rieder-Alp ou de l'Eggischhorn. De là, les contreforts disparaissent, et l'on voit s'élancer bien haut vers la voûte des cieux une noble pyramide aux neiges étincelantes, aux formes pures, et qui dans les beaux jours brille d'un incomparable éclat. Vouloir en donner une idée à ceux qui ne l'ont point vue serait une tâche vaine : il y a dans la grâce de ses arêtes, dans les formes moulées de ses neiges et les riches cassures de ses séracs, mille traits délicats qui échappent à la parole et qui déjà s'altèrent dans le souvenir.

Des trois faces qu'offre cette pyramide, l'une, celle du nord, porte un épais manteau de neiges et de glaciers ; les deux autres ne présentent que de noirs précipices, sillonnés de couloirs où grondent sans cesse les avalanches. Pour atteindre le sommet, il n'y a pas d'autre voie que les arêtes, et jusqu'ici celle de l'est a seule été trouvée praticable.

Ainsi que beaucoup d'autres géants des Alpes, aujourd'hui vaincus, le Weisshorn a passé longtemps pour inaccessible. Le premier homme qui, en 1861, eut le bonheur de poser le pied sur la neige immaculée de son sommet, fut le savant physicien Tyndall, accompagné des guides Bennen, de Lax, et Wenger, de Grindelwald. Depuis lors une douzaine d'ascensions ont réussi ; celle que je veux raconter est, je crois, la plus récente.

Au mois d'août de l'année passée (1871), mes amis, MM. Walter et Seymour Butcher, tous deux habiles grimpeurs, s'étant proposé de gravir le Weisshorn avant de retourner en Angleterre, m'associèrent à leur entreprise. Le 29, nous arrivions dans la vallée de Saint-Nicolas. Il nous fallut quelque peine pour trouver les guides sûrs qui nous étaient nécessaires pour une telle expédition : tous étaient en campagne. Par bonheur, Peter Knubel, le meilleur guide de la vallée, l'homme du Cervin, se trouva disponible ; avec lui comme chef, peu nous importaient les autres. Le 30, notre caravane se trouvait enfin réunie sur le bord de la Viège, à quelque distance de Randa, hameau qui est le point de départ habituel des ascensions au Weisshorn. Nous étions neuf. Deux jeunes frères de mes amis avaient voulu nous accompagner jusqu'au dernier chalet pour y attendre notre retour ; Knubel, que nous appellerons désormais Peter, s'était adjoint deux autres guides, M.-J. Perren et Johann Petrus, ainsi qu'un porteur, qui devait nous suivre jusqu'au lieu de notre bivouac.

Un sentier qui monte rapidement à travers des sapins clair-semés et des escarpements de rochers, nous conduisit en une heure et demie au chalet de Schallenberg. C'était là que s'arrêtaient les deux jeunes gens; pour nous, nous voulions coucher le même soir à 10 000 pieds, au bord du glacier. Le chalet de Schallenberg domine déjà de haut les régions habitées ; il est pour ainsi dire à l'entrée des solitudes de la montagne. C'est à peu près la dernière habitation d'été dans cette direction. Au-dessus, s'étendent des pâturages, puis, à peu de distance, les rocs nus et les glaciers. La scène qui l'entoure est pleine de calme et de grandeur. Nous passâmes une demi-heure à en jouir, puis nous dîmes adieu au chalet et à ses hôtes, dont les souhaits chaleureux furent les derniers souvenirs que nous emportâmes des lieux habités.

