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La véritable beauté des Alpes



"En accordant à l'esprit d'aventure les louanges et la sphère d'activités auxquelles il a droit en toute justice, une des conséquences tombe cependant sous notre examen et je n'en puis parler qu'avec le plus vif regret : la perte de toute véritable compréhension du caractère et de la beauté de la Suisse, du fait que le pays n'est plus regardé que moitié comme ville d'eau et moitié comme gymnase. Il n'est que trop vrai que, sous l'influence d'un orgueil qui donne une acuité extrême aux sensations que d'autres ne peuvent partager, ainsi qu'un attrait légitime au plaisir pour lequel nous avons lutté, un voyageur ordinaire portera plus d'attention à une excursion difficile qu'à une autre plus aisée, et en retirera plus de joie. Il en sera de même pour les objets qui ne lui sont pas familiers, comparés à ceux auxquels il est accoutumé. Il remarquera avec un intérêt extrême que la neige est blanche sur le sommet d'une montagne en juin, alors qu'il n'aurait attaché aucune importance à la même particularité, si elle avait été l'apanage d'une traînée du même corps au pied de la montagne, en janvier. Il trouvera beaucoup plus admirable un nuage à ses pieds que sur sa tête et, oppressé par la monotonie d'un ciel en grande partie bleu, il éprouvera une satisfaction extraordinaire à voir sa teinte se rapprocher du noir. Ajoutez à cela l'aide donnée par tout ce qu'il y a d'impressionnant dans le paysage des grandes Alpes, par l'absence de tout élément grotesque ou bas, et il cesse d'être surprenant que les alpinistes soient infiniment satisfaits ou qu'ils attribuent leur plaisir à quelque sentiment réel et particulièrement profond de la noblesse de ces paysages. Mais il n'y a pas d'impression plus fausse. La véritable beauté des Alpes n'est visible que là seulement où tous peuvent la voir : l'enfant, l'infirme et le vieillard. Il y a plus de charme vrai dans une seule clairière de pâturage ombragée de sapins, dans le reflet d'un ruisseau sur les rochers, dans la baie d'un lac que rien n'a souillé, dans les collines du canton de Berne ou de Savoie, que dans tout le champ, de gneiss déchiqueté qui couvre la chaîne centrale, du Schreckhorn au Viso."


John Ruskin, Sesame and Lilies,  Préface (1864)

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