Souvenirs d'un alpiniste (Emile Javelle)
Ascension de la Dent-d'Hérens
4189
mètres.
La Dent-d'Hérens, l'une des plus hautes cimes de la chaîne Pennine,
et certainement aussi l'une des plus belles, est bien peu connue
encore. Le Cervin, son colossal et célèbre voisin, la fait oublier.
La plupart de ceux qui l'ont admirée de près en passant au Stokje,
se sont contentés de la voir et n'ont point tenté de la gravir.
La première ascension qui en ait été faite, date de 1863. Melchior
Anderegg, Peter Perren, J.-B. Cachât y conduisirent MM. W.-E. Hall,
Growe, Macdonald et Woodmatt. Depuis, une autre ascension a été
faite, et celle que nous exécutâmes l'année dernière (1874), M.
Th. Bornand et moi, en compagnie des Gillioz père et fils, ne doit
être que la troisième*.
C'est dans l'espoir d'engager quelques amateurs à gravir cette noble
sommité, que je me permettrai de donner quelques détails sur notre
ascension. Quittant Zermatt le 15 juillet, nous allâmes camper sous
une tente, au pied du Stockje, tout au bord d'un petit lac de
moraine, sur le sable fin, à quelques pas du gazon. De cet endroit,
la Dent-d'Hérens parait absolument inaccessible : de formidables
séracs, une cuirasse de pentes glacées perpétuellement rayées par
les avalanches de pierres, enfin une pente de rocher vertigineuse,
unie, finement et régulièrement mouchetée de neige, la défendent
de la base au sommet. Elle ne semble abordable que par les arêtes,
surtout par celles de l'ouest. C'est par là, en effet, que nous
comptions y monter.
Une première difficulté à vaincre, était d'atteindre le col de
Tiefenmatten, qui, au dire des guides de Zermatt, n'avait jamais été
franchi. Quelle ne fut donc pas notre surprise de trouver jusqu'en
haut des traces de pas datant de trois jours au plus. Personne,
depuis, n'a pu nous dire qui avait dû les laisser. Nous les suivîmes
avec un certain dépit. Le col de Tiefenmatten ne présente aucune
difficulté ; mais j'en ai peu vu d'aussi dangereux quant aux
avalanches : neige, glace et pierres, il y tombe de tout et à toutes
heures de la journée. Du haut du col, il faut redescendre environ
trois cents mètres pour gagner le plateau supérieur du glacier de
Cià-des-Cians, à moins de suivre une arête scabreuse, sur laquelle
on perdrait beaucoup de temps, si toutefois elle est partout
praticable. Cette descente nous offrit des difficultés d'un genre
assez nouveau : des coulées de boue répandues sur les rochers et
dans les couloirs rendaient plusieurs passages presque difficiles et
fort peu agréables.
Le vaste plateau du Cià-des-Cians est, comme tant d'autres,
entrecoupé de larges et belles crevasses ; on ne peut guère y
avancer que par grands zigzags. Lorsqu'on en a atteint le milieu, on
voit se dresser devant soi la Dent-d'Hérens, qui présente sa face
S.-O. et domine le glacier d'environ 600 mètres. Vue de ce côté,
elle n'est pas sans analogie avec la Pointe-des-Ecrins, telle qu'on
peut la voir dans le bel ouvrage de M. Whymper. C'est une sorte de
trapèze de rochers qui présentent la face lisse de leurs feuillets
schisteux. Dans le haut, la pente est trop raide pour que la neige
puisse s'y maintenir; vers le bas seulement, elle prend pied çà et
là, et enfin une large nappe de glace unie et brillante, coupée de
la rimaye obligatoire, se déroule jusqu'au bord du plateau. Il était
midi quand nous atteignîmes le pied de cette pente. Par malheur, en
même temps que nous, arrivait un orage, qui nous força à battre en
retraite avant d'avoir abordé les rochers. Nous descendîmes sur
Prérayen, premier lieu habité dans le haut de la Valpeline.
Que ces noms charmants ne fassent rêver à personne un trop agréable
séjour ! Si la nature est belle à Prérayen, les chalets y sont des
plus embraminés que l'on puisse voir, et les moins pourvus de
tout ce qui peut rappeler la civilisation. Ce fut pour nous un
bonheur de les quitter le surlendemain, pour donner à la
Dent-d'Hérens un nouvel assaut. Gagnant tout d'abord la
Tête-de-la-bella-Cià*,
nous suivîmes de là une succession de plateaux, par où nous
arrivâmes, presque sans peine, jusqu'au point que nous avions
atteint précédemment. Nous touchions le pied de l'arête qui
descend au sud de la Dent-d'Hérens. Nous traversâmes obliquement
par les rochers toute la face S.-O. de la montagne pour aller
rejoindre le plus haut possible l'arête occidentale, par laquelle se
termine l'ascension.
La Dent-d'Hérens tout entière est formée d'un gneiss talqueux et
chloriteux très feuilleté et fort semblable à celui du Cervin. La
pente en est unie, de 45° dans la partie qu'on traverse, et les
plaques en sont si régulièrement imbriquées les unes sur les
autres, que par moments on croirait grimper sur un toit. Vers le
milieu de la pente et juste au-dessous de la cime, le verglas,
recouvrant les rochers unis, nous donna un court moment de difficulté
sérieuse. Bientôt après, gravissant une intéressante cheminée,
nous touchons une première arête, et enfin la grande arête de
l'ouest; de là, la victoire nous était assurée : nous n'avions
plus qu'à suivre jusqu'à la cime une belle crête de rocher étroite
et massive, peu dentelée, mais dominant de chaque côté et surtout
au nord les plus beaux précipices. Sur un point, elle s'amincit
pendant quelques pas et n'a tout juste qu'un pied de largeur; mais le
roc en est si solide et si commode pour le pied, qu'on peut s'y tenir
debout et jouir en toute sécurité de sa position. Les derniers pas
se font sur une arête de neige. La cime elle-même est un toit
rapide et aigu de neige pure, recouvrant les rochers.