De là, nous entrions dans le vallon où descend entre de hautes cimes le glacier de Hohlicht. Un joli sentier nous fit gravir les pentes gazonnées qui le dominent. Le soleil était près de se coucher quand nous atteignîmes un replat où gisaient les débris d'une hutte depuis longtemps abandonnée. Nos hommes, à qui souriait peu l'idée d'un bivouac sous la froide haleine du glacier, insinuèrent qu'on ferait bien de s'installer dans ce lieu charmant et commode pour y passer la nuit. Il y a de l'eau tout près, en effet, le gazon y est sec et doux, un pli de terrain nous abriterait du vent; tandis que là-haut, près du glacier, les rocs sont durs et le vent froid, disent-ils. C'étaient d'excellentes raisons; mais la tâche du lendemain devait être rude, il nous sembla plus sage de prendre mille pieds d'avance, aux dépens d'un peu de confort. Il y avait là, éparses sur le sol, quelques pièces de vieux bois, nous le fendîmes avec nos haches, chacun en chargea sa part, et nous continuâmes de monter. La nuit tombait quand, après avoir dépassé les derniers gazons, nous atteignîmes des rocs brisés, entassés au sommet d'une pente rapide. Un de nos guides alla en reconnaissance, pour trouver la place où avaient bivouaqué deux autres caravanes dans les ascensions précédentes ; au bout d'un instant il nous appela. Entre deux gros blocs, dont l'un seulement surplombait un peu, s'étendait un espace triangulaire de quelques pas, uni et à peu près sec. C'était notre gîte.

Un feu brillant fut bientôt allumé, on déballa les

provisions, et le meilleur cuisinier se mit à nous préparer le thé dans une marmite que nous avions empruntée au chalet. Ces repas à 10 000 pieds, sur d'âpres rochers et en face des glaciers, ont une saveur qui ne se peut dire, et que seuls connaissent ceux qui les ont partagés. Le nôtre était embelli par une nuit d'une splendeur admirable. Depuis un moment la pleine lune s'était levée avec un incomparable éclat, ses rayons éclairaient d'une lueur magnifique le vaste cirque du glacier de Hohlicht dominé par des pics et des arêtes aux formes rudes et sauvages.

Quand nous eûmes vidé notre dernier verre, une des quatre couvertures fut étendue dans le coin le mieux abrité pour mes deux amis et pour moi, une seconde nous recouvrit tous les trois, et nos hommes se partagèrent les deux autres. Puis chacun s'arrangea de son mieux et essaya de dormir ; mais ni moi ni mes deux amis, nous n'y pouvions réussir. A mesure que la nuit avançait, le froid nous pénétrait malgré nos couvertures; d'ailleurs, tout ce que nous produisions de chaleur rayonnait à mesure dans l'espace ; nous étions presque complètement à découvert; chaque fois que nos yeux s'entr'ouvraient, les rochers largement écartés au-dessus de nos têtes nous laissaient voir le ciel constellé d'étoiles. Vers une heure, je me levai, ne pouvant supporter plus longtemps l'immobilité sur le roc froid et dur. Un reste de feu éclairait, en même temps que la lune, le groupe de nos guides endormis, blottis les uns contre les autres. Peter, couché à l'écart, enveloppé de la tête aux pieds dans sa couverture blanche comme dans un suaire, semblait un cadavre. A voir notre équipement bizarre, ces rudes figures bronzées, cette forme humaine ainsi enveloppée et étendue, nous représentions assez bien une troupe de brigands campés, après une affaire, dans quelque coin perdu des Apennins.

Ceux qui ne dormaient pas se levèrent comme moi ; leur bruit réveilla les autres et bientôt tout le monde fut debout; il était temps, d'ailleurs, de s'apprêter au départ. La lune était toujours si brillante, qu'on aurait pu à sa belle clarté s'engager dans les passages les plus difficiles. On déjeuna, et à deux heures vingt minutes nous quittâmes notre abri, où restait le porteur.

En quelques minutes, nous atteignîmes le glacier de Schallenberg. Il nous offrit d'abord une longue pente de neige dure, ondulée, mais sans crevasses. Lorsqu'elle fut gravie, nous nous trouvâmes sur un plateau sauvage, n'ayant plus autour de nous que les neiges et les rocs sombres. En cet endroit, Peter jugea prudent, dans la crainte des crevasses, de faire dérouler la corde : on s'attacha à quelques pas les uns des autres ; c'était pour toute la journée. Ce moment a toujours quelque chose de solennel lorsqu'il s'agit d'une ascension périlleuse.

