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Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)

Ascension du Rothorn

4223 mètres.


Des nombreux Rothhorn des Alpes, il en est un désormais qu'on devra distinguer : celui qui s'élève à 4223 mètres, dans la chaîne du Weisshorn, entre Zinal et Zermatt.

Jusqu'ici, il n'était guère connu que des Clubs alpins et surtout de celui d'Angleterre, où sa réputation de haute difficulté le faisait ranger parmi les plus nobles cimes; mais, depuis l'été dernier, il ne vise à rien de moins qu'à détrôner le Cervin, la Dent- Blanche, le Schreckhorn et tous les casse-cou les plus vantés parmi les grimpeurs.

La première ascension en fut faite en 1864 par MM. Lesly Stephen et Moore, accompagnés de Melchior et Jacob Anderegg; puis, on ne sait trop pourquoi, il se passa huit ans avant que personne ne remît les pieds sur son sommet.

Dans cet intervalle, il ne fut fait d'ailleurs qu'une tentative d'ascension que je sache, celle de M. Kennedy, qui s'arrêta devant les difficultés des rochers de l'arête.

L'année dernière (1872), le jour même de l'inauguration de la cabane de Mountet, M. Witwell, avec les frères Lauen er pour guides, fit la seconde ascension du Rothhorn. Ce qu'il raconta au retour me donna la plus grande envie de suivre ses traces, et peu de jours après, M. G. Béraneck étant venu me rejoindre à Zinal, nous fîmes ensemble une tentative qui échoua à vingt minutes du sommet. Nous n'avions point de guide; c'était à grand'peine que nous avions pu décider un jeune porteur à nous accompagner. Quoique attaché entre M. Béraneck et moi et déchargé de toute responsabilité, il montra si peu de courage, que nous crûmes sage de nous arrêter devant la dernière difficulté.

Toutefois, j'en avais assez vu pour n'avoir plus qu'un rêve, celui de revenir et de vaincre. J'ai pu le réaliser, au mois d'août dernier (1873), en compagnie de M. Edouard Béraneck, jeune homme d'alors dix-huit ans, et de J. Gillioz, de Champsec, pour unique guide et porteur.

Peu de temps après notre tentative, on avait réussi à faire l'ascension par Zermatt. On sait, d'ailleurs, que cette année le Rothhorn, devenu tout à coup à la mode, a été gravi un certain nombre de fois, soit par Zinal, soit par Zermatt, soit enfin en passant pardessus son sommet, de l'une à l'autre de ces localités*.

Diverses circonstances nous obligeaient à partir de Zinal. De ce côté, le début n'est vraiment que plaisir : on remonte, par une promenade de quatre heures, le glacier Durand; Ton passe la nuit au centre d'un cirque sublime, dans la cabane de Mountet; le lendemain, l'on gravit, toujours en se promenant, un magnifique glacier en pente très douce, où l'on passe tout près de fort belles crevasses, mais très commodément, et, si la neige est dure, sans même avoir besoin de s'attacher. En deux heures, l'on atteint le col du Blanc, site d'une rare beauté. La crête sauvage sur laquelle il est ouvert se rattache à angle droit au Rothhorn par une longue arête de glace, large d'un à deux pieds, dominant des pentes fort rapides, et inclinée elle-même de 20 à 300, suivant ses différents points. Il doit y avoir des moments où cette première arête est d'un accès très facile ; mais lorsque la glace s'y montre ou que la neige y est tendre, elle peut coûter beaucoup de temps. Dans notre première tentative, venant peu de jours après M. Witwell, nous avions pu profiter de ses traces, et monter en trois quarts d'heure peut-être; mais cette dernière fois, notre brave Gillioz dut tailler huit cent quinze pas dans le névé dur, ce qu'il fit avec une ardeur digne des plus grands éloges et sans se reposer un instant.

