" [...] mais bientôt j'oubliai tout pour admirer le portique grandiose que je franchissais. Au bout d'une demi-heure de marche, j'avais laissé au-dessus de moi les glaciers et les cimes formidables; j'entrais dans la vallée du Rhône, que je dominais encore d'une hauteur vertigineuse, et qui s'ouvrait sous mes pieds comme un abîme de verdure traversé de mille serpents d'or et de pourpre. Le fleuve et les nombreux torrents qui se précipitent dans son lit s'embrasaient de la rougeur du matin. Une brume rosée qui s'évanouissait rapidement me faisait paraître encore plus lointaines les dentelures neigeuses de l'horizon et les profondeurs magiques de l'amphithéâtre. A chaque pas, je voyais surgir de ces profondeurs des crêtes abruptes couronnées de roches pittoresques ou de verdure dorée par le soleil levant, et, entre ces cimes qui s'abaissaient graduellement, il y avait d'autres abîmes de prairies et de forêts. Chacun de ces recoins formait un magnifique paysage, quand le regard et la pensée s'y arrêtaient un instant; mais, si l'on regardait alentour, au delà et au-dessous, le paysage sublime n'était plus qu'un petit accident perdu dans l'immensité du tableau, un détail, un repoussoir, et, pour ainsi dire, une facette du diamant. Devant ces bassins alpestres, le peintre et le poète sont comme des gens ivres à qui l'on offrirait l'empire du monde. Ils ne savent quel petit refuge choisir pour s'abriter et se préserver du vertige. L'oeil voudrait s'arrêter à quelque point de départ pour compter ses richesses: elles semblent innombrables; car, en descendant les sinuosités des divers plans, on voit chaque tableau changer d'aspect et présenter d'autres couleurs et d'autres formes. Le soleil montait, la chaleur s'engouffrait de plus en plus dans ces creux vallons superposés. Le haut Simplon ne m'envoyant plus dans le dos ses aiguillons de glace, je m'arrêtai pour ne pas perdre trop tôt le spectacle de l'ensemble du Valais. Je m'assis sur la mousse d'une roche isolée, et j'y mangeai le morceau de pain bis que j'avais acheté au chalet; après quoi, l'ombre des grands sapins s'allongeant d'elle-même obliquement sur moi, et la clochette des troupeaux invisibles perdus sous la ramée berçant ma rêverie, je me laissai aller quelques instants au sommeil. Le réveil fut délicieux. Il était huit heures du matin. Le soleil avait pénétré jusque dans les plus mystérieuses profondeurs, et tout était si beau, si inculte et si gracieusement primitif autour de moi, que j'en fus ravi. En cet instant, je pensai à madame de Valvèdre comme à l'idéal de beauté auquel je rapportais toutes mes admirations, et je me rappelai sa forme aérienne, ses décevantes caresses, son sourire mystérieux. C'était la première fois que je me trouvais dans une situation propre au recueillement depuis que j'étais aimé d'une belle femme, et, si je ne puisai pas dans cette pensée l'émotion douce et profonde du vrai bonheur, du moins j'y trouvai tous les enivrements, toutes les fumées de la vanité satisfaite. C'était le moment d'être poète, et je le fus en rêve. J'eus, en regardant la nature autour de moi, des éblouissements et des battements de coeur que je n'avais jamais éprouvés. Jusque-là, j'avais médité après coup sur la beauté des choses, après m'être enivré du spectacle qu'elles présentent. Il me sembla que ces deux opérations de l'esprit s'effectuaient en moi simultanément, que je sentais et que je décrivais tout ensemble. L'expression m'apparaissait comme mêlée au rayon du soleil, et ma vision était comme une poésie tout écrite. J'eus un tremblement de fièvre, une bouffée d'immense orgueil. - Oui, oui ! m'écriai-je intérieurement, - et je parlais tout haut sans en avoir conscience, - je suis sauvé, je suis heureux, je suis artiste !"" |