Le froid était vif, et la neige si dure, qu'elle criait sous nos pas ; ses paillettes cristallines étincelaient par milliers aux rayons de la lune. Nous franchîmes un banc de rochers qui règne le long du glacier, et forme, de ce côté, comme un bastion à la base de la colossale arête qui descend du Weisshorn. Pendant quelque temps, il nous fallut marcher sur des pierres brisées et chancelantes, qui rendaient la montée pénible. M. Walter, se sentant indisposé, déclara qu'il ne pourrait nous suivre plus haut, et qu'il préférait redescendre avec un des guides. C'était le plus sage dans sa situation. Mais lorsqu'il fut question de savoir qui l'accompagnerait, aucun de nos hommes ne voulut renoncer pour cet office à l'ascension du Weisshorn. Un moment, la contestation fut vive entre eux; à la fin Johann, le plus jeune et le moins expérimenté, céda à nos instances. Il se déchargea d'une partie de nos vivres qu'il portait et, s'étant détaché de notre cordée, ainsi que M. Walter, tous deux redescendirent au bivouac. M. Seymour et moi, nous restions donc seuls avec Peter et Perren.

Il faisait jour quand nous reprîmes notre marche. Devant nous, se dressaient de rudes escarpements de rochers que nous devions gravir pour atteindre le commencement de la grande arête. Cette escalade nous coûta deux heures d'une gymnastique laborieuse, qui mit nos forces à l'essai. Nous étions tous les quatre solides et dispos. Stimulés par ces premiers obstacles aisément franchis, nous atteignîmes pleins d'une joyeuse ardeur le point culminant de cette montée. Alors se déroula devant nous la perspective fuyante et accidentée de la longue arête du Weisshorn, dominée à son extrémité par la fière pyramide de glace, qui étincelait en ce moment sous les premiers rayons d'un soleil radieux. Instant ineffaçable dans le souvenir ! Cette cime si noble et si pure, inondée des splendeurs de la lumière matinale, et séparée du monde par des abîmes, semblait être à jamais au-dessus des atteintes des hommes.

Nous nous assîmes sur quelques rocs brisés pour déjeuner et reprendre haleine avant de commencer l'attaque des difficultés.

Le baromètre anéroïde marquait 13 000 pieds, et notre situation confirmait pleinement cette indication. Bien bas à nos pieds s'étendaient, au nord, le glacier de Bies, au sud celui de Schallenberg, dont nous étions séparés de chaque côté par des précipices.

Déjà nous dominions le Brunegghorn, dont le sommet était à peu de distance, et nous n'avions plus au-dessus de nous que les cimes de première grandeur.

L'arête que nous devions franchir se présentait formidable. Elle court d'abord à peu près horizontalement, puis se relève soudain pour former un des angles de la pyramide. On peut se figurer une muraille en ruine longue de mille mètres environ, hérissée de pics déchiquetés et de tourelles chancelantes, et dominant de chaque côté des abîmes où se perdent les regards. Le versant nord est partout recouvert d'une épaisse couche de névé*; pour le suivre jusqu'au sommet, il faudrait tailler peut-être deux mille pas. Le versant sud est une pente précipitueuse de rochers fracturés, brisés, délités, comme le sont tous ceux des hautes cimes, et où, de distance en distance, sont creusés des couloirs remplis de glace, qui correspondent aux dépressions de l'arête. Celle-ci est trop accidentée pour qu'on puisse en suivre le faîte; d'ailleurs elle était alors couronnée çà et là de dangereuses corniches de neige, qui la rendaient impraticable sur plusieurs points. Cette dernière circonstance, en nous forçant à de longs détours, allait rendre notre ascension beaucoup plus pénible, et peut-être en compromettre le succès. Au lieu de suivre l'arête, il fallut s'engager sur le côté sud, et cheminer de flanc le long du précipice, à travers les rochers et les couloirs, tantôt descendant de deux ou trois cents pieds, tantôt remontant, pour atteindre les passages les plus praticables. Ce fut sur cette pente que commença la partie sérieuse de l'ascension. Peter tenait la tête, taillant les pas lorsqu'arrivait la glace; je venais après lui, puis M. S. Butcher suivi de Perren. Les couloirs étaient remplis d'une mauvaise glace fatigante à travailler; leur rapidité et leur longueur ne laissaient aucun espoir dans le cas d'une chute ; aussi préférions-nous les rochers, même au prix d'assez longs détours. Cependant à mesure que nous avancions, ceux-ci devenaient plus mauvais. Un pas difficile se présenta : il s'agissait de franchir un roc très incliné, s'avançant sur le précipice , et où les saillies étaient juste assez rapprochées pour qu'on pût y atteindre en faisant un effort. Lorsque Peter eut passé, il nous commanda d'une voix ferme les plus grandes précautions, car il n'avait pas encore de position sûre, et ne pouvait nous retenir, au cas où l'un de nous eût glissé. Je passai très heureusement, ainsi que M. S. Butcher ; Perren, peut-être embarrassé par le bagage dont il était chargé, eut un peu plus de peine. De là, nous remontâmes vers l'arête pour essayer de la suivre. Le moment où nous l'abordâmes fut saisissant. Nous nous trouvions sur un véritable rasoir; les feuillets de schiste qui formaient la crête étaient si minces en quelques endroits, qu'il ne fallait pas songer à y poser le pied. Sur le revers, une pente de névé affreusement raide, et lisse comme un miroir, descendait à perte de vue; tout au bas, à 3 000 pieds, s'étendait le bassin circulaire du glacier de Bies, haché de larges crevasses.