L'extrémité de cette arête rencontre celle du Rothhorn au point marqué sur la carte 4 065"'. Là finit la glace; jusqu'au sommet, l'on ne doit guère toucher autre chose que le rocher. De ce point, l'ascension du Rothhorn paraît d'une séduisante simplicité : son sommet n'est ni haut ni loin, à cinq cents mètres à peine, et une arête de rochers d'apparence régulière et peu difficile y conduit par une pente insensible. Il n'y a qu'à suivre, se dit-on, tout au plus faudra-t-il faire un peu d'équilibre sur quelques points où la crête est plus étroite. On se remet donc en route avec une entière confiance. Les premiers pas sont charmants : l'arête est d'abord si régulière, que Ton croirait marcher sur le mur à demi ruiné de quelque vieux château. Au bout d'un instant, il est vrai, les aspérités s'accentuent; mais on peut toujours sauter de pointe en pointe, c'est encore tout plaisir. Cependant, la dentelure s'accuse, les pointes grandissent, des entailles plus profondes les séparent, on ne peut les sauter, il faut commencer à les tourner. Enfin vient un endroit où leur hardiesse devenant de plus en plus grande, l'on se voit obligé de chercher son chemin sur les pentes lisses et roides du flanc occidental. Après quelques pas, l'on essaie bien de le quitter pour revenir à l'arête, mais c'est fini, il faut y renoncer. Alors on voit que l'on s'est engagé dans une partie sérieuse de plus en plus difficile, et dont le succès pourrait bien n'être pas tout à fait assuré.

Une fois sur cette mauvaise pente de l'ouest, on ne trouve plus un pas que l'on puisse appeler facile, et où les mains ne servent autant et souvent plus que les pieds. Gillioz n'ayant aucune connaissance du Rothhorn, je marchais le premier, et ainsi nous suivîmes exactement la seconde fois le chemin que nous avions pris dans notre première tentative. Les variantes possibles sont d'ailleurs peu engageantes et sans doute fort difficiles. Par bonheur, le rocher est partout excellent : c'est un gneiss chloriteux, clair, vigoureusement taillé, ferme et magnifique. Il faut parfois s'arrêter, rien que pour l'admirer. De plus, il est porphyroïde ; de gros cristaux de feldspath y forment des aspérités peu saillantes, il est vrai, d'un demi pouce en moyenne, mais d'ordinaire très solides. Sans cet excellent rocher, où les clous mordent et où le pied est presque toujours sûr de son appui, le Rothhorn serait certainement inaccessible à tout jamais.

En plusieurs endroits, cette pente occidentale donne, par sa régularité, l'idée de ces berges que les gamins s'amusent à grimper, en se cramponnant des pieds et des mains aux fissures, entre les joints des pierres; seulement ici, la berge a six cents mètres de hauteur et plus de 50° d'inclinaison.

Plus on avance, plus la pente est roide et les dalles unies. Le point le plus difficile se présente enfin : il s'agit de descendre plus bas encore sur le flanc occidental, pour tourner une des plus grandes aiguilles de l'arête qui prolonge sur la pente des contreforts gênants. En cet endroit, la pente (mesurée au clinomètre) est de 550, et les plaques de gneiss qui la forment sont plus unies que jamais. Chaque pas est difficile et très exposé. Pour atteindre d'une saillie à l'autre, il faut allonger démesurément bras et jambes.

Enfin, l'on peut reprendre l'arête; la grimpée qu'il faut faire pour y remonter est des plus vertigineuses ; mais nulle part justement les rochers ne sont plus sûrs. — Une fois en haut, surprise : l'on voit se dresser une méchante tour, penchée, menaçante, qui semble prête à crouler. C'était devant cette tour que nous nous étions arrêtés la première fois ; elle n'est pas le sommet, mais de son faîte il n'y a plus loin. L'arête qui conduit à sa base est aiguë, tranchante; sur une cinquantaine de pieds, il faut chevaucher et avancer sur les mains. De près, la tour elle-même, bien que très escarpée, n'est plus si terrible : on peut d'ailleurs à volonté la tourner ou la gravir; nous avons préféré ce dernier parti. Du haut, il y a peu à redescendre, une arête facile à suivre mène en quelques minutes jusqu'au sommet.

Cette dernière partie n'offre plus de difficulté, mais on ne trouverait guère de lieu d'où l'on pût contempler un plus beau précipice. Entre toutes les hautes cimes que l'on gravit dans les Alpes, le Rothhorn de Zinal est, je crois, la seule qui, d'un côté, surplombe véritablement. Sa face orientale est une effrayante paroi penchée sur le vide; si du haut on laisse tomber une pierre, on ne l'entend plus, et on la perd de vue dans l'espace bien avant qu'elle atteigne le glacier.

