Emile Javelle Outre sa grande et originale beauté, la partie suisse de la chaîne du Mont-Blanc offre aux clubistes de la Suisse romande cet avantage précieux qu'elle est, de tous les points des grandes Alpes, celui qu'on peut atteindre le plus rapidement. Des bords du Léman, il suffit d'une demi-journée pour aller en toucher les glaciers ; et, si l'on part de Lausanne, une échappée de trente-six heures permet d'y faire une superbe ascension.
D'ailleurs, elle a pour les amateurs un autre attrait qui n'est pas
moins séduisant : celui de ses solitudes encore si peu explorées.
Ce groupe est une suite de vastes déserts de glace, rarement
traversés et très peu connus, dominés par de fières aiguilles,
dont plusieurs sont encore vierges de pas humains. A part le col du
Tour, la Fenêtre-de-Saleinaz, et peut-être le col du Chardonnet,
par lesquels passent quelquefois les guides de Chamonix et les
principaux guides de la Suisse allemande, c'est l'une des régions
les moins parcourues de la chaîne. De rares et hardis grimpeurs,
anglais pour la plupart, franchissent parfois les autres passages
possibles, ainsi le col du Tour-Noir ; mais il reste dans ces
glaciers et dans les sauvages arêtes qui les enserrent, plus d'une
partie presque ignorée, mal dessinée sur les cartes, qu'on n'a
guère entrevue que de loin, en passant, et où personne n'a encore
eu l'idée d'aller poser les pieds.
Et puis, c'est une portion de cette grande et unique chaîne du Mont-Blanc, avec ses arêtes gothiques incroyablement dentelées et bizarres, et ses incomparables aiguilles de granit. Si l'on songe à tous ces avantages, on ne peut que s'étonner que les clubistes de la Suisse romande ne fassent pas dans le groupe du Trient de plus fréquentes excursions. Peut-être, est-ce à cause de la difficulté de se procurer de bons guides sans avoir recours à ceux de Chamonix. Il est vrai que c'est en prenant un ou deux guides de premier ordre qu'on pourrait le mieux explorer en peu de temps tout ce massif, en franchir tous les cols, en gravir toutes les aiguilles. Mais est-ce bien là le moyen de trouver à ces expéditions le plus de plaisir ? L'expérience m'en fait douter. S'adjoindre deux ou trois compagnons expérimentés et prudents, et, après une étude approfondie de la carte et un préalable examen des lieux, se lancer à l'aventure, trouver et exécuter son chemin sans secours, renouveler les victoires remportées par d'autres et en rapporter d'absolument nouvelles, voilà le vrai moyen de parcourir le massif du Trient, qui se prête tout particulièrement à ce mode d'exploration. Pour ma part, depuis cinq ans que j'ai appris à connaître ainsi ces montagnes, je les aime entre toutes, et du haut des sommets les plus fiers et les plus vantés, c'est toujours avec prédilection que je les salue, impatient de les gravir encore. Libre de guides et de porteurs, seul avec un ou deux amis, j'y ai fait une vingtaine de visites, essayant chaque fois d'explorer une direction nouvelle ; et c'est bien à ces courses faites à l'aventure et comme à la découverte, que je dois quelques-uns de mes plus ineffaçables souvenirs. Heureusement pour mes lecteurs que l'espace me manque, car volontiers je me laisserais aller à raconter ces excursions. Je ne toucherai qu'à l'une des premières, celle qui a été pour nous comme une initiation aux beautés du groupe du Trient. Tous les voyageurs qui ont été à Chamonix par la route de la Forclaz ou par celle des Fins-Hauts, savent que le glacier du Trient descend de son bassin supérieur jusque dans le vallon qui porte son nom, en faisant, en flots de beaux séracs bleus, une chute de 1.500 mètres, l'une des plus majestueuses des Alpes. La première fois que je la vis de près, l'idée me vint qu'en hiver l'ascension de toute cette cataracte de glace devait être relativement facile, et qu'en tout cas, en tenant le milieu, on y était hors de l'atteinte des avalanches, avantage précieux dans cette saison. Attendre l'hiver, et gagner par là le plateau supérieur du Trient, devint dès lors mon projet favori. Mais il fallut s'y reprendre à plusieurs fois pour l'exécution. Le 28 décembre 1871, une première attaque, bien faite pour nous décourager, nous permit à peine de toucher le pied du glacier, d'où le brouillard, le vent et les tourbillons de neige nous chassèrent aussitôt. En février, par un ciel pur, nous parvînmes environ à 2.900 mètres ; mais le vent qui plongeait par bouffées du haut du grand plateau, nous apportait des tourbillons de neige glacée ; l'un de nous souffrait