Ne pouvant tenir sur l'arête même, il nous fallut marcher parallèlement, deux ou trois pieds au-dessous, sur le revers, à moitié accroupis, et nous tenant des doigts aux saillies aiguës. Puis, vinrent des tourelles chancelantes et penchées n'offrant sur leur flanc que de mauvaises saillies, à moitié recouvertes par la neige ; et, de nouveau, l'arête tranchante comme une lame, et, cette fois, couronnée d'une mince crête de neige finement dentelée, qui, sur plusieurs points, surplombait en décrivant une courbe gracieuse. Une fois, il m'arriva de percer de part en part, du bâton de ma hache, la lame de neige qui la surmontait: je vis alors, comme par l'ouverture d'une lunette, les profondeurs bleuâtres du glacier de Hohlicht. On ne pouvait cheminer longtemps ainsi.

Nous redescendîmes sur les rochers du versant sud, préférant les labeurs qu'ils nous coûtaient à 'ces exercices de voltige. Cependant, au bout de peu de temps, ils devinrent à leur tour impraticables; sur un assez long espace il n'y avait décidément plus d'autre voie que l'arête. Celle-ci changeait complètement d'aspect, mais n'en était guère plus rassurante. Au lieu des crêtes aiguës et des tourelles, une longue suite de corniches de neige, s'avançant en lames minces et surplombantes, en formaient le couronnement. Rien de plus beau que la hardiesse de leur ligne et l'éclat de leur neige immaculée; mais rien de moins engageant que leur courbure perfide et la hardiesse même de leur position. Cependant il fallait absolument les franchir, ou se déclarer battus. Peter hochait la tête et son visage trahissait un sérieux embarras. Cinq fois déjà, il avait fait ce passage, et jamais il ne l'avait trouvé si mauvais. Il y eut un moment d'arrêt silencieux pendant lequel chacun semblait consulter son courage et ses espérances ; puis, sans rien dire, Peter se retourna et se mit à monter dans la direction de l'arête. Quelques minutes après, nous posions le pied sur le commencement des corniches. Une neige un peu molle à sa surface, mais assez solide cependant, les recouvrait; il n'était point nécessaire d'y tailler des pas. La question était fort simple : il n'y avait qu'à marcher, sans glisser ; mais les chances étaient sérieuses.

Les corniches se recourbaient sur le vide, au-dessus des précipices qui, à 4000 pieds, aboutissent au glacier de Hohlicht, et le côté où nous marchions était une pente de névé d'un peu plus de 50° qui, plus bas, devenait dure et luisante. Un seul pas manqué et l'on glissait avec la rapidité d'une flèche, pour ne s'arrêter qu'aux séracs du glacier de Bies. Souvent, dans des situations analogues, j'avais vu à mes côtés des précipices de quelques mille pieds; mais jamais une pente d'une rapidité et d'une continuité si effrayantes. Je ne pus me défendre d'une certaine émotion quand je vis les premières parcelles de neige que détachaient les pas de Peter, lancées avec une vitesse croissante sur cette pente sans fin.