Je ne puis qu'imparfaitement parler de la vue du sommet ; au moment où nous y arrivions, des nuages envahissaient l'atmosphère tout autour de nous, et des flocons de neige commençaient à tomber. Autant que j'en puis juger, toutefois, en combinant mes derniers souvenirs avec ceux de notre tentative, faite par le plus beau ciel, la vue du Rothhorn doit être d'une grande beauté. A l'aide de la carte, on en peut aisément déterminer les traits généraux. On verra que le Rothhorn est des mieux placés dans un massif dont tous les sommets offrent des panoramas célèbres par leur magnificence. Ce qu'on ne saurait cependant imaginer sans le voir, c'est l'aspect vertigineux des précipices voisins, le déchirement des arêtes, le hérissement sauvage des pointes penchées sur les abîmes; et à peu de distance, le Weisshorn et le Cervin à l'opposite l'un de l'autre : le premier, majestueuse pyramide d'une fière régularité, semblant dédaigner la terre dans son élan pur et hardi vers le ciel; le second, géant brutal, taillé à coups de hache, terrible à voir, retournant sa tête méchante comme pour menacer le monde à ses pieds. Le groupe des Mischabel, celui du Mont-Rose, sont splendides. Les belles formes des Alpes italiennes se montrent, çà et là par-dessus les arêtes de la grande chaîne. Au nord, l'horizon est fermé par la haute et longue muraille dentelée des Alpes bernoises.

Ce fut sur la cime seulement que nous décidâmes de descendre par le côté de Zermatt. Gillioz n'ayant jamais étudié cette descente, ni de près ni de loin, et la jugeant sur son aspect depuis le sommet, ne la croyait point possible ; il se refusait à la tenter. J'insistai, car j'avais longuement étudié cette face du Rothhorn avec l'excellent télescope du Riffel, et recueilli de Lauener, de Knubel et d'Anderegg, des renseignements très détaillés. Un petit steinmann que nous aperçûmes à une centaine de mètres au-dessous de nous, sur une pointe de rocher, acheva de convaincre Gillioz. Des hommes avaient passé là, on y pouvait donc passer. Nous tentâmes l'aventure.

De ce côté, l'arête n'est rien moins que régulière, elle tombe par brusques ressauts jusqu'à une brèche étroite, où l'on peut la quitter pour prendre un long couloir qui descend du côté de Zermatt. On voit la brèche tout près, à cent cinquante mètres peut-être ; si l'on y pouvait descendre par un chemin commode, il faudrait à peine cinq minutes ; mais rien ne ressemble moins à un chemin, et il faut plus d'une heure. Dès les premiers pas jusqu'au steinmann, tout est accidenté; les escarpements de l'arête sont si brusques, qu'à chaque instant l'on est obligé de la quitter. Au steinmann, elle fait un saut à pic d'au moins cinquante mètres et aboutit à la brèche. Pour atteindre à celleci , on se voit obligé de descendre directement sur le flanc ouest à peu près jusqu'à son niveau, puis de tourner à gauche pour aller la rejoindre transversalement.

Heureuse surprise à cet endroit : une corde était fixée au rocher, attachée sans doute pour assurer la descente de l'expédition qui avait fait la première l'escalade par ce côté. Elle indiquait le chemin. Anderegg m'a dit depuis qu'à son avis elle est mal placée, et qu'il vaut mieux prendre plus à droite à la descente, ou plus à gauche à la montée. Cela me semble juste, en effet. Pour nous, voyant la corde, il ne nous vint pas à l'idée de chercher ailleurs. Certes, sans cela, nous aurions pu douter, tant, à première vue, cette pente paraît impraticable. C'est là qu'est le plus mauvais pas de tout le Rothhorn, et, je crois, un des plus difficiles que l'on franchisse dans les Alpes. Il faut descendre en ligne droite une pente de rochers, unis, comme tous ceux de la face occidentale. La Glissade du Cervin donne une idée de cette pente si on la suppose de 570 au lieu de 450, et au moins trois fois plus longue. Le gneiss y est excellent, mais sa structure y est fort incommode : les dalles en sont imbriquées, la supérieure chevauchant l'inférieure, à peu près comme les tuiles d'un toit ; rien n'est moins favorable à la descente. Les rugosités du feldspath, du moins, forment toujours çà et là d'excellentes saillies. En plusieurs endroits, on a la jouissance, toujours grande pour un grimpeur, de ne tenir que du bout du pied sur une saillie à peine sensible, mais de toute solidité.

