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Solitude montagnarde

 
"La montagne comporte deux régions distinctes : la vallée, qu'on pourrait qualifier de zone alpestre humaine, et la région des neiges éternelles où les arêtes gravent leur élan dans l'espace. Faire de l'alpinisme, c'est-à-dire escalader des cimes ou franchir des cols, n'est pas connaître la montagne. L'alpiniste est, par définition, un homme toujours pressé d'atteindre la cabane ou le bivouac d'où il partira pour ses rudes conquêtes, et de là-haut il entreverra dans les lointains vaporeux la vallée, traversée en hâte la veille ou même remontée en auto ou en train, et dont il ne sait à peu près rien.
   Il est certain que l'homme, par une longue pratique de la haute montagne, arrivera non seulement à se familiariser avec les murailles rocheuses les plus vertigineuses, avec les arêtes de neige les plus étroites ou les pentes de glace les plus roides, et à s'habituer aux aspects les plus fantastiques de ces âpres paysages, mais aussi à en éprouver la poésie et la grandeur. De ces expéditions violentes, il emportera un sentiment où l'admiration des sites et la jouissance de la performance sportive sont mêlées. Mais connaîtra-t-il vraiment la montagne ? ...
   Pendant plus de quarante ans, j'ai parcouru les Alpes sans guide et gravi leurs sommets, mais quand, il y a quelques années, j'ai quitté la ville pour vivre à la montagne, y vivre complètement et de la vie la plus simple qui soit, et que, jour après jour, saison après saison, je me suis enfoncé davantage dans son silence et sa solitude, j'ai réalisé alors, à ma stupeur, que ce que je croyais parfaitement connaître, je l'ignorais complètement... J'étais pareil à l'enfant qui, de la plage, voit la mer pour la première fois et contemple sans comprendre... Car ce qui manquera toujours à l'alpiniste, dont le but est de gagner rapidement les hauteurs, ou à l'estivant qui passera quelques semaines à l'hôtel, c'est le contact direct avec la nature. La différence qu'il y a entre ces deux types de fervents de la montagne et celui qui y vit, est un peu celle qui existe entre le passager du paquebot de croisière et la matelot du cargo bourlinguant d'un continent à l'autre ; le premier admirera la mer de son confortable 'sundeck' mais ne la connaîtra pas, le second la connaîtra.
    Grâce à cette accoutumance avec les éléments, - mer ou montagne - une sorte de sourde sympathie naîtra au coeur de l'homme, comme si d'obscures affinités s'établissaient, comme si d'intimes rapports de grandeur se créaient entre eux. Un contact étroit, durable, permanent, un contact quotidien, par tous les temps, à chaque heure du jour ou de la nuit, un contact qui finit par être presque un besoin, par devenir un instinct. Sur le plan sensible et psychologique, l'homme se rapproche, par intuition peut-être, de la vie des choses, non seulement de celles-ci, mais des bêtes et des êtres. Et alors ce grand mystère s'éclaircit lentement : derrière l'élément pittoresque une vie en profondeur apparaîtra, insoupçonné, où chaque aspect revêt un rôle particulier, le rôle qu'il joue dans cette immense communion... Vie du ciel et de l'espace, vie de l'air et de la lumière, vie de l'azur et des nuées, vie des nuages et des vents, vie des nuits obscures et des nuits lunaires, vie des lignes et des plans, vie des sons, vie des senteurs et des couleurs, vie de la forêt et vie des arbres, vie des plantes et des pierres, vie du torrent et des cascades, vie des prairies et des pâturages, vie des éboulis et des rochers, vie des névés et des glaciers, des brumes et de la pluie, vie de la neige, des rafales, des tempêtes et des orages, vie de tout... 'On ne fait descendre la nature dans son âme', comme dit Maurice de Guérin, qu'au prix de cette compréhension, de cette manière d'interpénétration de notre sensibilité et du frémissement de la symphonie alpestre. Par corollaire, on pourrait 'faire monter son âme dans la nature' où elle s'épanouit et en perçoit le caractère secret, le sens divin.
   Et quand je dis 'vie', je me rends très bien compte de la faute que je commets, parce qu'on se heurte ici à une impossibilité de traduction. Car, comment définir, en effet, cet élan vital qui semble animer les choses sitôt qu'on le contemple non seulement du point de vue spectaculaire, mais avec un certain esprit de mysticité et qu'on réagit - parce qu'on croit la sentir - à leur vie obscure ? Toutes les philosophies depuis l'antiquité, et surtout les philosophies orientales, se sont penchées avec amour sur la vie profonde et mystérieuse de la matière ; toutes les littératures ont célébré sur tous les tons, le Romantisme surtout, la beauté rayonnante de la nature, la poésie des choses et des sites, en lui prêtant une voix, mais qu'un style déclamatoire faussait parfois ou qu'étouffait le lyrisme. La voix des hommes est souvent moins belle que le langage intime du silence. Et quand la vie des choses s'ajoute à celle des bêtes sauvages ou domestiques, habitantes de ces lieux, et quand à celle des bêtes s'ajoute celle des gens de là-haut, alors cette solitude s'anime d'émois profonds et ce silence n'est plus le néant du chaos : il s'emplit de murmures sublimes, de confidences touchantes et de gestes émouvants qui parlent au coeur et auxquels l'âme ne saurait rester insensibles. On dirait que ce silence et cette solitude sont touchés de cette 'lumière éternelle infiniment élevée au-dessus de toute lumière créée' dont parle l'Imitation.
   Les pages qui suivent n'ont certes pas l'intention d'exprimer de si hauts états de grâce. Je me suis contenté d'en relater au jour le jour les observations que me suggérait la vision d'un paysage ou d'un fragment de paysage, de noter une sensation fugitive, de retenir un fait épisodique, une anecdote. Et si j'ai laissé à mon texte le tour familier - les innombrables répétitions d'épithètes, ou de certaines phrases, ou de locations descriptives s'appliquant au retour d'impressions assez semblables bien que nuancées, et ramenées au gré des jours, d'un bout à l'autre de l'an, le prouvent bien - c'est que je ne voulais pas tomber dans le travers de 'faire de la littérature' sur un thème dont le caractère est précisément la simplicité."

Charles Gos, Solitude montagnarde (introduction)mars 1943