Nous avançâmes avec précaution, nous appuyant de la main gauche au rebord de la corniche, mais légèrement, de peur de la voir casser. Pendant toute cette traversée, pas un mot ne fut prononcé. Au bout d'une centaine de pas peut-être, une ouverture se présenta qui nous permit de redescendre sur le versant rocheux; c'était une pente de névé courte, mais si rapide, qu'il fallut la descendre à reculons. Arrivés aux rochers, nous retrouvâmes la parole et la gaîté. Ils offraient de bonnes saillies; sans grandes difficultés nous pûmes les suivre jusqu'à une pente de neige, au haut de laquelle nous nous trouvâmes sur ce qu'on pourrait appeler — l'Epaule du Weisshorn.

En cet endroit, l'arête considérablement élargie forme une belle esplanade. Nous étions à peu près à 14 000 pieds. De tous côtés le spectacle était grandiose. Pour la première fois, nous pouvions porter notre attention sur l'horizon qui se déroulait sous nos yeux. Combien l'eussions-nous fait avec plus d'avidité, si nous avions pu prévoir que c'était la dernière ! De ce tableau immense mille détails m'ont échappé, sans doute, et j'ai beaucoup oublié; mais l'impression générale qu'il a laissée dans mon souvenir est une des plus belles que j'aie remportée des hautes cimes des Alpes. Nulle part je n'avais vu les hautes cimes valaisannes, et surtout la chaîne du Mont-Rose, du Lyskamm, et du Breithorn, ainsi que les deux fières pyramides de la Dent-Blanche et du Cervin, apparaître aussi majestueuses et dans un groupement si heureux. Immédiatement au-dessus de nous, notre splendide Weisshorn cuirassé de glaces étincelantes s'élançait vers les cieux. Nos deux guides ne paraissaient pas le regarder avec envie; évidemment, pour eux, l'intérêt n'était pas le même que pour nous. « Die letzte Partie ist sehr steil ! » « La dernière partie est très rapide ! » répétaient-ils souvent comme pour mieux nous inviter à réfléchir. Mais loin d'avoir la moindre idée de renoncer, nous étions électrisés à la vue de ce sommet, si fier et si brillant. Mon ami, M. S. Butcher, d'ailleurs, montagnard « exercé et d'une vigueur peu commune, n'éprouvait aucune fatigue; et pour moi, je savais que de pareilles conquêtes demandent une persévérance opiniâtre.

Le temps était toujours beau, mais des vapeurs diffuses commençaient à envahir le nord-ouest. La partie qui nous restait à gravir n'était plus qu'une suite d'arêtes de neige et de glace, bien moins étroites que les précédentes, mais d'une raideur croissante jusqu'au sommet; montée pénible, où la hache allait jouer son rôle. Nous en avions pour plus de deux heures avant d'atteindre la cime; encore comptions-nous, pour cela, sur quelques parties de bonne neige.

Pour ménager ses forces, Peter fit prendre la tête de la cordée à Perren, qui dès lors eut rude besogne, et se montra plein d'intelligence et de vigueur. A quelque distance de notre esplanade nous arrivâmes devant une large crevasse, en partie comblée d'admirables échafaudages de glace; mais le seul pont qu'elle nous offrit paraissait si peu sûr que nous le passâmes en rampant, à plat-ventre et séparément.

Au milieu du trajet, et comme suspendu au-dessus du gouffre, on pouvait jeter un coup d'œil dans l'intérieur de la crevasse, qui semblait un palais de fées, bâti d'azur et où étincelaient des milliers de pendentifs de cristal. Au-dessus, dans le voisinage, se penchait un beau sérac, aux 'parois bleuâtres. [La première rampe qui suivit offrait une assez bonne neige ; mais bientôt vint la glace, et il fallut tailler. Un moment nous essayâmes de reprendre les rochers sur la gauche; mais nous dûmes revenir à l'arête de glace, de plus en plus dure et rapide.

Les vapeurs de l'horizon avaient grandi et s'étendaient avec une rapidité étonnante ; à chaque instant elles s'épaississaient davantage, et déjà quelques lambeaux avant-coureurs commençaient à voiler le cône brillant du sommet. Ce changement de mauvais augure nous avertissait de nous hâter. Perren travaillait avec ardeur ; il ébauchait les pas et, venant après lui, je les achevais. Nous gravissions un véritable escalier de cristal.