tellement du froid, qu'il fallut redescendre. Enfin, le 30 mars, une troisième attaque devait avoir plus de succès. L'hiver avait été très rigoureux, la neige était encore à une demi-heure au-dessus de Martigny. Partant de Lausanne, M. P. Rouget et moi, nous allâmes coucher à la petite auberge de la Forclaz. C'est un excellent gîte en toute saison ; cependant, en été, on fait mieux, pour gagner du temps, de coucher au pittoresque chalet de la Lie. Depuis trente ans, à ce que nous dirent les bonnes gens de l'auberge, on n'avait vu autant de neige. Rien ne favorisait mieux notre entreprise. A quatre heures du matin, éclairés par une petite lanterne, nous quittions le col et suivions la route à niveau faite pour l'exploitation du glacier : les ouvriers l'avaient déjà frayée. Il est difficile d'imaginer un endroit où l'on puisse, au cœur de l'hiver, pénétrer plus aisément au sein de si hautes montagnes ; grâce à cette excellente route, en une heure de marche horizontale, on est au pied même du glacier. Le paysage alors prend un grand caractère ; on est au sein de montagnes de premier rang. Semblable à un immense escalier d'albâtre ombré d'azur, le glacier du Trient monte par gradins entre deux chaînons d'aiguilles granitiques aux flancs abrupts. D'abord, il s'élève doucement, formant une première et large esplanade ; puis, bientôt, prenant à chaque gradin plus de hardiesse, il monte, toujours plus fier, toujours plus pur, et arrivé aux environs de 3.000 mètres, tout à coup se dérobe ; sur toute sa largeur une série de créneaux d'argent dessinent leur vive dentelure sur le ciel, et derrière, plus rien que le sombre azur. Qu'y a-t-il au delà ? Quelles solitudes pures et inconnues se déroulent derrière ces créneaux de glace étincelante ? On ne peut contempler l'ascension majestueuse de ces gradins, sans être pris de l'irrésistible envie de voir la région qui leur succède, cachée comme si elle était trop belle pour les regards humains. On songe avec raison que ce bassin supérieur doit être bien vaste et ses limites bien reculées, puisqu'on ne voit aucune pointe surgir en arrière ; et quelle ne doit pas être la coupe de neige qui laisse déborder un épanchement si colossal ! Si rien n'est plus facile que de rêver qu'on pénètre dans ces belles solitudes, c'est autre chose lorsqu'on en vient à vouloir réaliser son rêve. A première apparence du moins, l'accès en est fort bien défendu ; à droite, un groupe d'aiguilles cuirassées de glace et à peu près inabordables ; à gauche, la Pointe-d'Orny ; entre deux, sans interruption, la rangée des grands séracs. A voir l'ensemble, on dirait deux immenses donjons de granit reliés par une courtine de glace. Nous décidâmes de forcer le passage par une grande pente de neige plaquée sur le flanc de la Pointe-d'Orny, et qui devait nous conduire à une sorte d'épaule d'où l'on peut, à volonté, gagner le sommet ou le bassin supérieur du glacier La rimaye qui en défend la base, et qui en automne est souvent très large, était fermée ; au-dessus, la pente se déroulait parfaitement régulière, inclinée partout de 42, 43 et 44 degrés. Il nous semblait d'abord qu'en trois cents pas nous pourrions la gravir ; il en fallut sept cent quarante. Mais le plateau, l'immense et éblouissant plateau, était tout entier sous nos yeux ; il commençait à deux pas ; nous pouvions fouiller du regard ses mystérieuses retraites, y marcher, le parcourir dans toute son étendue : plus de barrières ! il était bien à nous, tandis que, à nos pieds, les séracs dressaient vainement leurs tours de glace entrecoupées de gouffres bleus. Nous avions si ardemment désiré d'arriver là-haut, et nous étions si fiers d'y être parvenus seuls et en plein hiver, qu'à ce moment-là, poser le pied sur la cime de l'Everest ne nous eût point fait envie, et qu'atteindre le sommet du Mont-Blanc, entourés d'une escouade de guides et de porteurs, nous eût semblé ridicule. La tentation est grande pour moi de raconter les trois heures délicieuses que nous passâmes sur la Pointe-d'Orny, et au retour la pittoresque descente de la grande pente, par un froid sibérien, avec nos barbes chargées de glaçons et nos piolets incrustés de givre et devenus semblables à ces gros cierges ouvragés qu'on voit dans les églises catholiques. Mais il faut me borner : la description du plateau et de ses alentours sera plus utile au lecteur. Le névé supérieur du Trient est probablement unique dans les Alpes, sinon comme étendue et beauté, du moins comme caractère. C'est le bassin