"Ces paysages splendides et sublimes me donnaient la seule consolation que je pusse recevoir ; ils m'élevaient au-dessus des petitesses du sentiment et, tout en ne pouvant dissiper mon chagrin, ils l'apaisaient et le calmaient... Je me retirai pour me reposer la nuit ; mon sommeil fut pour ainsi dire veillé et gardé par l'assemblée des grandes formes que j'avais contemplées dans la journée. Elles se réunissaient autour de moi ; le sommet neigeux sans souillure, l'aiguille étincelante, la forêt de sapins, le ravin sauvage et nu, l'aigle s'élevant au milieu des nuages, tous s'assemblaient autour de moi pour me dire : "Sois en paix !" Où s'étaient-ils enfuis le lendemain, à mon réveil ? Tout ce qui avait transporté mon âme avait disparu avec le sommeil, et une sombre mélancolie obscurcissait toutes mes pensées. La pluie tombait à torrents et d'épais brouillards cachaient le sommet des montagnes, de sorte que je ne pouvais même pas voir le visage des puissants amis. Cependant, je voulais toujours pénétrer leur voile de brume pour les chercher jusque dans les retraites nuageuses. Qu'étaient pour moi la pluie et la tempête ? Mon mulet fut amené à la porte et je résolus de monter au Montenvers. Je me souvenais de l'effet que ce prodigieux glacier, toujours en mouvement, avait produit sur moi lorsque je l'avais vu pour la première fois. Il m'avait rempli d'une extase profonde qui avait donné des ailes à mon âme et lui avait permis de voler loin de ce monde, vers la lumière et la joie. La vue des scènes majestueuses et terribles de la nature a toujours donné une note sublime à mon esprit et m'a fait oublier les soucis transitoires de la vie. Je me déterminai à aller sans guide, car je connaissais bien le chemin, et la présence de quelqu'un d'autre aurait détruit la splendide solitude du paysage. La montée est raide, mais le sentier est taillé en lacets courts et continus, qui permettent de surmonter la pente. C'est un décor désolé et terrible. En mille endroits on perçoit les traces des avalanches de l'hiver, là où les arbres brisés jonchent les rochers en saillie ou transversalement sur d'autres arbres. Plus haut, le sentier est coupé par des ravins enneigés, le long desquels des pierres se précipitent constamment ; l'un d'eux est particulièrement dangereux, car le plus léger son, même le bruit de la voix, produit un ébranlement de l'air suffisant pour amener la destruction sur la tête du spectateur. Les pins ne sont ni grands, ni luxuriants, mais sombres, et ils ajoutent un air de sévérité au paysage. Je baissais les yeux vers la vallée ; de larges brouillards s'élevaient des torrents qui la traverse et ondulaient en traînées épaisses autour des montagnes d'en face, dont les nuages cachaient les sommets, tandis que la pluie tombait à torrents du ciel noir et ajoutait à l'impression mélancolique que je recevais des objets qui m'entouraient. Hélas ! pourquoi l'homme est-il si fier d'une sensibilité plus grande que celle que l'on croit voir chez les bêtes. Il était près de midi lorsque je terminai la montée. Pendant quelques temps, je m'assis sur les rochers qui dominent la Mer de Glace. Un brouillard la couvrait, de même que les montagnes qui l'entourent. Puis un coup de vent dissipa les nuages et je redescendis sur le glacier. La surface est très irrégulière, et elle s'élève comme les vagues d'une mer agitée qui se creuse et est semée de récifs à demi noyés. Le champ de glace est large de près d'une lieue, et je passais près de deux heures à le traverser. La montagne d'en face est un rocher nu, vertical. De la rive où je me trouvais maintenant, j'avais le Montenvers exactement en face de moi, et, au-dessus, le Mont-Blanc se dressait dans sa terrible majesté. La mer ou plutôt le large fleuve de glace serpentait entre les montagnes dont les sommets aériens dominaient ses abîmes. Leurs pics de glace étincelants brillaient au soleil au-dessus des nuages. Mon cœur, triste auparavant, se gonfla alors de quelque chose qui était presque de la joie. Je m'écriai : "Esprits errants, si tant est que vous erriez et ne restiez pas confinés dans vos couches étroites, laissez-moi ce faible bonheur ou emmenez-moi parmi vous loin des plaisirs de la vie !" |