Arrivés à une sorte de selle, nous n'eûmes plus devant nous qu'une belle éminence de neige ; il semblait que ce fût le sommet. Je n'osais le croire cependant, car j'avais été prévenu d'une illusion démoralisante que fait éprouver le Weisshorn : son arête, en approchant du haut de la pyramide, dessine plusieurs faux sommets dont chacun, vu d'en bas, semble être le dernier. On le gravit avec confiance, mais à mesure qu'on s'élève, on en voit surgir un autre plus haut, puis un autre, puis un autre encore, et l'on désespère d'arriver. — Nous laissâmes passer ainsi deux ou trois de ces éminences trompeuses; à la dernière pourtant, M. S. Butcher et moi nous dûmes payer le tribut, notre déception fut complète.

Cependant nous avions atteint quelques rochers; les ayant escaladés dans un dernier effort, nous vîmes à quelques pas devant nous un cône de neige pure, le dernier cette. fois. Un instant après nous touchions le prix de nos fatigues et de notre persévérance : nos pieds foulaient la cime du Weisshorn.

Chacun de nous monta à son tour sur l'arête de neige qui marque le point culminant, mais pour une minute à peine, car la violence du vent ne permettait pas d'y rester. Nous allâmes nous abriter un peu plus bas, entre les premiers rocs. Nous y trouvâmes deux ou trois bouteilles dans lesquelles nos prédécesseurs avaient refermé leurs noms et la date de leur ascension.

En même temps que nous, un nuage épais avait envahi le sommet. Noyés au sein du brouillard, rien ne nous annonçait que nous fussions à plus de 15 000 pieds, sur Tune des plus hautes cimes de l'Europe. Soudain le voile brumeux, déchiré par le vent, s'entr'ouvrit sur plusieurs points et nous laissa deviner les profondeurs effrayantes et l'espace immense qui étaient à nos entours. Pendant quelques minutes, ce fut une succession de scènes dont rien, dans les basses régions, ne peut donner l'idée. Partout au ciel s'était répandue une teinte cuivrée annonçant un orage. Au milieu des nuées flottantes, s'ouvraient et se refermaient à chaque instant des trouées fantastiques, par où nous apparaissaient, comme des spectres, les pics déchiquetés et sauvages, et les glaciers brillant d'un éclat livide. Ici le Rothhorn, là le Grand-Cornier, ailleurs la Dent-Blanche, le Rimpfischhorn, le Lyskamm. Un instant le Cervin fit voir son torse colossal entre deux nuées, dont l'une cachait sa tête et ses épaules. Puis, toutes ces apparitions magiques s'évanouissaient l'une après l'autre dans la vapeur. Dans ce chaos de formes mouvantes et gigantesques, les monts eux-mêmes semblaient s'ébranler et flotter dans l'espace.

« Venez voir ! » nous cria tout à coup Peter, et il nous attira près de la cime sur un roc surplombant. L'éclaircie venait de se faire sur le flanc même de la montagne, et nos regards plongeaient dans un vide sombre, jusqu'aux profondeurs du glacier de Moming et de la vallée de Zinal. Il y avait là 8000 pieds. De ce côté, le flanc de la montagne tout entier se dérobe ; ce n'est qu'une épouvantable paroi à laquelle on n'ose penser.

Cependant les nuages s'épaississaient d'instant en instant. Un vent plus froid commençait à souffler. A peine arrivés, il fallait redescendre si nous ne voulions courir de sérieux dangers. Il était près de deux heures ; nous en avions mis presque douze à monter, et la descente en de pareils lieux n'est jamais beaucoup moins longue. L'un de nous inscrivit nos noms sur un papier qu'on enferma dans une des bouteilles, et nous fîmes dans un dernier regard nos adieux à la cime du Weisshorn.

C'est lorsqu'on se retourne pour commencer la descente , qu'on songe aux dangers et aux obstacles qu'on a traversés pour monter. On se voit alors entouré d'abîmes avides, isolé dans un monde sauvage, d'où l'on ne peut sortir qu'avec son courage, son adresse et son sang-froid. Ce sentiment ne saurait être plus vif qu'à la vue des arêtes du Weisshorn, lorsqu'on s'apprête à les descendre. Cependant les nuages à nos pieds nous les voilaient en partie, et l'échelle vertigineuse de nos pas sur la longue pente de glace se perdait dans le brouillard.