parfait, idéal, tranquille, à peine incliné, déroulant par vastes et insensibles ondulations sa nappe immense. Il y a des esplanades de névé encore plus vastes, des cirques plus grandioses ; mais nulle part on ne verra cet immense lac de neige, qui repose silencieux, entouré de nobles aiguilles d'un granit doré, fières par la hardiesse de leur coupe, mais ne le dominant pas assez cependant pour diminuer l'effet de sa vaste et calme étendue. Au milieu du jour, par le grand soleil, ces neiges semblent dormir comme accablées sous une éblouissante lumière, tandis que tout autour, les grandes aiguilles bronzées lèvent leurs pointes ruinées vers le ciel, sévères, immobiles, éternelles : c'est le calme de mort et la grandeur fantastique de ces paysages lunaires que le télescope nous montre se profilant avec éclat sur le fond noir du ciel. Avancez sur ce tapis immaculé, dont les crevasses sont presque toujours solidement recouvertes, commencez la traversée de ce Sahara de neige ; vous y pourrez faire mille pas, et croire qu'à peine vous avez changé de place. Pour peu que la neige soit molle, il vous faudra bien près de deux heures pour le traverser. D'ailleurs, sauf les aiguilles du Chardonnet et d'Argentière, encore très voisines, qu'on voit surgir par une échappée, celles qui forment ceinture autour du plateau ne laissent rien voir au delà. De tout le reste de la chaîne du Mont-Blanc, on ne voit pas paraître une seule pointe ; c'est comme si elle n'existait pas, et que cet éblouissant plateau, entouré par un cercle d'aiguilles d'or, fût le faîte des Alpes, la couronne du monde. Par l'ouverture où se déverse la grande cataracte du glacier de Trient, on voit au loin, et déjà bien diminuées, la Tour-Sallière et la Dent-du-Midi, puis, plus loin, et plus basses encore, les Tours-d'Aï et de Mayen. De l'épaulement auquel aboutit la grande pente, on peut, en moins d'une demi-heure, atteindre le sommet de la Pointe-d'Orny (3278 m). Alors tout un côté du spectacle change ; et, tandis qu'à ses pieds l'on plonge tout à coup sur les magnifiques précipices du val d'Arpette, au delà, on voit se dresser le groupe pressé et brillant des grandes cimes du Valais, et, plus à gauche, la longue et rude chaîne des Alpes bernoises. Au reste, il y a plus d'une manière de monter à la Pointe-d'Orny : depuis notre première ascension nous les avons pratiquées à peu près toutes, sauf l'escalade des précipices du val d'Arpette, qui est possible, mais probablement fort difficile. Tout d'abord, selon l'état où l'on trouve la pente, qui, dès le mois d'août, est souvent en glace vive, on peut gravir par les rochers qui la bordent à gauche, puis la traverser tout en haut. On peut aussi, en l'évitant complètement, franchir les grands séracs, en passant assez près des rochers ; cette traversée offre des sites grandioses. En gagnant le col des Ecandies, l'ascension peut se faire encore par un des deux couloirs qui descendent parallèlement de la Pointe-d'Orny. M. Béraneck fils et moi, nous avons gravi celui de droite, et il nous a paru une grimpée digne des pics les plus célèbres. Enfin, par Orsières et le glacier d'Orny, atteindre la Pointe est une promenade que les dames et les enfants peuvent faire sans difficulté, sauf qu'un guide leur est nécessaire à cause du glacier. Quant au grand plateau lui-même, on peut suivre aussi différents itinéraires pour y arriver. L'année dernière, en compagnie de MM. Morf, Béraneck fils et deux autres amateurs, des chalets des Grands, où nous avions couché, nous avons gravi sans aucune peine le bras occidental du glacier des Grands, et franchissant, au-dessus du point marqué 3.103 m., l'arête qui forme la frontière de France, nous sommes descendus de là sur le glacier du Tour. Remonter ce glacier jusqu'au col du Tour et gagner ainsi le plateau du Trient par le haut, nous a paru une course aussi facile que splendide. Un itinéraire que nous n'avons pas encore eu l'occasion d'exécuter serait, en prenant pour point de départ le chalet des Grands, de traverser les pentes du glacier entre l'Aiguilledu-Tour et un groupe de cimes sans nom sur la carte, dont les deux plus hautes sont appelées par les pâtres, l'une, la Pointe-du-Génépi; l'autre, l'Aiguille-du-Midi: Quant à l'Aiguille-du-Tour elle-même, un embarras se présente si on veut la gravir ; elle est double, et les deux pics jumeaux qui la composent sont tellement égaux en hauteur, qu'une fois sur le sommet de l'un d'eux, l'on est fort embarrassé de savoir lequel est le plus élevé. Celui du sud