On devine aisément que le panorama de la Dent-d'Hérens, pour tout
ce qui dépasse une lieue de rayon, est à peu près semblable à
celui du Cervin ; mais les premiers plans n'ont aucune ressemblance.
Du haut du Cervin, sauf du côté de la cime italienne, le premier
plan, c'est le vide; ici, au contraire, à l'est et à l'ouest, ce
sont d'effroyables arêtes, déchirées et croulantes, et au delà,
le Cervin lui-même présentant son côté le plus affreux. Tout est
déchirement et abîmes. La vue de l'enfer serait rassurante auprès
de celle-là, et l'on ne peut se défendre d'un sentiment
d'étonnement d'être venu se perdre au milieu d'un monde si
horriblement sauvage. Mais ce qui chatouille le cœur d'un singulier
frisson, c'est la vue de la pente du nord, celle des rochers
mouchetés de neige et de glace. Rapide de 55°, parfaitement unie,
du haut de la cime, elle plonge d'un seul jet à deux mille pieds
peut-être, et de là l'on ne voit plus qu'une suite de précipices
où pendent, les uns sur les autres, des séracs retenus on ne sait
comment. Tout au bas, à cinq mille pieds, on distingue le Stockje et
le petit lac au bord duquel nous avons bivouaqué.
Sans doute on peut voir dans les Alpes plusieurs sites aussi
effrayants, et celui de la cime du Rothhorn ou du Weisshorn, par
exemple, donne plus à penser sur la possibilité du retour ; mais il
ne doit pas y en avoir beaucoup dont les horreurs soient aussi
grandioses que celles de la Dent-d'Hérens.
Le sommet ne portait pas trace de steinmann ; nous en construisîmes
un assez solide pour qu'il ait chance de durer quelque temps. En
fouillant dans la neige, l'un de nous découvrit un bâton et une
bouteille renfermant les noms célèbres de J.-A. Carrel et des
Maquignaz, qui, l'année précédente, avaient fait, en compagnie
d'un membre du Club anglais, la seconde ascension de la
Dent-d'Hérens.
La descente ne nous offrit aucune difficulté remarquable. Au lieu de
traverser encore la face S.-O., nous descendîmes directement du bas
de l'arête dans la direction du glacier, par des rochers d'abord,
puis par une pente de glace. De là, voulant couronner la journée en
parcourant le glacier de Cià-des-Cians dans une direction nouvelle,
nous nous vîmes, sans l'avoir souhaité, engagés dans une suite de
cascades de séracs, fort beaux à la vérité, mais qui
ralentissaient tellement notre marche que la nuit menaçait de nous y
surprendre. Gillioz, pour en sortir, faisait des merveilles. C'était
un beau spectacle de le voir courir de tous côtés en
reconnaissance, sauter, bondir à travers les crevasses. Enfin, à la
tombée de la nuit, nous touchons les rochers et, nous croyant sains
et saufs, nous détachons et replions les cordes. Mais, ô malheur !
le rocher où nous sommes est, comme cette île de l'honneur, dont
parle le poète « escarpé et sans bords. » Pour gagner par là le
bas glacier, il nous eût fallu sauter du haut de belles parois
verticales. Malgré l'obscurité, force nous fut de revenir aux
séracs.
Nous étions alors dans cette région des bas séracs, où le
glacier est perforé comme une éponge. Le noir des crevasses
augmentait autour de nous celui de la nuit. A tâtons, trébuchant,
sautant, faisant mille hardiesses que nous n'eussions jamais osées
en plein jour, nous atteignîmes le glacier tranquille ; mais il
était dix heures que nous étions encore à trébucher parmi les
pierres roulantes de la moraine frontale. Aussi, au premier gazon,
trouvant une baraque abandonnée, nous y passâmes la nuit sur les
planches nues, préférant ne pas pousser jusqu'à Prérayen.
Les succès et les revers de cette journée nous ont appris deux
choses qui ne seront peut-être pas mutiles aux touristes futurs :
l'une, qu'il est plus court et plus sûr de monter à la
Dent-d'Hérens de Prérayen que de Zermatt; l'autre, que pour
traverser sans encombre le vaste et beau glacier de Cià-des-Cians,
il vaut beaucoup mieux en suivre les hauts plateaux du côté
oriental. Si l'on 'tenait spécialement à monter de Zermatt, on
pourrait attaquer directement la Dent-d'Hérens depuis le dernier
plateau du Tiefenmatten, sans monter sur le col. On peut aussi monter
du Breuil par le glacier d'Hérens; mais, pour attaquer la rude paroi
des Jumeaux, il n'existe qu'un passage, franchi une seule fois et non
sans peine par les intrépides Maquignaz. Il ne faudrait donc pas
entreprendre cette montée sans en avoir étudié les détails.
* J'ai
vaguement entendu parler d'une quatrième ascension, qui se serait
faite peu de jours après la nôtre.
* Au
dire des vachers de Prérayen, Cià, dans leur patois, signifie
chalet (de casa i), et le Cià-des-Cians veut dire le chalet
des champs.
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