Notre ordre de marche était changé : Perren, en tête, était suivi de M. S. Butcher ; je venais ensuite et Peter, l'homme solide, marchait le dernier, pour tout surveiller et parer aux événements.

Les premières arêtes, les plus rapides, ont au moins 500 d'inclinaison; on ne pouvait sans danger les descendre la face en avant ; le plus sûr était de s'y prendre comme pour une échelle, de tourner le dos, et de planter à chaque pas le bec de sa hache dans la glace au-dessus de soi, pour avoir au moins un point d'appui. Cette façon d'aller n'est point faite pour les têtes sujettes au vertige, car on se sent comme suspendu dans les airs ; mais elle est certainement la plus sûre. Dans les endroits les plus dangereux, Peter et moi nous enroulions la corde autour de nos haches, solidement enfoncées dans la glace, pendant que les deux premiers descendaient.

Lorsque nous arrivâmes aux corniches, la neige, ramollie par le brouillard, était sensiblement plus glissante qu'à la montée. Tout le passage s'exécuta encore dans le plus profond silence, sauf une exclamation qui échappa à Peter, lorsqu'il vit un fragment du rebord de la corniche, sur lequel je m'appuyais, se briser sous ma main.

Suivant à peu près nos traces de la montée, nous passâmes encore heureusement la partie tranchante de l'arête, puis nous descendîmes vers les rochers pour cheminer, comme le matin, à travers les couloirs. Le brouillard commençait à se condenser en neige et les rochers blanchissaient lentement. Le jour baissait, notre situation allait devenir critique. Nous n'avancions que lentement au milieu de ce dédale de couloirs et de rochers démantelés. Nos pas du matin sur la glace avaient fondu au soleil, il fallait en refaire plus de la moitié. Peter voulut absolument éviter le mauvais pas dans les rochers que nous avions rencontré en montant ; nous n'avions pas d'autre ressource que de traverser un névé large et rapide, où une neige sans consistance qui cachait une couche de glace, rendait le passage assez dangereux. De crainte d'accident nous jugeâmes prudent de dérouler une seconde corde, assez longue pour permettre à Perren d'atteindre un îlot de rocher, où il pouvait prendre une position très sûre au milieu du névé. Par malheur, dans la gymnastique de l'escalade, cette corde s'était emmêlée; nos hommes perdirent un quart d'heure à la débrouiller. Le temps pressait cependant, le jour baissait de plus en plus. Aussi Peter lâchait-il des volées de jurons à l'adresse du temps, du névé et de la corde. Cependant, grâce à sa prudence, le passage s'effectua facilement ; mais le crépuscule commençait lorsque nous passâmes sur les traces de notre déjeuner du matin. Or nous étions encore à plus de 13000 pieds, ayant devant nous à faire à tâtons dans l'obscurité une longue descente à travers des rochers scabreux et le glacier du Schallenberg. Par surcroît, on constata à ce moment que toutes les gourdes étaient vides, et les provisions solides presque épuisées, et déjà, malgré un rude exercice, nous étions transis de froid.

— Nous allons nous casser le cou à descendre ces rochers pendant la nuit, disait Peter. — Nous ne pouvons cependant rester ici, objectait Perren.

Ce n'est pas sans un certain charme que je songe aujourd'hui à cette situation; cependant, dans ce moment elle nous parut affreuse, et la fatigue qui commençait à affaiblir notre énergie, achevait de nous démoraliser. Nous essayâmes de descendre malgré l'obscurité, descente pitoyable ! A chaque pas c'était un choc ou une chute. Par bonheur, les rochers présentaient partout sur cette pente des anfractuosités et de fortes saillies, qui permettaient aux uns de prendre des positions solides pendant que les autres essayaient d'avancer. S'ils eussent été moins accidentés, nous aurions peut-être fini par rouler tous ensemble jusqu'au glacier. La corde nous causait à tout moment des embarras insupportables en s'accrochant aux saillies des rocs ; mais fallait-il songer à se détacher dans une telle position ?