porte un steinmann, et nous a semblé d'un accès facile ; son rival était probablement vierge lorsque, l'année passée, avec MM. Béraneck père et fils, nous en fîmes l'ascension. Nous le gravîmes directement par l'arête orientale, gymnastique fort intéressante sans être difficile, et que récompense une vue d'une rare splendeur1. L'examen de la carte montre qu'en effet peu de belvédères sont mieux placés pour embrasser obliquement toute la majestueuse chaîne du Mont-Blanc. Les trois groupes de l'Aiguille-du-Chardonnet, de l'Aiguille-Verte et du Mont-Blanc lui-même y sont si admirablement étagés, que chacun d'eux s'écarte juste de ce qu'il faut pour laisser voir le suivant dans toute sa beauté. Tout le reste du tableau est d'une magnificence sauvage ; un chaos d'arêtes bizarrement ciselées , enserrant entre elles d'inabordables déserts de glace. Au loin, la vue plonge par-dessus toutes les chaînes secondaires de la Savoie jusqu'au canton de Vaud, tandis qu'à l'opposite elle s'étend jusqu'à la brillante chaîne des Alpes Graïes. Mais s'il est un passage que nous devions signaler dans cette rapide nomenclature, c'est le col le plus beau, le plus connu et à coup sûr le plus original, celui auquel on a si justement donné le nom de Fenêtre-de-Saleinaz. Il s'ouvre tout au fond du plateau du Trient, dans l'angle sud, entre des aiguilles déchiquetées et presque effrayantes. Par cette singulière brèche qui, à plus d'un égard, rappelle le Trift-Joch, on voit soudain le bassin supérieur du glacier de Saleinaz, dominé par les terribles et magnifiques pentes de l'Aiguille-d'Argentière, du Darrey et du Tour-Noir. Suivant la saison, il est assez facile de descendre de là sur le haut bassin du glacier de Saleinaz ; mais une fois sur ce plateau, rien n'est moins simple que de gagner la vallée de Ferret, si l'on se hasarde à le faire sans indications et pour la première fois. Presque partout les rochers qui encaissent le glacier sont de vraies murailles, et le glacier lui-même fait en deux endroits de ces chutes si compliquées de crevasses et de séracs, qu'on y perd très vite quelques heures. Plusieurs expéditions avec des guides renommés se sont terminées après une rude journée, par un bivouac improvisé, faute d'avoir pu atteindre la vallée avant la nuit. Aimer et Melchior Anderegg eux-mêmes, descendant du col du Tour-Noir, durent coucher sur le glacier avant d'en avoir pu sortir. La carte de M. A. Reilly, plus juste de dessin que la carte du Club, quoique moins détaillée, indique une descente à travers toute la partie inférieure du glacier de Saleinaz ; ce n'est certainement ni la plus courte, ni la plus facile : il est préférable de gravir l'éperon de rocher marqué 3065 m. sur la carte du Club ; de là, obliquement et en traversant un grand couloir, on peut descendre par les rochers jusque vers le bas du glacier. On peut aussi descendre plus directement sur Orsières, en longeant la base des Aiguilles-Dorées, pour passer un col entre celles-ci et le Portalet; la pente qui de là descend sur le glacier d'Orny, est un peu vertigineuse, mais moins difficile qu'elle ne paraît d'abord. L'espace me manque, et cependant que de choses il y aurait à signaler encore ! Les Aiguilles-Dorées, vierges et fières, dont une ou deux sont probablement accessibles ; la Grande-Fourche, dressant méchamment sa tête sombre et sans doute inviolée ; le Tour-Noir, plus rude et plus fier encore, copie un peu réduite du Cervin ; et tant de passages possibles à travers chacune des principales arêtes ! Certes, pour qui sait se contenter de cimes de 3.600 mètres, il y a dans ce champ d'excursion une belle moisson à faire. Hâtons-nous d'ajouter que l'exploration en deviendra plus facile à partir de cette année, qui verra sans doute s'achever la construction d'une bonne cabane, élevée par la Section des Diablerets, près de la chapelle d'Orny. De ce côté, un tel gîte était nécessaire, car au-dessus de Som-la-Proz, on ne trouve plus aucune habitation. En partant de la cabane, on pourra atteindre en une heure le plateau supérieur du Trient. Toutefois, qu'on n'en attende pas l'achèvement, qui sera probablement retardé jusqu'en août par l'abondance des neiges de cet hiver, et que, prenant pour point de départ la Forclaz ou le pittoresque chalet de la Lie, on aille dès maintenant faire connaissance avec ce groupe, auquel on ne manquera pas de revenir plus d'une fois. 1Une demi-heure suffit à escalader par ce chemin les rochers de l'Aiguille Emile Javelle, Souvenirs d'un alpiniste, 1885 |