"Ce fut Earl qui rompit le silence dans lequel nous étions tous tombés à cause de ce tumulte intérieur. D'une voix songeuse, l'oeil à la fois ardent et résolu, il nous raconta comment il avait entrepris un jour l'ascension de la colline qui se trouvait devant sa maison. Il pleuvait à verse et chaque pas était une épreuve à cause du terrain glissant ; mais chaque pas représentait aussi pour lui une victoire dont la beauté l'exaltait de plus en plus, jusqu'à en devenir presque insupportable. Le petit village en contrebas se rapetissait progressivement et, tout autour, apparaissaient de belles collines verdoyantes ; on distinguait une nappe d'eau, toute sombre sous le ciel nuageux, et une montagne grisâtre semblait monter la garde, au loin. C'est à ce moment-là, sous cette pluie de janvier qui le faisait frisonner, au sommet de cette colline couverte de chênes d'un coin de l'Ouest américain, qu'il découvrit la nature, notre mère à tous, reconnaissant qu'elle lui appartenait comme il lui appartenait, et se mit à l'aimer passionnément. La mer est immense et merveilleuse, mais elle nous reste étrangère et nous tient à l'écart : nous n'appartenons pas à son monde. Au contraire, la Terre, tout de douceur avec ses formes ondulantes et la vie qui germe en elle, nous apaise par ses ineffables harmonies. C'est alors qu'il pardonna au destin qui avait fait de lui un être difforme : un chêne tordu, voila ce qu'il était - mais il n'en restait pas moins un arbre et ne déparait pas le paysage ! C'était plus que suffisant pour vivre et, au sein d'une telle beauté, c'était également suffisant pour mourir. Il se tenait là, debout, à y penser, à savourer cette splendeur merveilleuse. Parfois, il était triste en pensant à ceux qui ne pouvaient plus contempler le rideau de pluie oblique ni le tapis d'herbe verte à ses pieds ; d'autres fois, il se disait que, puisque cela était si bon, l'oublier, d'une certaine manière, pourrait être également bon. Puis, alors qu'il était encore empourpré par l'effort de la montée et attristé malgré son immense joie, une pensée lui vint subitement : "Avec qui ? Tout cela mérite d'être partagé, mais avec qui ?" Alors il se retourna brusquement au contact d'une main qui se posait sur son épaule, découvrant le sourire, le regard et le souffle court de celle qui avait gravi la pente derrière lui pour devenir son Eve." Jack London & Anna Strunsky, L'amour et rien d'autre, Lettre XIII |