Il faisait plus noir qu'au fond d'un bois lorsque nous arrivâmes au-dessus d'un banc de rocher abrupt, qui règne à la base de la montagne. Cette muraille n'offre guère qu'un point faible, celui par lequel nous étions monté ; mais ce point, comment le retrouver ? ….. Perren insistait pour qu'on tentât la descente, mais selon Peter, c'était a vouloir se casser les reins. » Il fut un instant question de chercher une fente ou un abri dans le rocher pour y passer le reste de la nuit; cependant le froid n'était plus supportable ; mieux valait encore courir les risques de la descente. Grâce à l'habileté de Peter, à son sang-froid et à sa grande connaissance des lieux, nous atteignîmes, non sans difficultés ni contusions toutefois, le bord du glacier de Schallenberg. Mais, autre malheur, la neige qui le recouvrait était si fortement gelée qu'il paraissait impossible de le descendre sans tailler tous les pas. A cette vue, le découragement s'empara de nos hommes, ni l'un ni l'autre ne se sentant plus la force de tailler cinq à six cents pas peut-être. M. Butcher et moi nous n'étions pas en meilleur état. Complètement désespérés , cette fois, nous nous blottîmes dans un creux du rocher, nous serrant le plus possible pour combattre le froid qui nous gagnait jusqu'aux os, et ne sachant que faire sinon attendre le jour dans cette situation; Vaincu par la fatigue, je m'assoupis.

Nous avions passé ainsi une demi-heure, lorsque je fus tiré de mon sommeil par Peter, qui étant allé tailler quelques pas, revenait avec la nouvelle inattendue que, vers le milieu du glacier, la neige était molle et qu'on y pouvait marcher. La joie nous réveilla de notre engourdissement. Nous commençâmes à descendre. En ce moment la lune brilla d'une lumière fausse et sinistre au milieu des nuages amoncelés où, de temps à autre, passaient des éclairs qui découpaient leurs silhouettes fantastiques. La fatigue et le sommeil agissant sur mon cerveau, je croyais voir dans le ciel des êtres étranges s'agiter en nous menaçant.

La descente du glacier fut interminable. Les inégalités de la pente de neige nous faisaient perdre à chaque instant l'équilibre, et chaque chute augmentait notre fatigue et notre mauvaise humeur. Enfin nous atteignîmes la terre ferme, et, peu après, notre bivouac où nous eûmes la joie de trouver une bouteille de vin que nous avait laissée le porteur.

Un peu restaurés et reposés, nous résolûmes de pousser jusqu'au chalet de Schallenberg pour en finir. Nous avions encore deux heures de descente. Quand nous arrivâmes au pâturage, le ciel s'était éclairci ; la lune répandait une pure lumière sur le beau vallon de Hohlicht. Sa douce clarté, un sentier charmant et la senteur des prairies terminèrent par de douces impressions notre orageuse odyssée.

A une heure et demie du matin, nous frappions au chalet. Depuis le moment où nous avions quitté le bivouac, il s'était écoulé vingt-trois heures. Plusieurs de nos prédécesseurs ont exécuté l'ascension du Weisshom en un temps beaucoup plus court. Pour nous, nous avions persisté à vaincre des difficultés plus grandes qu'on ne les rencontre d'ordinaire, et nous y avons perdu peut-être six ou huit heures. Cependant, même dans les meilleures conditions, cette ascension peut être considérée comme l'une des plus longues et des plus pénibles que l'on puisse faire dans les Alpes. Peut-être aussi, si l'on tient compte surtout des chances sérieuses qu'on court sur plusieurs parties de l'arête, doit-elle être rangée parmi les plus difficiles.

* Dans les parties les plus tourmentées des glaciers, le nombre et l'entrecroisement des crevasses est tel, que celles-ci ne laissent plus entre elles que des blocs de glace isolés dont les parois ont jusqu'à 200 et 300 pieds de hauteur; c'est à ces blocs que les montagnards donnent le nom de séracs. Se pressant souvent les uns contre les autres, ils offrent un des plus saisissants phénomènes de ces hautes régions.

* On donne le nom de névé aux neiges persistantes durcies par le regel.