Arrivé au niveau de la brèche, on cesse de descendre pour aller rejoindre l'arête; cette traversée, très courte, offre encore un ou deux mauvais pas. Une fois sur l'arête, on quitte enfin pour toujours le côté de Zinal, et l'on descend directement sur celui de Zermatt par un long et rapide couloir. En juillet, il doit être encore rempli de vieille neige, et très facile à monter ou à descendre; en août, le rocher y est le plus souvent découvert ; alors, il coûte beaucoup plus de temps, et n'est pas absolument aisé sur tous les points.

Depuis le bas de ce couloir, nous aurions dû aller rejoindre une arête qui prend naissance tout près, à gauche, au pied même des derniers escarpements du Rothhorn, et se dirige au sud-est. Nous préférâmes essayer la descente directe sur un affluent du glacier du Trift qui, du bas des rochers à nos pieds , tombait par gradins avec de magnifiques séracs. Il nous en prit mal : la descente des rochers nous fit perdre un temps précieux, et pour franchir la rimaye du bord du glacier, il nous fallut faire un saut d'environ seize pieds.

On rejoint à l'endroit nommé Eseltschuggen le chemin de Zermatt au Trift-Pass, à quelques pas du sommet de l'ancienne moraine, sur le dos de laquelle passe le sentier. De là, en deux heures, l'on peut aisément descendre à Zermatt*.

Ai-je pu donner dans la rapide esquisse qui précède, une idée exacte de ce qu'est l'ascension du Rothhorn ? Je dois en douter. Les hautes montagnes sont un monde si différent de celui auquel nous sommes accoutumés, qu'une description exacte en est difficile, et fût-elle possible, elle ne saurait être bien comprise que de celui qui a vu les mêmes lieux. Puis, au milieu des difficultés de l'ascension on ne peut observer avec une minutieuse exactitude; plus d'un détail échappe au souvenir, et, une fois de retour, le jugement que l'on porte sur la difficulté de l'entreprise, est fort sujet à caution. Les aptitudes de chaque grimpeur sont d'ailleurs différentes, et les circonstances dans lesquelles chaque ascension s'accomplit, l'état de la montagne, les dispositions physiques et morales des voyageurs et des guides, ne le sont souvent pas moins.

Toutefois, celui qui, un jour, déclarerait le Rothhorn très facile, ou le traiterait de « pure plaisanterie, » comme quelques-uns l'ont fait du Cervin, celui-là, dis-je, témoignerait d'aptitudes vraiment exceptionnelles ou d'une grande légèreté de jugement. Tous les guides qui, jusqu'ici, ont fait cette ascension, s'accordent à dire qu'elle est la plus difficile qu'ils connaissent parmi les hautes cimes. « C'est la seule, disait Melchior Anderegg, où un bon guide ne puisse aider son voyageur; chacun y doit marcher pour son compte ; aussi les dames ne peuvent-elles point songer à aller là-haut. » — Ce jugement est peut-être hasardé. Il me semble probable qu'en choisissant bien leur jour et en prenant tout leur temps, de bons guides parviendront à faire monter au Rothhorn quelque miss courageuse ou des grimpeurs de force très médiocre.

Quoi qu'il en soit, il serait peu sage de conseiller cette ascension à ceux qui ont souvent besoin de la main de leur guide. Au contraire, elle sera, malgré sa difficulté, l'une des moins dangereuses pour les grimpeurs souples et exercés. Ils en trouveront peu qui leur donne la jouissance d'exécuter en toute sûreté des passages difficiles sur l'un des meilleurs et des plus beaux rochers qu'on puisse rencontrer dans les Alpes.

* Si je suis bien informé, notre ascension était la septième. MM. Gardiner et Moore, avec les guides Knubel et Lochmatter, ont été les premiers à faire la traversée de Zermatt à Zinal, et nous, à faire l'inverse.

* Par Zinal, et en couchant à la cabane de Mountet, l'ascension est remarquablement courte. En deux heures, on atteint la crête du Blanc ; de là, si l'on ne doit point tailler les pas sur l'arête de névé, on monte en une heure au plus jusqu'au point marqué 4065"'. Jusqu'au sommet, il ne reste plus de cet endroit que deux heures environ ; nous avons même mis un peu moins, et il ne serait pas impossible à de bons grimpeurs de faire en une heure cette dernière escalade. — Quant au côté de Zermatt, diverses circonstances nous ont empêché de bien juger des distances. A coup sûr, si l'on part de Zermatt même, l'ascension est beaucoup plus longue. De la cabane de Mountet, dans de bonnes conditions, la montée et la descente ne prennent guère plus de neuf heures ; l'on peut ainsi passer de longues heures sur le sommet.